Chapitre 29

7 minutes de lecture

Novembre 2034

(Elïo - 9 ans )

  • Tu ne trouves pas que ça se rafraîchit de plus en plus ? demande Jean, enroulé dans son duvet.

Elïo hésite. Le frisson des basses températures ou le sentiment d’être transi de froid, lui sont des sensations inconnues.

  • J’ai le sang chaud. Mais j’espère que ces sacs de couchage sont adaptés à ce qui nous attend.

Dans la pénombre, les lumières de téléphone font des va-et-vient en tous sens au gré de leur propriétaire. Certains élèves lisent, d’autres continuent de jouer en groupe quand, certains, sont déjà blottis dans leur lit de fortune. L’éclairage d’un appareil mobile éblouit les deux amis.

  • Louise, peux-tu orienter ton portable dans une autre direction ? s’agace Jean.
  • Oups. Désolé, les garçons ! Est-ce qu’on peut se joindre à vous avec Emma ?

Ils répondent par l'affirmative, puis le quatuor s’entend pour réaliser quelques parties du jeu Uno. Très vite, les adolescentes s’abandonnent au royaume des songes. La journée a été éprouvante et le froid insidieux gagne la classe ; se recroqueviller dans son sac de couchage semble la plus sage des options. Adossés contre le mur du fond, les deux garçons ont, de leur côté, démarré la lecture d’un livre. Le tour du monde en quatre-vingts jours pour Elïo et Croc-Blanc pour son voisin.

Autour d’eux, les corps assoupis se multiplient, de rares lumières de téléphones persistent. L’ombre de l’obscurité les guette de plus en plus et l'atmosphère se rafraichie d'heure en heure. Aucune nouvelle crise de frayeur n’a cependant eu lieu. L’effet de groupe, la proximité des copains rassurent. La diminution des bavardages fait pourtant ressortir le vacarme qui se joue dehors. La menace omniprésente des bourrasques sifflent sans interruption, le fracas du tonnerre résonne par intermittence et l’impact des grêlons donne la mesure de cet orchestre infernal.

  • Tu crois qu’il y en a beaucoup des grêlons comme tout à l’heure ? chuchote Jean à son voisin.
  • Aucune idée. J’espère que non.

La lecture reprend.

  • Tu avais anticipé ce qui allait nous arriver ?

Elïo demeure concentré sur son récit. Les recommandations de ses parents résonnent dans sa tête : ne pas ébruiter ses capacités.

  • J’ai eu une intuition.
  • Quel genre d’intuition ?

Il inspire profondément, referme délicatement son livre et le dépose sur ses jambes étendues. En dépit de ses précautions, il ne pouvait rester plus longtemps exempt de toute interrogation, d’autant que Jean partage une bonne partie de son quotidien. Et s’il y a bien une personne en qui il accorde toute sa confiance, c’est bien ce dernier, mais il sait pertinemment que lui seul dispose de cet extraordinaire don prémonitoire. Il ne voudrait pas paraître étrange ou pire effrayer son meilleur ami.

  • Je ne suis pas certain de ce dont il s'agit… répond-il à voix basse. Il m'arrive de temps à autre d’avoir des visions. Des visions du futur proche. Et même parfois du passé d’autrui.

Jean le dévisage d’un air sérieux.

  • Je ne voudrais pas…
  • Je ne le dirai à personne. Ne t’en fais pas, susurre le jeune rugbyman.

Le murmure des deux garçons n'est plus qu'un fin sifflement. Ils se fixent mutuellement droit dans les yeux. Elïo remercie Jean d’un hochement de tête.

  • Je souhaitais aussi te dire… Tu as eu un drôle de comportement tout à l’heure, avant que le grêlon ne nous tombe dessus. Comme lorsque tu m’as dit que tu voulais qu’on soit amis à la cantine en début d’année. Et tes yeux…
  • Oui ?
  • Ils brillaient.

Elïo, les lèvres pincées et les poings serrés, reste interdit. Jean devine sa gêne. Son jeune voisin lui a fait un aveu pour le moins original. Pourtant, il prend au sérieux ce qui vient de lui être dévoilé. Elïo est une personne de confiance, un ami qui plus est, alors il ne s’en moque pas, jamais. Un lien indescriptible le conjugue à ce mystérieux élève, venu d'ailleurs. Il se sent libre de lui délivrer ses propres blessures. Son regard se porte au fond de la pièce, en direction du tableau. Il déglutit.

  • Mon père est en prison.

Sa voix vacille. La classe tout entière disparaît, des souvenirs le submergent.

  • Il battait ma mère. Elle en est décédée. C’était il y a quatre ans. Ce sont mes grands-parents maternels qui s’occupent de moi depuis.

Elïo, silencieux, fixe son camarade. Ce tragique passé ne lui est pas inconnu et bien qu’il ait déjà entrevu, sans le vouloir, une fraction de cette confidence, son empathie n’en est pas amoindrie.

  • J’ai moi aussi essuyé cette violence. Insultes, gifles et bousculades, parfois même brûlures de cigarette, selon l’humeur de mon géniteur, se succédaient jour après jour pour qui avait le malheur de se trouver sous son toit. Mais ce n’était rien comparé à la douleur de découvrir le corps inerte de ma maman.

Jean retient ses larmes. Il le sait, cette tristesse, tout comme ces sombres images ne le quitteront pas. Il devra vivre avec et il s’en maudit. Il se maudit d’avoir été impuissant, d’avoir été si faible. Il aurait donné sa chair et son sang pour protéger sa mère. Son propre corps conserve d’ailleurs quelques séquelles de ses rares interventions crédules, des stigmates de cette violence incoercible, cruelle et inhumaine, dénuée de toute excuse. Il n'a rien pu faire. Désarmé, simple spectateur de cette tragédie qui serait inévitable, il gardera à jamais les remords d’avoir été contraint par sa vulnérabilité.

