Chapitre 5: Jardin

22 minutes de lecture

‘A bientôt?’”

“J’ai rien trouvé de mieux à dire.”

“Et c’est pour ça que tu m’as laissée en plan hier soir.”

“Je t’avais prévenue que j’allais dans un autre bar.”

“Bon certes.”

Dana était une des plus proches amies de Victoria au Jardin. Egalement rebelle à ses heures perdues, elles avaient tissé depuis leur arrivée au Jardin, une véritable amitié basée sur un profond désamour de l’injustice sylverienne, et de la haine des petits dorés prétentieux peuplant le Jardin.

“Et vous vous êtes pelotés dans la rue?”

“Oui.”

“Comme des adolescents.”

“Comme des adolescents.”

“J’en peux plus de toi Vic.”

“Je sais, je sais.”

Dana lui tendit ses frites et ajouta:

“Et il sort d’où déjà?”

“C’est un Doré, et euh... Il est ami avec Daniel d’Argent?”

“Pardon?”

“Yup.”

"Il s'appelle comment déjà?"

"Sylvain."

"Sylvain? Sylvain comment?"

"Euh…"

"Sylvain d'Emeraude non?"

"Mais non n'importe quoi."

"Un Doré, ami de Daniel d'Argent. Ce Sylvain d'Emeraude là?"

Dana braqua sa tablette sous ses yeux, il y avait une photo de cinq hommes, bras dessus bras dessous, celui du milieu tenait un ballon de foot.

"Sylvain d'Emeraude, le meilleur ami de Daniel d'Argent, il était deux ou trois promos au dessus de nous je ne sais plus."

"Mais…"

Il n'avait pas de barbe, ses cheveux étaient coupés courts et son air était profondément désinvolte.

"La pupille de l'Empereur."

"C'est pas possible." Fit Victoria. "Je l'aurai vu en ajoutant son numéro."

Elle appuya sur sa puce, puis navigua sur l'écran holographique dans contact, puis…

"Tu vois Sylvain Mondor."

"Ce doit être le nom de ses parents. Tu sais, ils sont morts dans cet horrible attentat commis par Caedes. Mais regarde la photo, compare, c'est le même, avec plus de poils."

"Putain de merde."

"Comment tu as fait pour ne pas le reconnaitre?"

"Je te rappelle qu'on ne trainait pas dans les mêmes bars lui et moi."

"Il était partout sur Piallement et Instantané."

"Mais il ne se ressemble plus du tout. Déjà, il a de la barbe maintenant, des cheveux plus longs et je sais pas, on dirait qu'il a pris dix ans."

Victoria marqua une pause puis fit:

"Mais la rébellion?"

"Quoi?"

"Il en fait partie. Bon certes, il est chez les réformateurs là, de la 4ème cellule. Mais quand même, ce doit être une taupe pour l'Empereur."

"Il y est avec Daniel d'Argent non?"

"Et?"

"Daniel est un rebelle, il ferait attention."

"Comment tu sais que Daniel est un rebelle?"

Dana haussa les épaules.

"On se sait. Je l'ai croisé à un ou deux balls."

"Oh. Je vois. C'est pour ça qu'il connaissait Chardonnay."

"Il faut que tu parles avec Monsieur d'Emeraude."

"Je… Dana je ne suis pas sûre d'avoir envie de…"

L'alarme sonna. Les deux amies se dirigèrent vers le grand amphithéâtre pour leur cours de philosophie.

Au même moment, Sylvain assistait au lancement de la nouvelle promotion de Chevaliers. Ça lui faisait tout drôle de se dire que quelques années plus tôt, il faisait partie de ces jeunes hommes idéalistes en quête de sens. Sens qu’il n’avait toujours pas trouvé par ailleurs. Assis sur scène, derrière le Commandant d’Argent, il observait distraitement ses âmes perdues, qui seraient ensuite la chair à canon de Clarke. Le père de Daniel, proche de Clarke, était le doyen de l’école des Chevaliers, et ancien général lors de la guerre. Lors des heures perdues de Sylvain, il l’avait pas mal couvert, et empêché son exclusion définitive du Jardin. Sylvain en était venu à le considérer comme le père qu’il avait perdu, et le père que Clarke ne réussit jamais à représenter.

