Chapitre 12 : La trêve blanche du Grand Séraphin

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— Nous y sommes… Madame.

Sentia releva la tête, ses yeux rencontrant les rayons délicats du soleil printanier. Ces mêmes rayons illuminaient l’étendue verte incommensurable dans laquelle elles se trouvaient. Des arbres, des parcs, des fleurs se déroulaient à perte de vue, tous plus éclatants les uns que les autres. À certains endroits, des étangs avaient été aménagés, et une paisible rivière traversait le tout.

— Les Jardins Chatoyants de Nabreus.

Etrangement, pas une seule âme autre qu’elles-mêmes ne se promenait dans les lieux. Personne n’avait eu donc l’idée de prendre l’air ou se dégourdir les jambes ce jour-là ? Zecht, lui, adorait cette idée, et s’y attachait chaque fois que ses affaires l’amenaient à Nabradia, se déguisant du mieux qu’il pouvait pour ne pas être reconnu. Mais à cet instant, il ne s’agissait pas de Zecht.

Ephédrine Muréna. La Vierge en son dernier jour.

Cette mage blanche folle qui avait eu l’idée de partir à vingt-sept ans. Quitter sa famille, quitter Zecht, et quitter son mari – qu’elle lui avait légué bien généreusement. Sentia avait cru qu’elle-même mourrait une année plus tard, puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à avoir survécu quatre ans après ce mariage de malheur. Ephédrine n’avait pas été si patiente. Les choses de l’au-delà l’avaient appelée à un moment précis, et elle s’en était allée. Sentia n’avait jamais cru qu’elle lui manquerait, ou qu’elle aurait laissé un souvenir si présent dans son cœur. La vie offrait de bien étranges surprises.

— Je… Je dois vous annoncer que vous ne sortirez pas vainqueur de ce dernier combat.

La jeune femme s’arrêta net et considéra sa compagne, les mains sur les hanches.

— J’aimerais avoir le choix, tu sais ! Il ne manque plus que celui-là, et ensuite tes amis les dieux me donneront ce que j’ai demandé, n’est-ce pas ?

— Je suis sérieuse, dit l’autre en baissant la tête. Je suis celle qui connaît le mieux Ultima et je sais très bien que c’est impossible.

— Ultima, tu dis ?

— Oui. Elle et moi sommes amies depuis… très longtemps. Je suis beaucoup plus proche d’elle que des autres. Et pourtant… Elle a beaucoup changé. Nous avons des objectifs communs, mais elle a choisi des méthodes radicales pour arriver à ses fins, mobilisant tous les autres éons. Encore plus qu’eux, elle n’est pas ressortie indemne de la Guerre de Mille Ans ; c’est pourquoi Gerun et sa bande l’ont envoyée ici.

— Je ne comprends pas ce que tu dis, mais je ne vois ni de Prima ni d’Ultima, ici. Avançons.

La fille-fantôme la suivit à travers un chemin isolé, virage vers un carré de verdure au fond duquel une haute et volumineuse statue abritait, au-dessus de quelques marches, une double porte solidement fermée.

— Il y a quelque chose, là-dedans ? demanda Sentia.

— Oui, mais nous n’en avons pas besoin. Regardez plutôt…

La combattante leva la tête, une fois encore, vers le soleil, et s’aperçut que celui-ci était sur le point de se coucher. N’était-ce pas pourtant le début de la journée ? À moins que…

— Je suis désolée, Ultima, dit la jeune fille d’un ton sinistre.

Depuis le ciel, ce qu’elle croyait être les rayons dorés du crépuscule se métamorphosèrent en une littérale chute lumineuse, au centre de laquelle se tenait une sorte de cocon précieux qui tournait sur lui-même. Peu à peu, le cocon s’ouvrit, et trois paires de sublimes ailes d’or s’étendirent de part et d’autre d’un être dont elle ne distinguait pas encore les détails, mais qui scintillait de mille feux. Lentement, les miroitements se dissipèrent, révélant une majestueuse robe blanche pudiquement retenue par deux bras verts féminins. Sentia baissa les yeux et remarqua que la dernière des créatures divines se tenait sur une plate-forme qui avait l’air d’un bel ouvrage d’ébénisterie, terminé par une hélice. Enfin, elle releva son regard et croisa celui d’Ultima, à la tête aux longs cheveux et aux traits fins, surmontée d’une haute coiffe décorée d’ailettes blanches. Trois chaînettes embellissaient son front.

— Alors c’est elle… Ultima ? fit Sentia interloquée.

La jeune fille s’interposa entre les futures adversaires et prit la parole :

— Ultima – tu n’as pas à t’en vouloir. Ce qui est arrivé est le passé. Nous sommes là pour t’aider à récupérer et aller de l’avant.

