Chapitre 18
Le Centre est étonnamment calme pour un jeudi soir, noté-je en allant d’un étage à l’autre, les bras chargés de packs de bière.
D’ordinaire, le jeudi est une journée de relâche. Les filles en profitent pour se préparer en prévision du rush du vendredi et du week-end, rendant les couloirs presque impraticables à cause de leurs allées et venues. Mais ce soir, ils sont déserts. Je ne croise qu’une poignée d’entre elles, éparpillées ici et là.
J’arrive au dernier étage, réservé exclusivement aux appartements. Il y en a douze au total, six de chaque côté du couloir. Tout au bout, un salon aménagé. Trois fauteuils, un canapé, et une grande télé trônent en son centre.
Je me dirige vers lui, guidée par le vacarme qui résonne sur tout l’étage.
Ni Jorys ni Luis ne remarquent ma présence lorsque je m’arrête à un pas derrière eux. Leurs fesses effleurent à peine leur siège, entièrement absorbés par l’affrontement qui les oppose. Ils jouent à Mortal Kombat.
Les voir interagir en dehors du cadre d’une mission est… troublant. J’ai l’impression de découvrir de nouvelles personnes. Jorys à l’air plus détendu, j’irai même jusqu’à dire heureux, malgré l’adversaire coriace qu’il a à l'écran. Ses cheveux relevés en un chignon haut le rajeunissent de plusieurs années, le faisant presque pour un adolescent. À ses côtés, Luis semble plus rigide, entièrement concentré, imperméable à ce qui l'entoure.
Les voir si insouciants éveille en moi une sensation que je peine à nommer.
Un juron fuse. Instinctivement, je reporte mon attention sur l’écran.
Jorys est agile, chacun de ses mouvements allient puissance et fluidité. Ses attaques sont un enchaînement précis de coups de poing rapides et de sauts acrobatiques. Luis, lui, adopte une approche plus méthodique, misant sur la stratégie plutôt que sur l’agression brute. Son personnage manie la glace, gelant son adversaire pour briser son rythme et l’empêcher de reprendre l’avantage.
Son calme est déconcertant. Il révèle une facette plus froide, plus calculatrice de sa personnalité. J’en suis presque fascinée. J’acquiesce doucement, impressionnée par sa précision.
Les dernières secondes approchent. L’issue est incertaine.
Les contre-attaques s’enchaînent avec une maîtrise impeccable, et soudain, les jurons cessent, remplacés par un silence tendu.
Seuls résonnent les effets sonores du jeu et le cliquetis frénétique des manettes. Jorys commence à fatiguer. Ses gestes perdent en vivacité, et il peine de plus en plus à contrer les assauts de Luis. Sur une ouverture où il aurait pu renverser la situation, il hésite un instant de trop. Luis en profite pour déclencher son pouvoir et geler son adversaire, l’anéantissant complètement.
Un lourd silence s’abat sur le salon.
Puis, Luis se lève brusquement, lève les bras en signe de victoire, et pousse un cri si strident que je ne peux m’empêcher de grimacer.
Jorys se penche vers l’écran, fixant son personnage réduit en morceaux, incrédule. Ses épaules s’affaissent légèrement. Il était si près du but. Il souffle, agacé, et lâche une remarque amère, bien loin de son habituel sourire poli.
Je me tourne vers Luis. Sa joie est contagieuse, et sans même m’en rendre compte, je me surprends à me réjouir de sa victoire. C’est mérité.
— Catelyn ? lâche Jorys, surpris.
Luis, à son tour, prend conscience de ma présence. Son enthousiasme retombe légèrement, même si son sourire triomphant reste accroché à son visage.
— Tu as besoin de quelque chose ? reprend Jorys en ajustant sa tenue.
Luis se redresse un peu, m’adressant un regard à mi-chemin entre la curiosité et l’inquiétude.
Je me retiens de lever les yeux au ciel et lève simplement les mains à hauteur de mes épaules.
— On se détend, dis-je. Je nous ai apporté ceci.
Sans attendre de réponse, je pose les bières sur la table basse et en décapsule une pour moi.
Hormis Taylor, tous ceux qui ne sont pas en mission sont ici. C’est-à-dire nous trois. Ricky et le reste de l’équipe, partis récupérer une nouvelle cargaison d’armes, ne reviendront pas avant samedi.