Puis il avait appris que Daniel était homosexuel, ce qui n’était pas passé dans la société sylverienne. Il lui avait demandé de garder cela pour lui, c'était le propre de la culture sylverienne, tout garder pour soi, sans arrêt distinguer le public du privé. Sinon c'était encore une fois le risque de voir apparaître une communauté, et l'Empire écrasait les communautés pour les faire incorporer au reste du gâteau impérial. Daniel avait accepté, puis avait finalement craqué: lors d'un de ses défilés, il avait tenu à rendre hommage à celles et ceux qui l'avait précédé. Frédéric avait depuis coupé définitivement les ponts avec son fils, l'accusant d'avoir jeté l'opprobre sur leur famille,

Depuis, Sylvain avait un gout doux amer en bouche, malgré son affection pour le Commandant, il ne pourrait jamais lui pardonner d’avoir tourné le dos à son fils. Une fois qu’il eut fini de féliciter les nouveaux Chevaliers, Frédéric d’Argent laissa sa place à Natasha Copia, qui pu aussi les féliciter, les caresser dans le sens du poil. Enfin, elle laissa sa place à Sylvain. Il se leva, s’avança vers le pupitre.

Il commença par se présenter, Sylvain d'Emeraude, commandant, et nouveau professeur du Jardin. Il annonça la création d’un cursus d’excellence pour les plus déterminés, les plus capables, les plus solides, les plus rigoureux, les plus... dociles. Il ajouta que ceux qui souhaitaient intégrer ce cursus se devait de se faire connaître auprès de lui dans la semaine. Une fois le rassemblement fini, Sylvain sortit de l’amphithéâtre, déjà éreinté. A ce moment là, son avant bras clignota, il jeta un coup d’oeil à sa tablette. Victoria ne répondait toujours pas.

“Commandant d'Emeraude.” Sylvain se retourna, et adressa un sourire à Frédéric d’Argent.

“Commandantissime d’Argent.” Fit-il sur le même ton.

Frédéric lui serra vigoureusement la main.

“Si tu savais comme je suis fier de toi.”

“Il n’y a pas de raison, je n’ai rien fait depuis ma cérémonie de remise de diplôme.”

“Certes. L’essentiel est que tu sois ici, parmi nous. Tu auras beaucoup à apprendre aux bleus, et pas que les passages secrets pour se faufiler dans l'aile des Elites.”

Sylvain rit franchement, se dirigeant vers son nouveau bureau, aux côtés de son ancien professeur.

"C'est donc ça mon héritage ici?"

"Ça, les soirées clandestines dans les sous sols? Les insectes dans l'aile des professeurs? Toutes les blagues que tu as pu faire avec Alexandre, Christophe, Nathan et le reste de l'équipe de football?"

"Bon certes. Mais l'avantage tu vois, c'est qu'on ne peut pas faire pire que moi, et ma promo. Je vais les mater tu verras."

Frédérique rit à son tour et ajouta:

"Tu ne sais pas ce qui t'attends."

Alors que Sylvain s’éloignait de l’amphithéâtre, Victoria et Dana y entrèrent se préparant psychologiquement à assister à deux heures de propagande pro-Empire.

“Comme vous le savez, les écrits du philosophe Friedrich Nietzsche annoncèrent la mort de Dieu. Que faire à présent? Maintenant que tout était permis, que plus rien n’était figé dans les tables de commandements, que faire? Céder à l’absence de moeurs, à la décadence de nos traditions? Ou créer ses propres valeurs? Créer ses propres valeurs, en tant qu’homme, en tant que superhomme, tenir face aux nihilistes, tenir face au dernier homme, et prendre en main son destin. Sylveria a été construite sur ces mêmes principes, sur la tombe de Dieu, afin d’attirer l’humanité vers le haut, vers la grandeur que nous savons que nous pouvons atteindre.”

Professeur Rouzem s’avança légèrement vers ses élèves, ajoutant.

“Le parfait système politique veut que tout le monde soit à sa place. Certains sont faits pour gouverner, pour gouverner conformément aux principes moraux établis par les superhommes. Tandis que d’autres sont faits pour administrer, veiller au fonctionnement de la machine bureaucratique, veiller à ce que les vivres soient répartis au mieux, veiller à ce que la violence populaire soit neutralisé. Mais pour que tout ceci marche, pour que la machine soit parfaitement calibrée, et veille au mieux, aux désirs de chacun, il faut bien que l’on s’occupe des tâches... Manuelles. Et certains sont nés, précisément, pour accomplir ses tâches. Pas moi, pas vous, évidemment car nous savons que nous sommes faits pour administrer, mais vous savez qui, ceux dont l’imagination ne leur permet pas de rêver de mieux que de labourer la terre. Ceux qui n’oseraient souhaiter de se mettre un peu en danger, comme vous et moi le faisons actuellement. Et pour eux, ces tâches manuelles sont naturelles, quasi-primaires en fait. A présent, ouvrez la République, première partie.”

