Chapitre 13
Octobre 2027
(Elïo - 2 ans)
Une fois rentrés à la maison, avec papa, nous nous relayons pour surveiller Elïo et préparer quelques gourmandises salées en guise d’apéritif. Je suis adepte du fait maison. Le buffet sera donc constitué de parts de pizza, de palmiers feuilletés à la tapenade et de tartines frottées à l’ail, le tout recouvert de purée de tomates confectionnée grâce à notre production estivale. C’est la deuxième année que nous obtenons un tel rendement et nous en avons profité pour préparer coulis et compotées en prévision de l’hiver.
Sur le plan de travail de la cuisine ouverte, je coupe, étale, enfourne, et ne lésine pas avec cet appétissant nectar orangé, produit de notre potager. Toute bienséance de ma part se trouve même ébranlée par l’odeur épicée de gousse écrasée sur la mie dorée : je déguste en douce et sans gêne - aucune - une tranche de cet irrésistible mets.
- As-tu entendu parler des effluves solaires ? me demande papa, alors qu’il s’occupe d’Elïo dans le séjour.
Je sursaute tel un bandit pris la main dans le sac, bafouille et manque de m’étrangler.
- Qu'est-ce que tu dis ?
Après quelques accès de toux, ma bouchée gourmande retrouve le droit chemin, moi mon intelligibilité.
- Oui, je l’ai vaguement entendu à la télé, couiné-je entre deux raclements de gorge.
Mon fiston interpelle tout à coup son grand-père pour lui montrer ses qualités de dessinateur. Crayon à papier en main, il agite avec enthousiasme sa nouvelle œuvre de l’autre : notre petite et heureuse famille posant devant la maison. Cela n’aurait rien d’original pour un enfant de son âge, si la finition de son rendu n’était pas aussi précise. Adieu les bonhommes patates, nous voici chacun dotés de bras et de jambes articulés, de doigts d’exceptions, d’un cou et d’une tête ornée d’une chevelure fournie. Derrière, notre domicile est tout aussi détaillé, des tuiles aux volets. Le tout selon une perspective que j’aurais moi-même du mal à tracer.
Papa, penché à ses côtés, fixe le prodige en herbe d’un œil attendri.
- J’ai lu ça dans le journal pendant mon trajet en bus, ajoute-t-il à mon adresse. Ce sont des successions d'éruptions solaires de forte intensité. Il y en aurait de plus en plus. C’est ce qui a provoqué des perturbations des radios en août dernier, tu t’en souviens ?
Je me remémore cet épisode d’interférence nationale en tartinant les tranches de pain grillé.
- Oui je me souviens très bien. Mais je ne m’y suis pas trop intéressé. Ça ne semble pas très reluisant, alors je joue la carte de l’autruche. Et puis, tant que ce ne sont pas tes effluves qui s'intensifient, je suis rassuré.
D’un coup d'œil, je croise l’air, non pas outré, mais plutôt hilare, de mon père et nous rions de concert. Cet humour grossier n’est pas une fierté, mais c’est une arme de communication. Les plaisanteries sont souvent notre meilleur allié pour apaiser les discussions ou les ambiances moroses. Au travers de cette espièglerie, une certaine pudeur nous lie, mon père et moi. Parfois un peu trop. Car, certes, il est une figure des plus rayonnante, mais il reste un homme avec sa propre sensibilité, très discret sur ses sentiments. Il exprime rarement ses peines, quelle que soit la situation - héritage ancestral, mais quelque peu désuet, de l’auguste dignité masculine, trop introvertie pour se permettre l’expression de la moindre faille - et ce même lors du décès de maman. Son chagrin était palpable. Il n’en a jamais rien montré, dissimulant sa douleur au plus profond de son être. Ce comportement préventif à mon égard se répète depuis mon âge le plus tendre. Maintenant que je suis papa, je comprends un peu plus cette attitude protectrice, pourtant je voudrais lui dire que je suis là pour lui moi aussi. C’est décidé, nous irons disputer cette partie de bowling dès que possible.
Mon père s’oriente vers Elïo.
- D’ici quelques années, je ne serai plus là pour voir la suite de notre ère technologique. J’espère que votre génération et les prochaines sauront trouver les solutions et faire les efforts pour leur propre bien.
La tournure de la discussion me surprend. Il n’est pas habituel que mon père évoque le futur, encore moins avec ce ton.
- Nous rebondirons, soufflé-je.
Je me rends compte qu’Elïo a stoppé son dessin. Ses yeux dorés nous évaluent à tour de rôle papa et moi. Ils nous sondent, donnant presque l’impression que mon petit garçon a saisi toute les subtilités de notre échange. Un grand sourire s’affiche finalement sur son visage.
- Si nous sommes aussi débrouillards qu’Elïo, nous n’avons rien à craindre !
La sonnette résonne à ce moment-là. Il est dix-huit heures et trente minutes.
- Ce doit être nos invités.
Sur le pas de la porte, j’accueille comme il se doit Elsa et Manon, les meilleures amies de Julie. Jason, le compagnon d’Elsa, fait partie des invités.
- Donnez -moi vos affaires, je vous débarrasse.
Les présentations avec mon père ainsi qu’Elïo bouclent les salutations.
- Qu'est-ce qu’il est mignon, s'exclame Manon en s’approchant de notre petit monstre.
Mon père ne peut s’empêcher de répondre : « Je sais, merci ». Cette scène me rappelle fortement la consultation pédiatrique pour les six mois d’Elïo, à la différence que papa a répondu sur un ton humoristique, sans réelle conviction et que sa tentative fonctionne puisque l’assemblée rit de bon cœur.
- Bonjourrre, dit Elïo de sa petite voix.
- Oh… je craque, poursuit Manon.