— Tu aurais pu gagner si tu avais tenu le rythme trente secondes de plus, dis-je en m’installant dans l’un des fauteuils.
Jorys termine sa première bière, en ouvre une autre, puis prend place dans le fauteuil voisin.
— Merci, dit-il en levant sa bouteille. Et pour ma défense, je pense que c’est à cause du café. Je n’ai pas pris ma dose habituelle.
— Oh, le cliché du café… Trop prévisible, mec, se moque Luis en lui ébouriffant les cheveux.
D’un geste sec, Jorys repousse sa main et réajuste aussitôt son chignon.
— Combien de fois dois-je te dire de ne pas faire ça ? Tu le fais exprès ou en plus d’être sourd, t’es con ?
Je manque de recracher ma gorgée de bière. Pour le coup, je ne m’attendais pas à ça. C’est le plus civilisé d’entre nous.
Je tourne la tête vers Luis, curieuse de voir sa réaction.
Il s’approche et tire de nouveau sur son chignon. Jorys se lève, les yeux lançant des éclairs. Pour le provoquer davantage, Luis tend de nouveau la main, l’approchant lentement de ses cheveux, et s’arrête à quelques centimètres. Jorys ne perd rien du mouvement. Il le fixe, le défiant silencieusement d’oser aller plus loin.
Les secondes s’étirent. Personne ne bouge. Chacun scrute l’autre, suspendu à la prochaine action.
N’y tenant plus, je m’apprête à intervenir, quand d’un coup, ils éclatent de rire.
Sans prévenir, Jorys bondit sur Luis, qui, l’ayant vu venir, détale en riant. Tous deux disparaissent dans le couloir, emportés par leur bataille absurde.
Leurs chamailleries résonnent dans le couloir et, je me surprends à rire à mon tour.
— Une bande d’abrutis… soufflé-je en me laissant retomber dans le fauteuil.
Quelques minutes plus tard, ils reviennent, essoufflés, les vêtements en désordre, mais le visage rayonnant.
— Tu veux faire une partie, Catelyn ? demande Luis en se massant la mâchoire.
Ça fait un long moment que je n’ai pas touché à une manette. Avant d’atterrir ici, je ne savais même pas ce que c’était. Ce n’étaient pas mes parents, trop occupés et beaucoup trop sérieux, qui allaient m’initier. Et encore moins les sœurs de l’orphelinat.
C’est Ricky qui m’a appris. Ricky m’a tout appris.
Et je suis affreusement nulle à ce genre de jeux.
— Je risque de te botter le cul, dis-je avec un sourire en coin.
Luis arque un sourcil, narquois.
— C’est ce qu’on va voir, réplique-t-il en tapotant la place vide à ses côtés.
— Aussi tentant que ce soit de faire disparaître ce sourire arrogant de ton visage, dis-je en posant ma bouteille vide, j’ai quelque chose de plus sérieux à discuter.
Quatre paires d’yeux se braquent sur moi.
L’air s'épaissit.
Ce que je m’apprête à leur demander les exposera à des dangers bien plus grands que ceux auxquels ils font déjà face. Mais je n'ai pas le choix. J’aurai voulu m’en charger seule, mais ce que je prévois exige un travail d’équipe; organisé, structuré et exécuté sans la moindre faute.
Alors, je ravale mon angoisse, étouffe mes derniers doutes.
— Vladimir ne doit pas l’apprendre, dis-je en scrutant tour à tour leurs réactions.
Ils échangent un regard, se consultant en silence.
Je les observe sans ciller, consciente que c’est peut-être ma dernière chance de faire marche arrière.
— Est-ce que je peux vous faire confiance ?
Mon cœur s’emballe. Une chaleur vive me traverse, mes paumes deviennent moites. Et pourtant, jamais je n’ai été aussi sûre de moi. De toutes les façons, il n'y a plus de retour en arrière possible.
Leurs regards se posent sur moi, graves, déterminés.
Puis, sans un mot, ils acquiescent. Leur choix est fait.
— Alors, écoutez-moi attentivement.
Pendant l’heure qui suit, je leur expose le plan dans ses moindres détails. Ensemble, nous y apportons des ajustements. Lorsque je cale sur certains points, Luis et Jorys interviennent avec leurs idées. Toutes ne sont pas bonnes, pas face à celui qu’on s’apprête à affronter, mais à nous trois, nous formons un trio redoutable.
À la fin, on tient quelque chose de solide. Millimétré. Parfait.
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