Victoria soupira et s’enfonça dans son fauteuil. L’amphithéâtre était organisé en trois parties distincte. D’un côté, les Chevaliers qui avait pris l’option philosophie, de l’autre les Elites. En face, le professeur, qui gambadait joyeusement sur scène, déblatérant propos déterministes, sur propos élitistes sur propos classistes.

“Le reste de l’humanité est coincé dans la caverne, et les grandes idées, la morale, sont en dehors de la caverne. Et seuls ceux capables de regarder les Idées, de voir les Idées, de saisir les Idées, eux seuls sont en mesure de guider le reste de notre peuple. Tandis qu’ils sont émerveillés par un spectacle d’ombres chinoises, les distrayant de leur morne et monotone quotidien manuel, d’autres, nous, l’Empereur, nous sommes capable d’avoir accès à la vérité absolue, et il est de notre responsabilité de faire bon usage de nos connaissances pour guider les masses.”

Dana soupira à son tour.

“Les masses.” Fit-elle en imitant Rouzem.

Après un petit moment, il se mit à détailler le syllabus.

“Nous allons donc revoir les bases du gouvernement, en étudiant en long, en large et en travers le Léviathan. Nous allons ensuite parler du déclin des civilisations précédentes en raison de la féminisation de la société. C’est en refusant toutes formes de violences, et en négociant plutôt qu’en faisant la guerre que la civilisation précédente s’est effondrée. Nous parlerons donc de guerre justes, en analysant tout particulièrement les écrits de Clausewitz et Carl Schmitt. Nous reverrons les bases de l’organisation de la société avec Platon et Aristote, et enfin nous conclurons avec une analyse éthique Kantienne et Millsienne de la morale.”

Fantastique. Que des hommes.

“Pour ceux parmi vous qui souhaitent écrire une thèse, je vous conseille de venir me voir tout à l’heure, et d’avoir un sujet tout prêt. Très bien vous pouvez y aller.”

Victoria et Dana sortirent de cours, la tête prête à exploser.

“Et beh. Tu es sûre de vouloir faire ta thèse avec lui?”

“Eh, pas le choix visiblement. J’espère seulement qu’il ne censure pas trop mon sujet.”

“Je ne miserai pas là dessus à ta place.”

“Bon je vais aller le voir maintenant. Je te retrouve demain?”

“Oh tu ne viens pas à Snock ce soir?”

“Peut être après.”

“Oh! Oh je vois Madame est trop occupée à aller serrer des aristos.”

“Mais enfin Dana!”

Elle lui adressa un grand sourire moqueur.

“Profite bien!”

“Gna gna gna.”

Elle enlaça Dana puis se dirigea vers le bureau de Rouzem. Elle toqua à la porte et entra. Le bureau était immaculé, et parfaitement ordonné. Sur l’étagère, des livres de Houellbecq, Ferry et Hutchinson côtoyaient Nietzsche, Hobbes, et l’intégrale de Platon.

“Bonjour Professeur Rouzem.”

“Mademoiselle. Je vous en prie installez vous.”

Victoria s’assit, sortant son carnet.

“Je vous écoute.”

“Je suis en dernière année, et je souhaite écrire une thèse en philosophie.”

“Oh.”

“Oh?”

“J’attends de voir à quel sujet.”

“Je souhaite...”

Déconstruire la rhétorique classiste qui fonde la légitimité de l’Empire.

“Analyser la rhétorique fondamentale de l’Empire via une généalogie critique des pratiques sociales.”

“Ambitieux.” Fit-il. “Mais encore.”

“Je veux étudier le divertissement.”

Il se redressa dans son fauteuil, passant la main dans le peu de cheveux demeurant sur son crâne.

“En vous concentrant sur les masses?”

Masses...

“Plutôt sur les plus méritants.”

L’Empereur. Les Dorés. Les quelques Sobres vivant à quelques pas des Portes.

“Vous voulez donc vous attaquer à la classe méritante.”

