Chapitre 1 : Le Nuage Ténébreux au sommet du désespoir

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Sentia traînait son corps plus qu’elle n’avançait sur la côte du sud-ouest. Bouger lui était encore difficile mais la sensation du sable chaud contre ses pieds nus lui était agréable. Ces années de solitude et de désespoir lui avaient fait oublier à quel point des choses simples pouvaient lui procurer satisfaction. Avait-elle dormi depuis la dernière fois qu’elle avait utilisé sa dague ? Il lui sembla que oui, et pourtant elle n’en avait aucun souvenir. Fatiguée, elle s’arrêta pour s’asseoir un instant au bord de l’eau, sur un rocher. C’est alors qu’au loin, une barque devint visible et s’approcha.

À bord de l’embarcation, une jeune femme qui s’était visiblement habillée aussi rapidement qu’elle tenait sa main en visière tandis qu’un scorpion géant, à l’arrière, ramait avec sa queue. Cette femme, avec ses cheveux blonds tressés, sa petite taille et sa démarche vulgaire, Sentia la connaissait, mais son cerveau marchait au ralenti, et elle ne la reconnut pas tout de suite.

— Toi, là. Tu n’as pas vu mon capitaine ?

La tête de Sentia lui faisait très mal, une migraine qui l’empêchait de se concentrer et rendait toute interaction avec quiconque difficile. Mais soudain, en un éclair, le souvenir de la femme pirate lui revint. Bien sûr ; c’était la Muréna intrépide et incorrigible, partie en mer depuis presque toujours au grand dam de Cid, le petit idiot de l’Académie de Sciences.

— C’est le petit rouquin avec un lance-bombes, précisa Morphine Muréna.

— Non, parvint à articuler Sentia, je l’ai… pas vu.

Morphine cligna des yeux en la dévisageant des pieds à la tête puis eut un sourire moqueur :

— Alors c’est toi qu’il a choisie pour remplacer ma sœur ! Les empereurs n’ont vraiment pas de goût, de nos jours. Allez Véjovide, on s’en va.

Et le scorpion rama de nouveau jusqu’à ce que la barque disparût à l’horizon.

Péniblement, Sentia se releva et marcha jusqu’à atteindre une crique escarpée. Elle enjamba les branches et les algues sur son passage, et s’avança plus profondément vers le large, hissée sur les roches abruptes. En avançant, des morceaux de réflexion lui parvenaient à l’esprit. Pourquoi allait-elle là ? En quoi cette escapade allait-elle éloigner son malheur ? À quoi rimait tout ceci ? Secouant la tête, elle s’apprêta à rebrousser chemin lorsqu’elle tomba nez-à-nez avec un être à forme humaine.

Tout son corps brillait, et il était assis, d’un air nonchalant, sur un énorme galet devant elle. Les courbures du corps lui laissaient évoquer une femme, mais la taille de l’être de lumière trahissait sa jeunesse. Il lui était impossible de distinguer les traits de son visage, mais elle lui donnait quinze ou seize ans tout au plus. Sentia aurait très bien pu détourner la tête si celle de la fillette n’avait pas été fixée sur elle.

— Faites attention, dit-elle à la brune blessée. Vous allez glisser, autrement.

La tête ailleurs, Sentia l’ignora et tenta d’escalader le rocher suivant.

— Ce n’est pas malin, fit la jeune fille en croisant les bras. Il arrive bientôt.

— Qui…

C’est alors que des hectolitres d’eau de mer se déversèrent sur son corps, la balayant du rocher comme une mouche et la plongeant instantanément au cœur de l’océan.

À toute vitesse, Sentia tenta de se relever, d’avoir pied au milieu de la marée cataclysmique provoquée par une puissance inconnue située non loin d’elle. Cependant, chaque mouvement lui faisait mal, et chaque coup porté par les trombes d’eau la faisait souffrir davantage et la poussait vers le fond. Très vite, elle but la tasse, incapable de se contrôler au milieu de cet environnement qui régnait en maître, et sa conscience vacilla. Etait-ce ainsi qu’elle était condamnée à mourir ? Noyée à l’épicentre d’un évènement surnaturel venu sans crier gare ? Sentia, à bout de forces, était proche de l’abandon.

— Eh ! Famfrit ! Qu’est-ce que tu fais là ? Gerun ne t’a pas autorisé à venir, il me semble !

La voix de la jeune fille lui parvint, comme dans un rêve. Etait-elle déjà morte ?

— Et ça c’est pour vous. Dites donc, vous n’êtes pas passée loin !

Sentia cria, mais au lieu de sons, c’est de l’eau qui sortit de sa bouche, par flaques. À la vitesse de la lumière, son corps avait été relevé et jeté sur un rocher.

— C’est bon, Famfrit, reprit la jeune fille. Tu peux t’en aller.

