La Déception
Au petit matin derrière son comptoir, Rachel baillait.
Un rayon de soleil venait taper sur la surface lisse et brillante des bocaux, les faisant étinceler. L’épicerie baignait d’une douce lumière matinale. Les étagères étaient impeccablement rangées. Des pots y présentaient leur renflement coloré. Tantôt rouge, tantôt orange, tantôt vert… Une petite symphonie de couleur qui charmait l’œil.
La plume d’Obadiah qui griffait le registre des recettes, faisait échos aux grattements des souris. Elles étaient cachées dans le coin des sacs de grains, parfaitement empilés, les uns sur les autres.
Rachel avait peu dormi. Elle piétinait les mains sous son tablier blanc. Passait et repassait devant les quelques meubles garnis. Elle connaissait les emplacements des articles par cœur, les petites maniaqueries de l’oncle. Tout, tout était à sa place. Là, de suite, ça en devenait même ennuyant pour notre demoiselle.
Elle s’arrêta devant les articles dit « d’épicerie fine », quelques poudres présentées dans un alignement de petits bols en terre cuite. Et il lui vint une idée pour lui dégourdir un peu les jambes.
- J’y pense mon oncle, dit-elle en pivotant vers lui
Il arqua un sourcil. Il avait horreur qu’on le dérange dans sa comptabilité. Elle le savait.
- Nous devons à Madame Beaumont un pot de confiture de prunes sauvages. Elle nous en avait cueilli, vous vous souvenez ?
Il ne se souvenait pas.
Normal.
Elle ne leur avait jamais donné.
- Mais si mon oncle, rappelez-vous, la semaine dernière. Autrement pourquoi aurions-nous autant de confitures ?
La vérité était que c'était Rachel elle-même qui les avait trouvés et cuisiné. Mais ça Obadiah, dans l’immédiat, n’en avait plus aucun souvenir. Car lui, ce qu’il voulait, c’était terminer l’addition de ses petits chiffres.
Irrité il releva la tête.
-Oui et bien ? Quoi ? En quoi cela me concerne ? Va donc lui apporter !
Elle ne se fie pas prier. Elle attrapa un pot au passage et sorti, le pas léger.
Dehors, il faisait bon. Pas encore accablant comme lorsque le soleil était haut dans le ciel. Juste lumineux.
Martha était assise sur son antique chaise à bascule, dont le bois avait était poli par toutes ces années de balancements. Avec un canif, elle taillait une cuillère dans un morceau de noyer et chantonnait tout bas.
Depuis quand le ménage n’avait-il pas été fait ? Personne ne voulait le savoir. Tout était couvert d’une épaisse couche de poussière. Une drôle d’odeur de brûler vous saisissait aux narines dès le seuil de la boutique. Et des peaux de bisons et d’antilopes, ainsi des artefacts indigènes, décoraient les murs et le sol.
Si la vieille dame arrivait encore à subvenir à ses besoins, c’étaient principalement grâce à ses potions, discrètement commandées. Ses clients, étrangement, ne passaient que soit très tard, soit très tôt dans la journée. Philtre d’amour, remède contre les maladies honteuses, potion de courage, etc. Il y en avait pour tous les goûts ou tous les besoins.
- Bonjour madame Beaumont !
Martha sourit de ses quelques dents.
- Tiens ! La petite Carver, s’exclama-t-elle de sa voix éraillée. Quel bon vent t’emmène par chez moi ? Non ! Attends. Ne me dis rien... elle fit mine de réfléchir, les yeux au plafond. Tu viens me parler de ce bel homme avec qui tu te promènes au clair de lune. De ce qu’il t’attire autant qu’il t’agace. Et rends donc cette confiture à ton oncle, je ne mange jamais de sucrerie, tu le sais bien.
La jeune fille en était rose de stupéfaction ! Quoi ? Comment… ?
- Vous n’êtes plus aussi clairvoyante que par le passé, bougonna-t-elle.
La dame Beaumont partit d’un petit rire aigu et reprit son balancement. Elle hocha la tête. Elle avait fait mouche.
- Non… Je … Il m’a aidé. C’est tout. Rien de plus.
- Écoute ma petite. Tu peux conter des histoires, à ton oncle, à toi… Mais moi c’est autre chose. Il est passé tôt ce matin…
Rachel tendit l’oreille. Martha hocha une fois de plus la tête sans lâcher son ouvrage.
- Il cherchait une petite chienne du nom de Tequila. Il voulait la rendre à sa propriétaire avant de reprendre la route. -elle marqua une pause- J’imagine que tu ne l’as pas récupérée.
Le cœur de la jeune femme s’accéléra. Sans rien répondre, elle posa le pot sur une des peaux de bison et sortit.
Elle allait rentrer dans l’épicerie quand brusquement elle tourna sur elle-même. Il ne pouvait déjà être parti. Pas comme ça. Elle devait en avoir le cœur net. Elle partit d’un pas décidé en direction du saloon, là où l’on peut louer des chambres. Mais une fois devant les portes battantes, son courage faiblit. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? C’était idiot à la fin… En quoi cela pouvait-il bien la concerner ? Elle voulut faire demi-tour, mais elle resta clouée là. Alors, elle prit une grande inspiration et poussa les deux battants, dont le grincement ne fit même pas se retourner les quelques têtes coiffées de chapeaux. Comme c’était encore le matin, le lieu était très calme.
Un peu de fumée de tabac stagnait comme un voile bleuâtre. Une odeur âpre de whisky, de bière éventée et de sueur empestait l’air. Le bar, une longue planche marquée par les verres et les coudes, reposait sur des tonneaux vides. Derrière, des bouteilles étiquetées – gin, bourbon, parfois une liqueur mexicaine – attendaient leurs clients.
Quelques tables étaient disposées çà et là, graisseuses.
Rachel se dirigea vers Tom, occupé à ramasser les verres. C’était un jeune garçon, plus adolescent que homme, qui travaillait pour M. Baxter. Il était d’une nature farouche, mais pas méchante. La jeune femme se sentit plus à l’aise de le questionner plutôt que le patron taciturne.
- Excuse-moi Tom, commença-t-elle. Est-ce qu’il y avait un homme ici, grand chapeau noir, fine moustache… ?
- Ouep, lâcha-t-il simplement.
Rachel s’éclaircit la gorge :
- Et... hum, est-il encore ici ?
- Non, répondit-il dans un haussement d’épaules
- Ah… merci.
Rachel retourna sur ces pas quand un vieillard à une table l’arrêta.
- Si tu parles du chasseur de primes McGraw, il est allé ce tôt ce matin chercher son cheval chez les Whitaker.
Sur le chemin du retour, la demoiselle ressassait ses pensées. « Un chasseur de primes ? Silas ? Il est parti ? Non. Si. ». Elle entra dans l’épicerie où des aboiements de joie l’accueillirent. La petite Tequila sautait sur sa maîtresse, lui léchant les doigts.
- Mais ? Toi de retour ? C’est vous qui l’aviez retrouvé, mon oncle ?
- Non, c’est ce Monsieur McGraw qui est venu me la déposer avant de partir. Il était fagoté bien lourdement. Je me demande où il allait... Peu importe. J’aurais besoin de toi, Rachel.
La jeune femme restait plantée, pensive, grattant le ventre que lui présentait la petite chienne couleur sable.
- Je vous écoute mon oncle…
- Les McAllister ont besoin d’une assez grande cargaison : café, farine, grains, balles pour fusil… Il faut que tu partes demain pour la leur livrer. Va donc au livery stable retenir une mule et une carriole.
Rachel sortit. Maussade.
Il est parti…
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