“Absolument pas, loin de moi l’idée de critiquer l’Empire. Je veux juste essayer d’établir des critères permettant d’évaluer les fondements de l’Empire, pour mieux les renforcer. Evaluer ce qui est du bon divertissement, et ce qui est du mauvais divertissement.”

Si elle la jouait finement, une thèse en apparence pro-empire, pourrait être étudiée par des rebelles ou autres groupes s’opposant à l’Empire, et in fine, leur donner de quoi rejeter la légitimité de l’Empire.

“Je vois. Je suis sceptique cependant, j’ai l’impression que beaucoup a déjà été fait pour expliquer la légitimité de l’Empire, et j’ai peur qu’une mauvaise maîtrise aille à l’encontre de votre objectif.”

Enfoiré.

“Justement, vous pourrez me guider pendant que j’écris?”

“Mademoiselle…"

Victoria contracta tous ls muscles de son visage pour s'empêcher de tiquer. Que lui disait Chardonnay en permanence déjà? L'école n'est pas affaire de révolution, du moins pas maintenant. Iel lui disait qu'elle n'irait nulle part si elle se braquait, si elle déversait son fiel et sa rage, bien légitime, sur ses professeurs. "Sois patiente." Lui répétait sans arrêt Chardonnay, "sois patiente". Alors elle s'efforça de lui adresser un visage inexpressif.

"Que pouvez vous me conseiller?"

Rouzem croisa les bras.

"De vous orienter sur des sujets moins métaphysiques, de vous concentrer sur des sujets plus pratiques, plus opérationnels." Et d'ajouter: "Votre priorité devrait être de vous assurer un emploi suite à votre diplôme. Vous en avez plus besoin que d'autres étudiants."

Elle dut serrer les poings. Elle dut serrer les poings et les dents. Elle s'était destiné à ce projet de thèse depuis son arrivée au Jardin. A la vérité, c'était la seule chose qui avait pu la convaincre de venir vivre avec des Dorés et des Sobres riches. A la vérité, c'était cette seule perspective qui avait rendu la propagande pro-Empire et les cours d'administration des collectivités territoriales un tant soit peu digestes. Elle aurait fait tout cela pour rien? Pour qu'on lui ferme les portes de son Eldorado parce que? Elle sonda Rouzem et diagnostiqua du sexisme, probablement du racisme aussi quoiqu'il était difficile de les penser séparément, tout comme il lui était difficile de se penser comme étant noire d'un côté, et femme de l'autre. Et évidemment, le classisme. Il devait avoir perçu son accent, qui malgré ses efforts demeurait toujours perceptible par des oreilles attentives ou haineuses.

Quelqu’un toqua à la porte, et entra.

“Vous permettez?” Fit Rouzem.

Victoria ne répondit pas.

“Bonjour Professeur Rouzem.”

Oh.

“Sylvain d'Emeraude. Que me vaut votre visite?”

Victoria demeura tendue, mais il valait peut être mieux qu’elle ne se retourne pas.

“Je vais enseigner au Jardin cette année, et il me semblait nécessaire de venir voir mon professeur préféré.” Fit-il sarcastiquement. “Oh, je vois que vous êtes en plein rendez vous.”

“Vous ne me dérangez aucunement.”

Connard.

“Un autre élève que vous tourmentez?”

“Il aura bien fallu que je vous tourmente pour que vous commenciez à pouvoir aligner deux mots.”

Sylvain s’avança.

“Désolé de t’avoir dérangée... Victoria?”

“Sylvain.” Fit-elle sèchement.

L’air gêné, Sylvain demanda:

“Vous vous êtes mis à traumatiser les Elites Rouzem?”

“Visiblement, ça ne sera pas mon cas.”

Victoria, hallucinée, non mais de quel droit laissait-il quelqu’un d’autre les interrompre? Et le voilà, l'autre là, qui paradait dans l'enseigne de l'Empereur comme si il était chez lui. Il était chez lui?

“Comment ça?” Fit Sylvain.

Rouzem leva les yeux au ciel: “J’ai des doutes quant au sujet choisi par votre camarade, et à sa capacité à traiter ce sujet.”

Victoria rangea ses affaires et se redressa.

“C’est tout ce que j’avais besoin d’entendre.” Il remarqua que son accent s'était quasiment volatilisé.

“Attends.” Fit Sylvain en posant sa main sur son épaule.

“Je pense que l’Empereur ne serait pas ravi d’entendre que vous empêchez les étudiants les plus brillants d’écrire une thèse Professeur.”