Sentia se tourna vers elle et constata qu’elle avait une queue de poisson. Près d’elle, un être couvert d’une armure bleue et or se tenait debout, haut de plusieurs mètres. Il avait une queue formée d’une chaîne terminée d’un boulet, et portait sur son bras un anneau avec une autre chaîne, terrifiante d’épaisseur et de longueur, au bout de laquelle pendait un énorme vase. Sentia considéra ce spectacle irréel en tentant péniblement de reprendre son souffle, et le contrôle de ses membres trempés jusqu’aux os.

— Non ! Famfrit ! Que fais-tu ?

Lentement, la créature s’avança vers la femme allongée. Chaque pas sonnait dans sa tête le tocsin de la mort. Famfrit s’arrêta à quelques pas d’elle et, de nouveau, remplit son vase avec l’eau de la mer, avant de revenir à la charge.

— Voilà ! Vous commencez à comprendre, lui dit l’adolescente d’un air ravi.

Sans réfléchir, Sentia avait esquivé l’attaque d’eau et s’était remise sur ses pieds. Il lui sembla que le poids de l’océan était toujours contenu dans son corps, et que celui-ci était plus engourdi que jamais, mais quelle était l’alternative ? Une nouvelle noyade ? Sentia serra les dents et fit apparaître ses katanas au bout de ses bras.

Sautant une nouvelle fois, elle asséna plusieurs coups à l’être d’eau, mais celui-ci esquivait ou parait à l’aide de son vase sans aucune difficulté.

« Au moins, se dit-elle, je l’occupe suffisamment pour qu’il ne pense plus à créer un autre tsunami ».

Un duel à glacer le sang s’engagea. Famfrit attaquait à l’aide de ses chaînes, ou de magies d’eau simples, et Sentia s’appliquait à sauter ou parer de la plus sûre des manières au fur et à mesure. En retour, elle attaquait, et à force de persévérance, réussit à arracher des dégâts.

Famfrit, qui se comportait jusqu’alors avec confiance, entra dans une rage sourde et envoya son vase frapper directement Sentia au bassin. Elle chuta du rocher où elle s’était perchée et grimaça de douleur.

— C’est bien ! encourageait l’être de lumière. Vous pouvez l’avoir ! Relevez-vous !

— Je croyais que c’était ton ami ? fit Sentia en obéissant.

— Les éons sont mes amis, créés par les Occurias de la même manière que moi, mais les choses sont plus compliquées que ça…

À court de temps pour discuter, la guerrière esquiva le coup suivant de la créature et répliqua avec une combinaison de coups de sabre qui fit vaciller Famfrit.

— C’est ça ! Continuez ! Génial ! s’extasiait la spectatrice, comme si la vision de la défaite de son ami lui apportait un bonheur inégalé.

Sentia continua à frapper jusqu’à ce que la douleur aux bras rendît ses mouvements incontrôlables, puis bondit en arrière.

— Vous savez ce qu’il vous reste à faire ! s’écria la jeune fille.

— Je sais, oui, merci ! fit Sentia avec une moue en se concentrant.

Famfrit étant visiblement un monstre d’eau, il n’y avait qu’une seule solution pour l’emporter. Récitant ses incantations en silence, elle attendit avec patience le prochain mouvement de l’éon. Celui-ci semblait préparer une magie à son tour, et contre toute attente lança la sienne le premier : tout le sable se mouilla, et ses pieds s’enfonçaient sous terre à une vitesse inquiétante. Elle pouvait perdre pied à nouveau et perdre la vie par la même occasion… quelle calamité ! Elle poursuivit encore et encore son incantation, fermant les yeux en espérant qu’elle réussît, et tout à coup eut l’image de Phon en tête. Ce petit fils d’empereur qui était au final, contrairement à son frère, tout simple, et surtout l’adorait avec un cœur innocent… Pour lui, et pour la beauté de la mer, Sentia choisit de ne pas abandonner son sort et, se débattant à la dernière seconde pour se retrouver au-dessus du sable, sauta le plus haut possible et lança sa magie :

— Fournaise !

La cuirasse de l’éon se carbonisa, et les flammes enveloppèrent son corps massif, brisant le vase en mille morceaux. L’adolescente n’en pouvait plus de sauter de joie, crier de sa voix aiguë et tourner sur elle-même.

— Ça n’aura pas été facile…

Enfin, Famfrit tomba, genoux à terre, puis la tête contre le sable, qui cessa peu à peu de se mouvoir. Son corps disparut sous forme de poussière dans un coup de vent, et à sa place, un médaillon noir tomba.

— Prenez-le ! C’est pour l’invoquer dès que vous en aurez besoin, expliqua la jeune fille.

— Comme si j’avais envie de le revoir !

Sentia s’en approcha tout de même et s’en empara. À son tour, elle tomba genoux à terre. Phon serait-il fier d’elle, s’il la voyait ? Mais cela n’arriverait jamais : pour tout le monde, elle devait être la courtisane parfaite, ayant vécu sa vie loin des épées et des fourneaux, la noble ordinaire qui avait eu l’extrême chance d’épouser un empereur. À bout d’énergie, elle entra dans une crise de larmes.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? s’inquiéta la jeune fille en accourant.

Sentia ne répondit pas et leva ses bras au ciel :

— Je veux mourir !

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