Mais l’éon ne semblait pas préoccupé par ces mots et continuait à toiser l’humaine de son regard sévère. C’est alors que Sentia perçut un bruit, un bruit sourd qui venait du mécanisme sur lequel était posée Ultima, comme si quelque chose était coincé.

— Bien vu, Madame, dit soudain la jeune fille. Son hélice est bloquée. Veux-tu que l’on t’aide, Ultima ?

Mais l’éon ouvrit des yeux résolus et déploya ses ailes. La fillette se réfugia derrière le promontoire tandis que Sentia sortit ses deux katanas. Tout de suite, Ultima se mit à attaquer, à l’aide de sa plate-forme très résistante qui lévitait au-dessus du sol. Le matériau était si dur, et Ultima si puissante, que la jeune femme ne put éviter les dégâts. Fort heureusement, ces derniers n’étaient pas très élevés, mais sa condition physique ayant atteint ses limites, Sentia sentait bien que sa résistance n’allait pas faire long feu.

Soudain, la créature cessa ses attaques physiques, se plaça au centre de la zone, ferma les yeux et lança un sort que la combattante n’avait nullement vu arriver. Ce sort, lui, lui causa des dommages qu’elle ressentait jusque dans ses os – probablement des dégâts de lumière vu qu’elle avait juste eu le temps de voir un rayon blanc traverser son corps de part en part. La douleur était énorme, la situation insupportable. Comment pouvait-elle placer la moindre attaque dans ces conditions ?

Mais déjà, Ultima reprenait ses coups continus, décidée à ne pas lui laisser le moindre répit. Honteuse et dépitée, Sentia fuit derrière le promontoire :

— Tu avais raison, dit-elle en pleurant. Je n’arriverai pas à la battre.

— Vous n’arriverez pas à l’achever mais vous pouvez lui causer des dégâts. Vous en êtes capable !

Le spectre vola à son côté et poursuivit :

— Vous n’avez pas battu autant d’éons, et de manière générale surmonté autant d’épreuves, pour échouer ici. Je vous en prie, Madame, ressaisissez-vous… Donnez-lui au moins un coup – juste un seul.

Et elle porta aussitôt ses mains à son visage, incapable de voir ce qui allait suivre.

« Juste un seul. »

Elle sentait déjà le souffle rauque d’Ultima derrière elle, prêt à la mettre en pièces. Sentia prit à son tour une longue inspiration et se décida à courir. Fuyant à nouveau le mécanisme redoutable de son adversaire, la combattante se plaça à l’autre extrémité de la zone et attendit que l’éon la rattrapât, sabres en mains. Les deux coups entrèrent en collision, dans un éclat qui produisit des étincelles. Ultima ne lâchait rien ; elle poussait et poussait, jusqu’à ce que la jeune femme lâchât prise. Mais celle-ci revint à la charge aussitôt : utilisant le peu de magie qui lui restait, elle s’éleva au-dessus du sol et croisa le fer directement sur le corps de l’éon, qui recula.

« Juste un autre. »

Elle ajouta un coup et encore un autre. Le fantôme avait raison : Ultima perdait manifestement de l’énergie vitale, la toucher n’était pas impossible. Néanmoins, l’éon poursuivait ses attaques, et relançait même le sort imprévisible. Serrant les dents, noyée dans la douleur – à laquelle elle réalisa s’être habituée –, Sentia continuait à user de ses katanas sans ralentir la cadence, avant qu’enfin elle fût propulsée à quelques mètres.

Que se passait-il ? Comme pour Chaos, il était désormais impossible d’attaquer physiquement. Qu’à cela ne tînt ! La mage noire prépara ses meilleurs sorts de glace, de foudre et de feu, et attendit avec impatience le résultat.

— … Oui !

À son grand soulagement, les magies avaient bel et bien atteint leur cible. Ultima tanguait sur sa plate-forme, incapable de riposter. Sentia en profita pour épuiser toute sa magie, lançant sort sur sort et s’attendant à voir l’éon tomber d’un instant à l’autre. Mais lorsqu’elle eut fini, elle s’aperçut avec horreur qu’Ultima ne tombait pas. Ultima était consciente. Ultima était en colère.

Sans transition, l’apôtre de la Vierge lança un cri qui maltraita ses tympans. Effrayée, la jeune femme courut se réfugier une nouvelle fois auprès de sa compagne, prostrée contre la pierre du promontoire et silencieuse. Elle s’accroupit à côté d’elle, attendant que la furie de l’éon fût passée, et constata que chez l’être de lumière se distinguaient des mouvements de respiration, et même une odeur. Etait-elle vivante, après tout ? Sentia avait toujours cru que les fantômes étaient des morts réincarnés.