Il brandissait l'Empereur pour s'octroyer tout ce qu'il voulait. Tant de privilèges la rendait malade.

Rouzem jeta un regard noir à Sylvain.

“Je pense qu’il ne sera pas ravi d’entendre que des Elites s’essayent à évaluer son Empire.”

“Je pense qu’il dira que le but même du Jardin est d’oeuvrer à cette évaluation de l’Empire. Mais qu’en sais-je dans le fond. Peut être que j’en discuterai avec lui à notre prochain diner?”

Victoria écarquilla les yeux.

“Bon très bien. Mademoiselle...”

“Victoria.” Fit Sylvain.

“Hightower.” Rajouta-t-elle.

“Très bien écrivez votre thèse. Mais je ne la superviserai pas.”

Victoria sortit du bureau, Sylvain sur ses talons.

“Victoria, je ne savais pas que...”

“C’était quoi ça?”

“Pardon?”

Elle fit un pas, inspira un moment, puis fit:

“Ecoute, je ne sais pas qui tu es, ce que tu fais, pourquoi tu... Et d’où tu... Mais je n’avais pas besoin d’un chevalier servant face à cette ordure.”

“Mais...”

“J’ai juste... Besoin d’aller prendre l’air.”

Elle disparut dans le couloir, Sylvain toujours 1) surpris de savoir que Victoria la danseuse d'un bar miteux du Nord de la Ville étudie au jardin, 2) ne comprenant pas ce qu’il venait tout juste de se passer. Puis il pensa qu'il était con, pourquoi Keran avait-il parlé de l'intellectuelle de la Cour Neuve? Il n'avait même pas pensé qu'elle puisse être étudiante au Jardin.

Victoria refusant de trop réfléchir par rapport à Sylvain, ou même de se concentrer sur cette ordure qu’était Rouzem, se précipita vers sa chambre, le temps de se préparer à aller travailler.

Elle alla travailler au pas de course. Elle rumina un moment pensant à l'autre là, la pupille de l'Empereur, le privilégié dans le tramme. Une fois sur place elle du rapidement enfiler son tablier, et se diriger derrière le bar. Après deux heures, elle put passer au maquillage, puis monta sur scène pour chanter. Si elle avait été distraite jusqu’ici, à présent elle était en pleine possession de ses moyens, prête à chanter à gorge déployée. Peut être qu’une fois qu’elle aurait chanté, tous ses problèmes se dissiperaient, et... Non, il était là, il venait d’entrer dans le bar, l’air contrit. Elle ferma les yeux, l’espace d’une seconde, puis se reconcentra sur la mélodie, c’était un air jazzy, lent et nostalgique. Elle s’assit près du pianiste, faisant résonner les basses, trainant sur les notes, jouant avec les pauses, et les longues blanches, les croches. Et puis elle enchainait avec de la soul, pendant une vingtaine de minutes. Une fois fini, on l’applaudit, elle salua le public, puis se dirigea vers sa loge. Une fois changée, elle sortit et aperçu Sylvain près du bar. En le regardant cette fois ci, elle se demanda comment elle avait pu passer à côté de sa véritable identité. Evidemment qu'il était un aristo, avec son port haletier, sa façon de s'asseoir à distance des autres, de la plèbe, tout en s'appropriant l'espace qu'il occupait.

“Qu’est-ce que tu fais là?” Demanda-t-elle.

“Je voulais m’expliquer, et m’excuser. Et aussi, on a un verre à prendre.”

"Non, j'avais un verre à prendre avec un Doré un peu paumé, pas avec le putain de fils de l'Empereur."

Le visage auparavant penaud et souriant de Sylvain s'estompa, et il fronça les sourcils.

"Je ne suis pas son putain de fils." Sa voix tonna, et il sentit les regards des clients se river vers lui. Il remarqua que Victoria avait légèrement flanché, aussi, il inspira, et se reprit immédiatement.

"Ecoute, je… Je comprends que tu sois méfiante vis à vis de moi, et c'est à 100% de ma faute. Laisse moi m'expliquer et tu comprendra mieux, je te le promets."

Elle était sceptique, elle voulait hurler que le fils de l'Empereur était en ce moment même là, et la foule se presserait sur lui, et le tabasserait surement. Ils déverseraient leur rage, leur précarité, leur misère à la gueule de cette incarnation du privilège.

"Victoria, je t'apprécie vraiment beaucoup, et j'aimerais vraiment qu'on puisse tirer tout ça au clair. S'il te plait?"