- J’espère que notre bébé sera aussi adorable que le vôtre, dit Elsa, une main posée sur son bas-ventre et le regard dirigé vers son chéri.
Elle est à presque trente semaines de grossesse, si je ne dis pas de bêtise, et d’après l'échographie, c'est un petit garçon qui pousse tranquillement sous ses abdominaux galbés.
En réponse, j’ose moi aussi une plaisanterie et tape sur l’épaule de Jason :
- Connaissant le père, j’en doute !
- Tu ne perds rien pour attendre toi ! Offre-moi quelque chose de quoi me désaltérer pour te faire pardonner.
- C’est comme si c’était fait, chef. Une bière, ça te va ?
- Impeccable.
Je demande à nos autres invitées ce qu’elles souhaitent boire avant de commencer le service.
Manon est une ancienne collègue de travail de Julie. Elle a quelques années de moins que nous et s’est reconvertie depuis deux ans pour enseigner en école primaire. Ce métier lui va à ravir, elle qui sait allier fermeté et douceur.
Quant à Elsa, il s’agit de sa plus vieille amie. Avec Julie, elles se sont rencontrées en famille d’accueil lorsqu'elles avaient quatorze ans et ne se sont plus jamais quittées depuis. Ses parents étaient toxicomanes. Son enfance tumultueuse a été marquée par la violence, la drogue et les perquisitions le dimanche matin étaient récurrentes. Elle s’est pourtant affranchie de ce sombre passé, grâce à sa ténacité, son sens aigu de la justice et sa joie de vivre. Ainsi elle est devenue la belle personne d’aujourd’hui, équilibrée, attentionnée et confidente privilégiée de ma moitié.
Nous terminons les préparatifs lorsque, dehors, j’entend le gravier craquer sous des pneus de voiture. Je guettais l’arrivée de Julie, et nos invités ont pris soin de se garer hors de portée pour ne pas éveiller les soupçons. Une fois les dernières instructions données, tout le monde se met en ligne en silence dans le séjour face à l’entrée.
Je prends garde de bien fermer la porte derrière moi et m’élance avec entrain dans le jardin pour rejoindre ma douce. Elle attrape ses affaires sur la banquette arrière au moment où je l'accueille.
- Coucou ma chérie. Ça va ?
- Oui, super ! C'est le week-end !
- Je vais te délester, donne-moi ton barda.
Elle se décharge sans se faire prier et me lance un regard circonspect.
- Je ne savais pas que j’avais un prince charmant à la maison.
- Prince, oui, charmant, ça reste à prouver.
Elle rit.
- Allez, suivez-moi, jeune souverain. Si votre convivialité confirme votre réputation, peut-être que la princesse vous accordera ses faveurs.
- Oui, majesté.
D’un geste révérencieux de la main, je l’invite à s’avancer et lui emboîte le pas. À peine a-t-elle poussé la porte d’entrée qu’un chœur d’exclamations résonne.
- BON ANNIVERSAIRE !
La surprise fait son effet. Julie est sans le mot, son expression radieuse. Sans prendre la peine de poser sa veste, elle embrasse nos convives. Ma tendre est belle comme toujours. Elle a aujourd’hui trente-deux ans. Si ses traits se sont creusés, son charisme n’a pas pris une ride et son regard mystérieux, lui, me fait frémir comme au premier jour. Elle vient à ma rencontre.
- Bon anniversaire, ma chérie.
- Je me disais bien que tu ne pouvais pas avoir oublié. J’ai été surprise que tu ne me le souhaites pas ce matin, mais je comprends pourquoi maintenant. Tu es le prince le plus charmant que je connaisse, me dit-elle en déposant un baiser sur ma joue..
Notre petit nous quitte pour le royaume des songes et notre apéritif dînatoire régale nos papilles. Puis le moment tant attendu du cadeau de Julie arrive. Nous lui offrons une séance photo en studio avec Elïo et moi-même. Il parait que le rendu est magique et que les souvenirs sont inoubliables.
L’ambiance est joviale. Nous discutons de tout et de rien. Je demande à Manon comment se passent ses cours, si les enfants sont mignons, et je propose à Jason d’aller faire un tennis à l’occasion. La soirée se déroule bien.
Tout à coup un fracas. Des fragments de céramique s'éparpillent à mes pieds alors le bruit sourd d’un corps heurtant le carrelage résonne. Je découvre mon père effondré sur lui-même à même le sol, les restes d’une assiette dans la main. Jason, avec qui il discutait, le contemple de sa hauteur, totalement désarmé.
Mon verre m’échappe à mon tour et me jette aux côtés de papa. Je tire sur son épaule pour le mettre sur le dos et attraper son visage de mes deux mains.
- Papa, papa… tu m’entends ?!
Il ne répond pas. Je demande à Julie d’appeler les secours, lorsqu’il reprend enfin conscience. Son malaise n’a duré que quelques secondes, pourtant elles m’ont paru interminables. .
- Eh bien, eh bien, dit-il en se raclant la gorge, j’ai eu un moment de faiblesse, il semblerait…
- Comment te sens-tu ?
- Ça va, ça va. Ne t’en fais pas. La chaleur, tu sais… ça m’a fatigué.
Je l’aide à se relever, l’installe sur le canapé et lui donne un verre d’eau
- Ça va mieux, ne t’en fais pas.
Une requête naïve se perd dans mes pensées : Pas lui. Pas maintenant. J’ai peu d'arguments pour implorer les cieux : Je dois faire du bowling avec lui. Heureusement, il reprend des couleurs ainsi que son humour caractéristique, alors je me rassure comme je peux. La peur soudaine d’avoir perdu papa a malgré tout refroidi l'atmosphère pour le reste de la soirée. Mon cœur tambourinera jusqu’à l’aube.

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