  • Elle était douce, tu sais, ma mère. Elle m'a toujours protégé…

Ça y est. Le petit grand garçon libère le flot de ses sanglots. Il n’y a pas de mots pour apaiser de telles blessures. Il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais. Une main agrippe son épaule recroquevillée. Elle est tiède. Elle est forte et réconfortante. Une chaleur se diffuse dans tout son être, comme une lumière intérieure rassérénante. Cette main, c’est celle d’Elïo.

  • Personne ne mérite d’avoir vécu ce que ta mère et toi avez subi. Je ne pourrai jamais ne serait-ce qu’imaginer cette souffrance qui te tord les entrailles, mais mon cœur saigne, il bat à l’unisson de tes pulsations. Je suis et serai à tes côtés quand tu en auras besoin. Tu es fort, Jean.

Pour le jeune rugbyman, le cours du temps s'arrête un instant. D’un geste bref du poignet, il s'essuie le visage. Les paroles de son camarade n’effacent pas le passé, il en est bien conscient, pourtant ces quelques mots susurrés le soulagent bien plus qu’il n’aurait pu le penser. Ce n’est pas de la simple bienveillance, c’est une invitation vers l’avant, vers un avenir radiant. Il ne sait pas de quoi sera fait l'avenir, mais il y a une chose dont il est certain. Sa main se tend vers Elïo.

  • Je suis ravi d’être ton ami.

Leurs doigts se lient une nouvelle fois. Aucune transe spatio-temporelle ne secoue Elïo cette fois-ci, alors il profite d’un large sourire de cet échange fraternel.

Ils ne tardent pas à s'envelopper jusqu'aux oreilles de leurs sacs respectifs. Le vacarme oppressant du dehors perturbe leur ensommeillement, tout comme les grondements de l’orage. Un nouveau frémissement des murs se fait sentir de temps à autre.

À vingt-deux heures, plus aucun téléphone n'émet de lumière. Les adolescents dorment tous sans exception. Monsieur De Rossi veille dans le couloir à l’aide d'une lampe torche qu’on lui a apportée. Le premier tour de garde est pour lui. Il multiplie les allers et retours, puis d’ici une petite heure, un collègue le remplacera. Il s’imagine déjà somnoler contre le bureau professoral, la tête calée dans le creux de ses bras, les épaules réchauffées par une couverture improvisée.

En milieu de nuit, un cauchemar réveille Jean. Cette journée et ses tragiques souvenirs ont agité son subconscient. Il se tourne sur le dos pour regarder le plafond. Le noir est total, mais il entend un bruit rauque et saccadé. Il s’agit du gosier ronronnant de monsieur De Rossi, profitant à son tour d'un peu de repos.

Jean repense à sa discussion avec Elïo. Il ne s’était pas trompé à son sujet. Son ami est inqualifiable. Incroyable peut-être ? Quelque Chose l’interpelle tout à coup. Une absence.

  • Elïo ? murmure Jean.

Pas de réponse. Il secoue le sac de couchage de son voisin. Vide. Peut-être a-t-il eu besoin d’aller aux toilettes ? Il ne devrait donc pas tarder. Jean ne s’avise pas de sortir de son duvet pour le vérifier, car le froid ambiant irrite déja le bout de son nez découvert.

Le jeune rugbyman se perd à nouveau dans ses pensées. Il espère que demain la situation évoluera positivement. Ils ne peuvent pas rester enfermés ici des jours et des jours tout de même ? Qu'est-ce que c’est une extinction solaire au juste et quel est le lien avec une tempête de cet ordre là ? Que pourrait-il faire, lui, à son niveau, pour renverser les choses ? Rien, il n’en a ni les épaules ni les moyens, alors il suit les directives. Une fois de plus il est impuissant. Ça le ronge, mais au moins a-t-il pu essayer de rassurer certains de ses camarades dès qu’il en a eu l’occasion. Être en groupe est une force, leur a-t-il répété.

Ses grands-parents lui viennent ensuite à l’esprit. Ils doivent se faire du souci pour lui. Lui ne s’en fait pas pour eux. Il les adore, il les chérit, ce sont eux qui s'occupent de lui du mieux qu’ils peuvent. Mais depuis la disparition de leur fille unique, ils ont perdu une raison de vivre, une part de leur lumière. Malgré tous leurs efforts pour le lui cacher, Jean a parfois le sentiment qu'ils seraient heureux de la rejoindre. Il pourrait se débrouiller seul, il en est certain alors si, un jour, ses grands-parents devaient succomber, quelle qu’en soit le motif, il ne leur en voudrait pas.

  • Maman… je pense à toi… Tu me manques. Mais j’ai trouvé un bien bel ami. Tu l'aurais adoré. Je t’aime fort.

C’est tout juste si Jean a prononcé ces quelques mots, comme un soupir libéré.

Des perles lacrymales roulent sur ses joues lorsqu’une intensité lumineuse jaillit d’entre les volets. Un bourdonnement perçant l’accompagne. La puissance éclairante est telle qu’au travers du rideau occultant les rayons imprègnent la pièce d’une lumière ardente. L’adolescent est ébloui. Ce jet divin s’estompe aussi vite qu’il est apparu. Ça n’a duré que quelques secondes. Jean en a été le seul témoin.

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