Elle leva les yeux au ciel.

“Bon pas ici.”

Ils se dirigèrent dehors, puis vers un bar situé à quelques pas. Victoria salua le barman, puis entraîna Sylvain au fond.

“Alors?”

"Tu ne comptes pas retirer ton truc?"

"Tu as perdu ma confiance, et j'espère que tu en oublieras ce à quoi je ressemble."

“Je suis désolé d’être intervenu comme ça tout à l’heure avec Rouzem.”

“Mmh.”

“Je n’aurais pas du interrompre ton meeting, et ensuite parler pendant tout ce temps sans te laisser en placer une. Je suis désolé.”

“Est-ce que tu vas me vendre à la Brigade?”

"Quoi? Non, évidemment que non."

"Ca n'a rien d'évident. Pourquoi est-ce que je devrais croire que tu es des nôtres, alors que tout porte à croire que tu t'es infiltré pour mieux nous détruire. Après tout, il t'a donné tout ce que tu voulais, il faut bien que tu lui retournes la faveur."

Il inspira, essayant de retenir la déferlante de haine qu'il avait en lui, de cacher les plaies qu'elle venait d'ouvrir sans crier gare. Il avait la gorge nouée, alors il but une gorgée, puis une autre, détournant brièvement le regard puis déclara:

“Idéalement, on aurait eu cette conversation après notre cinquième rendez-vous. Tu aurais appris à me connaître, pour moi, et après j’aurais largué la bombe H. Mais bon, inversons tout. Oui, je suis la pupille de l’Empereur. Mes parents…" Il marqua une pause, faisant un effort surhumain pour ne pas se laisser envahir par les cauchemars. "A leur mort, il m'a adopté. Enfin, sur le papier, mais dans les faits de me payer des trucs, mes études, des cours de sport, bref.”

“Et comment tu expliques?”

“C’est une autre question non?”

Elle arqua un sourcil, but une gorgée, et lui dit:

“Vas-y je t’en prie.”

“A quel point est-ce que tu te méfies de moi maintenant? Sur une échelle de 1 à 10.”

“Probablement 15, tu es passé de mac à bourge à membre de la famille impériale. C’est l’ascenseur social ou je m’y connais pas. Maintenant, explique moi comment tu as pu te retrouver là à…”

Il sourit faiblement. Famille impériale. Il n’y a pas de famille impériale. Juste Clarke, et parfois Yan. Des hommes, vivant ensemble tout au mieux.

“Après avoir fini mes études au Jardin, je suis allé sur le front, dans le Sud. Tu sais, on essaye y récupérer des régions qui nous ont échappé pendant la sécession. Hum…" Il avait la voix tremblotante, aussi il s'efforça de mieux en maitriser les trémolos. "C’était un calvaire. Un véritable calvaire. Hum... J’ai perdu... quasiment tout un bataillon lors d’une attaque contre les indépendantistes. Et...”

Il marqua une pause.

“J’étais blessé, mais j'avais survécu.Il a fait envoyer toute une unité de sauvetage pour me sortir du milieu de nulle part… 'un mois de repos et tout ira mieux', et deux mois après j'étais allongé dans ma chambre, dans le noir, le bruit de l'explosion résonnant en continu dans mon crâne, les hurlements, les cris, la mort de… Bref…”

Les poils de Victoria se hérissèrent sur son bras, il s'était quelque peu métamorphosé sous ses yeux, il était devenu une des énièmes victimes de la folie et de la mégalomanie d'un Empire cannibale. Il y eut un silence. Elle retira son masque discrètement, faisant retomber ses cheveux sur son visage.

“Je suis passé par une longue phase de dépression, pendant laquelle j’ai voulu retourner dans ma maison de jeunesse. Et c’est là que j’ai découvert le travail que mon père essayait d’accomplir. Il avait compilé des informations sur les exactions commises par l’armée, et la police. J'en ai parlé à Daniel et c'est là qu'il m'a présenté à la loge. Je suis en froid avec l’Empereur depuis un moment, mais la dernière fois que je l’ai vu, il m’a envoyé au Jardin, et m’a demandé de lui trouver une femme. Rouzem n’a pas à savoir que je ne peux pas spécialement demander quoique ce soit à l’Empereur.”

“Oh.”

“Voilà le pourquoi du comment.” Fit-il.

Victoria demeura silencieuse un moment.

