Chapitre 27
Novembre 2034
(Elïo - 9 ans)
Au loin, la sirène de la ville s’est tue. La tempête continue pourtant d’ébranler la surface terrestre, mais la majorité de la population devrait avoir eu le temps de se mettre à l’abri. C’est du moins ce qu'espèrent les autorités. Pour les pauvres âmes encore égarées, leur salut s'en remet aux prières.
Deux heures déjà se sont écoulées depuis que le directeur a tenu son discours devant la 6é-2. Et quoi de mieux pour passer le temps que de s'abandonner à des activités ludiques ? Avec l'accord de leur professeur, pendus, morpions et rebus se juxtaposent au tableau. Autour des tables, des jeux de cartes se distribuent de main en main et pour les intéressés, livres et magazines ont été apportés par les surveillants.
- Professeur, on meurt de faim ! C’est de la torture, s’agace Baptiste, le délégué.
La classe tout entière est unanime.
- Je sais bien…
Un flash lumineux accompagne la réponse de monsieur De Rossi puis le grondement du tonnerre achève la sinistre partition. Symptôme de l'inquiétude croissante, les têtes pivotent une énième fois en direction des vitres. Le déluge extérieur s'intensifie. L'orage s'invite à la débâcle météorologique et les vents, de plus en plus mauvais, alimentent la danse de grêlons sans cesse à l'offensive des fenêtres.
- … Ne bougez pas, je vais aller voir Jasmine dans le couloir.
La surveillante, postée au rez-de-chaussée du bâtiment A, n’est pas mieux renseignée. Monsieur De Rossi revient bredouille.
- Je n’ai pas d'autres informations à vous donner. Si le directeur ne passe pas d’ici trente minutes, je vous confierai à Jasmine et j’irai le trouver.
Trois heures au compteur cauchemardesque désormais. Combien de temps cela va-t-il durer ? Une extinction solaire ? Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Quelle est encore cette invention ? Le professeur d’EPS jette un coup d’œil à la tempête. Au milieu du chaos, sa compagne au ventre galbée se matérialise. Cinq mois déjà qu'elle abrite la vie. Lui non plus n’a pu s’empêcher de lui envoyer un message. Son téléphone demeure hélas silencieux.
Malgré tout, m’ambiance de la classe semble sereine, mais les questions s’accumulent et l’inquiétude de ne pas retrouver son foyer d’ici l’aube grandit dans l’esprit de chacun. Ne plus pouvoir communiquer est de plus tout aussi frustrant qu’angoissant pour tous ces jeunes nés à l’ère technologique. Certains téméraires auraient volontiers pris un selfie devant la fenêtre fendue qu’ils se seraient empressés de mettre sur les réseaux sociaux, mais avec grand regret, aucun ne capte une quelconque connexion internet. Ainsi, beaucoup découvrent des jeux de société tombés dans l'oubli, qu’ils n’auraient jamais eu l’opportunité de connaître sans cette journée catastrophique.
Elïo et son ami se disputent les sept familles avec leurs voisines de derrière. Jean demande à Louise le papa éléphant. Juste à côté, la vitre fêlée ne manque pas de rappeler le tumulte extérieur.
- Je m’inquiète pour ma petite sœur… confie Emma en abaissant son jeu de cartes.
La partie s’interrompt. Les yeux humides de la jeune fille débordent.
- Quel âge a-t-elle ? demande Jean.
- Elle vient de rentrer en grande section de maternelle… elle n’a que cinq ans…
Les camarades de l’adolescente délaissent à leur tour leurs mains.
- Ne t’en fais pas, à l’heure où la tempête a commencé, elle devait être au chaud à l’intérieur d'une classe. Il n’y a que les élèves en cours d’EPS comme nous qui se trouvaient dehors.
Emma fixe Elïo. Son visage s’illumine.
- Tu as sans doute raison !
- Les institutions scolaires ont d’ailleurs réagi très vite, donc je suis sûr que ta sœur est en sécurité.
Les deux adolescentes s’estiment chanceuses, car, contrairement à d'autres, leurs voisins se montrent des plus rassurants. Ensemble, ils ne risquent rien, leur a même affirmé Jean.
- Vous n’êtes pas du tout inquiet, vous, les garçons ? demande Louise.
Ils se jettent un bref regard.
- Je ne saurai pas t’en donner la raison, mais je ne pense pas que cette situation dure dans le temps, finit par dire Elïo. Et si je ne m’abuse, le proviseur a parlé d’une extinction solaire transitoire qui plus est.
