Chapitre 15

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Mars 2029

Le bruit de l’impact éclate d’un son aigu. Toutes les quilles tombent les unes après les autres. J’ai fait un strike. Le deuxième en cinq coups. Je ne suis pas peu fier et me dirige vers la banquette d’un air satisfait.

  • À toi de jouer.
  • Ne fais pas le fanfaron, je suis encore devant. Tu n’es pas encore prêt pour me battre.

Mon père s’avance sur la piste. Il attrape une boule de bowling et se met en position. Il reste figé plusieurs secondes comme à chaque lancer. Je le regarde de dos. Il tient la boule de ses deux mains contre son thorax. Sa chevelure blanche dépeignée brille dans l’ambiance feutrée et sa chemise est bien rentrée dans son pantalon pour éviter toute perturbation du mouvement à venir. Je ne sais pas pourquoi, mais il me paraît plus petit aujourd’hui, et ses lancers sont moins appuyés qu’à une époque. Cela n’empêche qu’il ait gagné la partie précédente et que le pronostic de celle en cours ne soit pas en ma faveur.

Ça y est, il s’élance. Il s’avance doucement et accélère fugacement avant de se stopper pour projeter son bras et lâcher la boule. À la fin de son geste, son pied d’appui reste bien ancré, tandis que l’autre finit sa trajectoire croisée en glissant le long du parquet à l’opposé d’où il devrait se trouver, comme s’il venait de réaliser une acrobatie de patin sur glace. La cinétique de sa course et la dextérité de son bras ont été parfaites. Strike.

Il n’y a rien à redire. Il était déjà fort, mais son inscription au club lui a permis d’affiner sa technique.

Il se retourne, me sourit et me rejoint sur la banquette. Je fais mine de râler, pour la forme. En réalité, je me moque de gagner ou de perdre. Mon seul but est de faire de mon mieux et surtout de passer du temps avec papa. Chose promise, chose due : cela fait plusieurs mois que nous avons repris cette activité tous les deux. Mais cet esprit de compétition verbale pimente le jeu.

  • Je ne sais pas pourquoi je continue à te défier au bowling, alors que je sais que je ne peux pas te gagner.
  • À quoi voudrais-tu me défier ?
  • Je ne sais pas. Peut-être aurais-je une chance au tricot ?
  • Manche comme tu es, tu finirais pas te crever un œil.

Je rigole. Nous restons tous les deux assis. Je ne suis pas pressé, et je profite du moment. C’est le week-end, le bowling est bondé. Le bruit des boules sur les quilles résonne avec fréquence et le brouhaha ambiant est assez bruyant. Des amis, des familles sont là. Juste à côté de nous, un père et ses deux enfants font une partie. L’un doit avoir dix ans et le plus petit sept ans. Il leur enseigne sa technique.

  • D’ici peu, nous pourrons emmener Elïo. Qui sait, peut-être te détrônera-t-il un jour ?

Mon père ne répond pas tout de suite. J’ai la sensation qu'il hésite.

  • Je le souhaite. Mais, s'il est aussi empoté que toi, j’en doute !

Je souris à nouveau. Quel provocateur. Je me lève pour lui montrer de quel bois je me chauffe. Ma main attrape une boule et je tente de reproduire la même gestuelle que mon père. La boule est lancée. Elle file droit, presque droit, pas du tout droit, et finit dans la rigole. J’entends mon père s’esclaffer et je comprends désormais pourquoi ses couloirs concaves autour de la piste s’appellent ainsi. Mon deuxième lancer est meilleur, mais il ne peut rattraper mon retard.

Je retourne sur la banquette et je m’adosse les bras croisés derrière le crâne. Papa, qui est assis à côté de moi, ne semble pas pressé lui non plus d’enchaîner les lancers. Son tronc est fléchi vers l’avant et ses deux mains sont appuyées sur ses genoux. Il me tourne la tête et admire le couloir de la piste au bout duquel la machine automatique s’active pour remettre un en place un jeu de dix quilles.

  • Je vais mourir.

Le brouhaha est toujours là. Pourtant, je n’entends plus rien. Je ne suis plus concentré que sur la voix de mon père qui se répète inlassablement dans ma tête.

  • Oui, on va tous mourir un jour ou l’autre, je réponds.

Mon père, qui n’avait pas bougé, tourne alors son regard vers moi.

  • Je vais mourir mon fils.

Mes yeux plongent dans les siens. Je ne vois rien d’autre que la sincérité de celui qui se sait condamné. Une sincérité qui demande pardon. Une sincérité attristée.

  • Que veux-tu dire ?

Ma question pourrait sembler candide, mais elle ne l’est pas. Ce que je veux, c’est des explications. Un diagnostic, un pronostic, un espoir, une réponse qui ne soit pas tragique.

Il détourne les yeux et me donne toutes les informations concernant sa maladie. Il me précise son espérance de vie limitée à quelques mois ou années supplémentaires et que Julie était au courant. C’est lui qui lui a demandé de ne rien me dire. Pour me protéger. Mais elle ne sait pas encore que les derniers résultats ne sont pas bons.

Je reste silencieux pour digérer tout ce qu’il vient de me dire. Mon corps est raide, mes mâchoires serrées et ma respiration s'est accélérée. De quoi voulait-il me protéger ? Avait-il peur que je ne supporte pas la nouvelle et que j'abrège moi-même son existence, ou la mienne ? Je bouillonne intérieurement.

  • Je suis désolé, mon fils. De te l’avoir caché. C’était idiot.

Je pose une main sur la sienne qui est restée accrochée à son genou. Il se retourne vers moi.

  • Je suis en colère, oui. Mais par-dessus tout, je suis profondément triste.

Mes yeux sont embués. Je l’enlace et il m’entoure de ses bras à son tour en me tapant avec douceur dans le dos.

  • Il ne me reste plus qu’à m'entraîner comme il se doit pour te battre au bowling au moins une fois.
  • On a encore le temps pour ça et pour bien d’autres choses, ne t’en fais pas.

Nous nous décollons et j’opine de la tête en le regardant. Je ne veux pas lui montrer toute la tristesse qui me prend.

  • Je ne t’en veux pas. La vie est ainsi. Profitons au maximum.
  • Bien dit fiston.

Je me lève et lui tend une main pour l'inviter à jouer. Il reste implacable avec les pauvres quilles en bois. Nous poursuivons la partie sur le même rythme. Pas d'empressement. Je profite encore plus de cet instant.

Une fois terminée, avec une nouvelle défaite à mon actif, nous nous rendons au comptoir pour régler les parties. Avant que quelqu’un ne vienne nous faire l’encaissement, mon père me dit :

  • Mes chaussures personnelles sont usées, je pourrai garder celles du bowling, qu'est-ce que tu en penses ?

Je regarde nos souliers de prêt. Elles sont raides, tricolores et fanées. Je suis sûr que si on y met le nez dedans un réflexe nauséeux nous prend immédiatement.

Je me tourne vers lui avec une tête hésitante.

  • À part pour en faire un piège à souris, je ne suis pas sûr de l’utilité de ces chaussures.

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