"Comment je fais pour savoir que tu n'es pas une taupe?"

"Les loges sont toujours ouvertes. Tu es là, pas en prison, pas torturée, pas exécutée…" Elle n'avait pas l'air convaincue. "J'ai perdu quelqu'un pendant la guerre dans le Sud. Quelqu'un que j'aimais à la folie et qui est mort parce que…" Sa voix se brisa et il dut détourner le regard. "L'Empire a pris la vie de trop de gens, de trop de personnes que j'aimais." Il pensa brièvement à Clarke, à son ton suffisant. "En réalité, je suis une taupe, mais pour la rébellion. Comme tu le sais, je vais lui trouver une rebelle, qui va l'épouser, et détruire l'Empire de l'intérieur. Et peut être qu'ensuite tout ira pour le mieux, pour toi, pour Daniel, qui pourra peut être tenir la main de son mari au vu et au sus de tout le monde."

Puis elle finit par prendre la main du jeune homme dans la sienne.

“Je suis désolée, je ne savais pas.”

“Ne t’excuse pas s’il te plait.”

Il serra sa main, plongeant ses yeux dans ceux de la jeune femme.

“Bon, j’ai laissé passer trois questions, à ton tour: Victoria Hightower, qui es tu?” Demanda-t-il.

Son regard s’était attendri, elle se sentait enfin respirer.

“Je suis une jeune Sobre dont le père, membre d'un syndicat interdit, a été exécuté quand j’avais 11 ans. Depuis ma mère s’occupe de mon frère et moi seule, j’ai commencé à travailler à 17 ans, et je continue maintenant pour payer nos dettes, et garder l’appartement. J’ai passé un de ces test après l'école élémentaire, et j'ai appris que j'avais du potentiel, que j'étais une future Elite. Ni une ni deux, on m'a mise dans le tramme jusqu'au lycée dans les quartiers centraux, payé une bourse, et puis j'ai fini au Jardin.”

On leur servit du vin, et ils trinquèrent.

“L’Empire est moribond, et inique, j’ai pu le découvrir en travaillant. J’assistais à des conférences sur la pauvreté, sur les Déclassés, et finalement, j’ai rencontré Dana comme ça.”

“Dana?”

“Dana, ma meilleure amie.”

Il y eut un bref silence alors qu’ils buvaient.

“Du coup, ta thèse?”

“Sur le divertissement et les fondations classistes de l’Empire.”

"C'est à dire?"

"Une grosse partie de la vie des plus riches dans notre société est tournée autour du divertissement."

"Tu trouves?"

"Aller à l'opéra? Au théâtre? Au cinéma? A des concerts? des compétitions sportives?"

"Certes, on le voit même pas tant que ça comme du divertissement."

"Alors que si je te parlais de télévision? De passer des heures sur Ravel à écouter des artistes populaires? De regarder toutes les séries de la bibliothèque audiovisuelle de l'Empire?"

"C'est assez mal vu."

"Voilà. A quel moment on a décidé que certaines formes de divertissement étaient condamnables, et pas d'autres?"

“C’est intéressant.”

“Raison pour laquelle ce fasciste de Rouzem ne veut pas m’aider.”

“Tu devrais contacter Professeur Terrence. J’ai son mail si tu veux.”

“Oh wow. Merci.”

Il haussa nonchalemment les épaules.

“La question que je me pose c’est pourquoi est-ce qu’on s’est raté comme ça? J’étais encore au Jardin il y a quoi trois ans.”

“On a deux promos d’écart quand même ça doit être ça.”

“Ca doit être ça.”

Ils discutèrent de tout et de rien pendant au moins deux heures. Les cours. Les pires professeurs. Les meilleurs. Pire soirée. Meilleur soirée. Le fascisme de Rouzem. Le lycée. A la fin de la soirée, ils rentrèrent tous les deux vers la cité universitaire. Dans le tramme, Victoria s’assit près de lui et se hasarda à poser sa tête contre l’épaule du jeune homme. La lumière du souterrain ne lui sembla plus si visqueuse et collante que ça, finalement. Il passa distraitement son bras autour de ses épaules.

“J’en reviens pas, tu dors sur le campus?”

“Oui j’ai remonté le temps, et je suis sensé faire le chaperon maintenant.”

“Tu incarnes donc ton pire ennemi maintenant.”

“Précisément.”

En sortant du métro, Sylvain attira Victoria contre lui.

“Alors, je peux en déduire que tu ne m’en veux plus?”