— Vous avez bien fait de venir, dit-elle enfin.

Sentia continua à l’observer quelques secondes avant de se lever à demi pour observer les alentours.

— Vous n’auriez pas survécu à Luminescence, ajouta la fillette d’une voix blanche.

Outrée, la guerrière considéra le paysage de Nabreus, dont le ciel était désormais voilé par des courbes de lumière dégagées par Ultima. La lumière modifiait tout ce qu’elle touchait, explosant au sommet des arbres les plus hauts dans un scintillement aveuglant, laissant des traînées blanchâtres sur l’herbe des parcs, et… Et… Non, c’était impossible.

Sentia cligna des yeux plusieurs fois mais dut se rendre à l’évidence : la rivière, la splendide rivière qui divisait les Jardins Chatoyants… était désormais toute blanche. L’élément Eau avait complètement disparu, ne laissant qu’un sillon lumineux parcourir le trajet au milieu de la verdure, à la suite de formidables feux d’artifice.

Ultima paraissait reprendre son souffle. La guerrière en profita pour repartir à l’attaque et lui asséner de nouveaux coups de katana. Une nouvelle fois, ses efforts portèrent ses fruits, et l’éon reculait encore et encore. Mais tout d’un coup, alors qu’elle se croyait être sur le point de l’achever, elle fut de nouveau projetée. Cependant, quelque chose avait changé par rapport à la fois précédente. Intrépide, Sentia leva ses armes une nouvelle fois… mais ne put les abaisser sur sa cible. Il y avait comme un champ de force qui l’empêchait de faire un seul pas de plus.

— Laissez.

Médusée, la jeune femme poussa un cri en entendant la voix familière auprès d’elle :

— Mais que fais-tu ici ? C’est extrêmement dangereux, gamine ! Retourne te cacher !

— Je vous ai dit que vous n’y arriveriez pas. À partir de maintenant, vous ne pourrez plus lui faire subir le moindre dommage.

La petite avait sans doute raison. Ce maudit champ de force la bloquait de manière définitive, et ne semblait pas vouloir se dissiper. Mais quand même…

— Retourne te cacher, te dis-je. Je trouverai bien quelque chose.

— Vous ne trouverez rien parce que, dans sa configuration actuelle, aucun humain ne peut l’atteindre. Il existe une seule technique permettant d’achever Ultima… Et cette technique est connue de moi seule.

— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Et puis, je croyais que tu ne te battais pas ?

— Reculez.

Ni à l’aise ni convaincue, Sentia dut se résoudre à obéir, d’autant plus que la créature ne semblait avoir aucune agressivité envers la fillette.

Cette dernière leva son regard masqué ainsi que ses bras maigres, et à son tour, fit scintiller les particules à proximité. Bientôt, un cercle de lumière se créa autour d’elle, et elle haussa ses bras à la verticale. Sa robe et celle d’Ultima s’agitaient nerveusement à mesure que le vent se levait.

— Pour toi, Ultima… La meilleure d’entre nous… Rejoins le chemin de celle qui te vaincra et éclaire-le de ta lumière éternelle ! Bénis les morts au paradis, et fais entrer les vivants dans une ère de succès et de grandeur à la hauteur de leurs mérites ! Grand Séraphin, protectrice des deux mondes, établis le pont vers la Cité Perdue et fais à jamais preuve de ta vaillance ! L’Astre de la Rédemption !

Et là-dessus, elle tendit ses bras vers son amie. Le cercle de lumière se mua en une boule rutilante qui s’envola au-dessus d’elles, avant de redescendre sous la forme d’un gigantesque solide de la taille de l’éon. Ultima reçut l’astre de plein fouet et tomba, vaincue.

Quelques minutes après avoir récupéré le médaillon de la Vierge, la guerrière et la jeune fille se trouvaient au niveau du parc central de Nabreus. Silencieuses, elles observaient le ciel reprendre des couleurs naturelles et la verdure resplendir de nouveau. En soupirant, Sentia, qui tenait toujours ses deux katanas, considéra la rivière blanche, qui n’avait pas retrouvé son état initial.

— C’était mon dernier combat, conclut-elle en jetant ses deux armes dans le sillage lumineux.

Dépitée, elle se tourna vers la jeune fille qui était toujours sans voix. Ayant dû combattre sa meilleure amie, le spectre devait se trouver dans un état mental confus et douloureux. Sentia pensa à l’enlacer, mais étant donné la nature de l’être de lumière, ses bras ne se refermeraient que sur eux-mêmes. Totalement vidée, elle s’étala de tout son long sur l’herbe en se lamentant :

— Je veux mourir !

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