Son sentiment est discutable, mais il ne peut étayer plus cette impression. Leur étoile ne s’est pas éteinte, il en est persuadé. Du moins pas encore. Quant à ses parents, il ne se fait pas de souci. Ils sont débrouillards, mais il imagine bien le sang d'encre que doit se faire son papa sensible.
À défaut d’arguments, le ton serein de leur partenaire de jeu suffit à rassurer les jeunes filles suspendues à ses paroles.
- Et toi, Jean ?
Le rugbyman fixe vers son poing serré.
- J’ai trop longtemps côtoyé la peur pour y être encore asservi. Je préfère faire face, faire du mieux que je peux pour m’en sortir et aider les plus démunis.
Elïo l’évalue tandis que ses voisines prennent acte de cette nouvelle voix philosophique. Elles voudraient partager, avec naïveté, la même résilience, mais elles ignorent le passé douloureux de cette déclaration.
- Je ne sais pas comment vous faites, ajoute Louise. Moi, c’est mon père pour qui je me fais du souci. Il est jardinier.
À peine a-t-elle fini sa phrase qu’Elïo se pétrifie sur sa chaise. Son soubresaut ne passe pas inaperçu. Louise croise son expression et se fige à son tour, happée par la profondeur de ses yeux. Elle est hypnotisée, se sent dénudée, à la merci de de ses prunelles dorées, comme si elles étaient capables de déceler le moindre de ses secrets. Cette pression métaphysique désagréable n’a duré qu’une fraction de seconde. Elle n'a eu d'autre choix que de se détourner. Une telle intensité dans un regard n’est pas ordinaire. Elle comprend désormais pourquoi certains le trouvent étrange.
- Tout va bien, Elïo ? se hasarde-t-elle malgré sa gêne.
Le jeune garçon reste immobile alors Louise tente un nouveau coup d'œil. Une lueur mouvante siège dans l’iris de son camarade.
- Tu me fais peur, Elïo…
- Réveille-toi, Elïo, dit une voix calme que le principal intéressé perçoit de manière inintelligible comme si sa tête tout entière se trouvait immergée.
Il a pourtant reconnu le timbre de Jean, mais à cet instant c’est autre chose qui accapare son esprit, quelque chose d’inconscient et d'irréel.
- Il faut qu’on parte, articule-t-il malgré sa transe.
Ses voisins lui demandent de concert de répéter. En lieu et place d’une réponse, il se lève brusquement. Sa chaise grince et tombe à la renverse, ce qui n'échappe pas à Baptiste assis à quelques tables d’eux.
- Qu’est-ce qu’il t’arrive Œil de rouille ? Tu as un pet au casque encore ?
L’invective ne touche pas sa cible. Il avait raison, il en était certain, celui-là, il est complètement fêlé du citron ! Le professeur de sport, prisonnier de ses réflexions, ne remarque pas la scène.
- Je suis le délégué, alors si tu continues d’embêter Louise, je m’occupe de toi.
L’intuition du fils du maire se confirme. L’enfant Sol est fou à lier. Il plonge par delà la table sur Louise et Emma en les renversant au sol. Des cris de stupeur retentissent quand Jean perplexe se lève au même moment. L'incompréhension est latente, mais elle est de courte durée.
La vitre, déjà fragilisée, explose avec fracas. L’ombre d'une masse s’écrase sur le carrelage après l’avoir faite voler en éclat. Le chaos est immédiat. La tempête s'engouffre par l’orifice béant et les bourrasques glacées inondent la classe, faisant virevolter débris de verre, jeux de cartes et stylos. Les rafales courent les cris, mais la fuite vers le couloir est générale alors que les élèves proches de la fenêtre sont frappés par une pluie de grêlons. Tous déguerpissent avec hâte, renversant chaises et tables sans aucune précaution. Monsieur De Rossi, hurle pour demander aux quelques stupéfaits de sortir, puis réagit avec promptitude. Main en guise de protection, il lutte contre la force du vent et s’approche tant bien que mal des quatre adolescents couchés au sol à côté du projectile. Des pierres de galce percutent sa tête et ses membres, mais ses élèves vont bien. Le professeur tire les corps pétrifiés de Louise et Emma en mettant son corps en opposition tandis que Jean attrape Elïo par les épaules pour l’aider à se relever. En déguerpissant, le rugbyman jette un bref coup d'œil derrière lui. Du siège de Louise, il ne reste plus qu'un tas éparpillé de bois éventré. Un grêlon de la taille d’un ballon de handball est incrusté dans le sol en regard.

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