“Non je pense que c’est bon de ce côté ci.”

“Et j’ai rien de plus à découvrir, en dehors de Victoria la danseuse, la rebelle et la doctorante. Ca sera tout?”

“Ca sera tout.”

Elle se hissa sur la pointe de pieds et posa un baiser contre ses lèvres. Il sourit un moment, lui rendant le baiser.

“Hum. Je me disais. Tu veux venir à Snock?”

“Oh c’est pour ça qu’on ne s’est jamais croisés.”

“Oh c’est vrai que Snock c’est trop conceptuel pour un mec populaire comme toi.”

“Oui, mais je suis prêt à venir pour une étude strictement anthropologique.”

Elle l’entraina vers le bar en question. Le Snock était dans une petite ruelle près du Jardin. Un petit escalier menait aux anciens locaux de la poste de la Ville. L'intérieur avait été reconverti en galerie immense, avec des photos et des tableaux immenses incorporant des jeux de lumière. Sylvain nota les globes de lumières flottant dans l'air, arrosant l'intérieur d'une clarté grisée et tamisée. Vers l'entrée, la musique était assez basse, et plus ils avancèrent vers le centre de l'entrepôt, plus la musique allait crescendo. C'était ce genre de musique qu'il fallait chercher en page 2 ou 3 sur la plateforme musicale de l'Empire, Ravel. Le genre qui n'entrait jamais dans le top 50, parce que pas assez connue du grand public, mais très apprécié par les "autres", les gens un peu différents, qui n'écoutaient pas de musique populaire, parce que trop commerciale, trop électronique, trop composée dans des laboratoires. "On perd l'essence même de la musique." Lui disait Victoria. "La voix, la mélodie, tout ça on le retrouve bien ici."

Ils dépassèrent quelques groupes qui discutaient, probablement du nouvel album d'un tel, prodige qui remettait le rap au gout du jour, avec une prose… Oh sa prose qui permet de saisir à quel point il est difficile de grandir près du périph. Sinon ils parlaient de ce nouveau film, une prouesse, une véritable prouesse cinématographique, qui vous plongeait dans la réalité de la Grande Catastrophe, en réalité virtuelle. Quelle époque!

Sylvain n'avait jamais apprécié cette partie là du Jardin. A l'époque il les trouvait trop snob, trop prétentieux, trop imbus de leurs propres valeurs culturelles. Et maintenant il les trouvait snob, trop prétentieux et trop imbus de leurs valeurs culturelles. Trop occupé à parler plutôt que d'agir concrètement pour rectifier les injustices de l'Empire. Il songea amèrement que lui n'avait pas non plus particulièrement oeuvré à réparer ces injustices. Il avait tenu les murs aux côtés de Daniel, parfaitement satisfait de ce non-rôle, de cette passivité tranquille dans la lutte.

“Tu veux boire quelque chose?” Demanda Victoria.

“Ce que tu prendras.”

Elle se dirigea vers le mur, posant le pouce contre une plaque surélevée et appuya sur l'icône du gin-tonic. Elle attrapa deux boules de lumière et les fit passer devant le jet de gin tonic qui était sorti de la plaque. Elle en tendit une à Sylvain.

"Inventif." Remarqua-t-il.

"Dès que tu as fini, tu la lâches, et elle va secréter un liquide qui va la désinfecter, en faisant de la lumière. Pas mal hein?"

"Pas mal."

Victoria repéra Dana, et trainant Sylvain par la main, s’avança vers son amie.

“Hey! Dana Sylvain, Sylvain Dana.”

“Enchantée.” Fit Dana.

“Enchanté.” Fit Sylvain.

Puis ils se mirent à danser. Après quelques chansons, Sylvain et Victoria dansaient l’un contre l’autre, les bras de Sylvain enroulés autour de la taille de Victoria. Sur une chanson latine du siècle dernier, il la fit tournoyer, puis revenir vers lui, elle improvisait entre les différents pas, puis sourit au jeune homme. Puis il y eut une session retrospective sur les années 2000. Ils s'époumonèrent sur des chansons iconiques de ces années puis finalement la musique se fit plus basse, moins rythmées, plus calme. Il était l'heure de rentrer.

Sylvain raccompagna Victoria vers l’aile des Elites, déposant un dernier baiser sur ses lèvres.

“Bonne nuit.” Fit-il.

“Bonne nuit.” Répondit-elle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Hanna Agbanrin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0