Chapitre 1: Incipit

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Avez vous déjà songé au poids des mots? Je sais, c’est une étrange façon de brosser le portrait de Sylveria en l’an 2112. Il est pourtant bon de s’interroger parfois sur des éléments que nous tenons pour acquis, des habitudes internalisées, des mécanismes rabâchés puis répétés puis rabâchés à nouveau. De se questionner sur ces petits faits, ces petits phénomènes, ces choses, qui innocemment mais surement structurent la phrase, puis le discours, puis l'univers abrité entre ces lettres. Ces gestes mécaniques répétés, rabâchés, réitérés sans plus de considération pour la sémantique, ni pour l’étymologie. Rien ne surgit du néant, rien ne se perd, tout se transforme. Un son, une syllabe, un arrangement de sonorité, un mot. Et puis des mots, et puis une phrase. Et puis un discours. C'est ainsi que nous l'avons appris à l'école, comment l'orthographe, structure la grammaire qui conditionne la rhétorique.

Mais quid du discours derrière le mot? Et si un mot abritait en son sein, une bibliothèque de pensées, un système de pensée, tout un discours sur le monde et son fonctionnement. Arrêtons nous un instant là dessus, il est bon de prendre du recul pour ainsi saisir les dynamiques subtiles et pervasives qui animent notre société. Société? Et pourquoi pas civilisation? Pourquoi pas peuple? Pourquoi pas collectivité? Et pourquoi pas race? Pensez à l'univers abrité par une successions de signes. Et si le discours précédait au mot?

Dites effleurer puis frôler et soupesez. Appelez la femme ou fille et méditer sur les implications de ces deux substantifs. Caractérisez les de Noir ou de nègres et songez à l’édifiante histoire cachée derrière ces qualificatif. Enfin soyez humain ou bête et demandez vous qui est arrivé le premier.

Pensez à ce mot haine. Haine. 5 lettres. Répétez haine, haine, haine, haine, haine, haine.... Peu à peu il se vide de son sens. Ce n’est plus qu’un alignement de 5 signes. Déchargé d’une connotation pourtant si forte. Comment ce mot a-t-il pu contenir la rage d’un Lucifer tombé du ciel? La fureur d’un cyclope éborgné? D’un Prométhée ayant risqué la colère divine pour au final créer une race qui s’autodétruirait? D'un Napoléon s'effondrant aux portes de l'Angleterre, terrassé en Russie?

La détresse d’un enfant de six ans privé de ses parents? Regardez, c’est ce jeune enfant derrière moi. Il irradie de bonheur. Il est assis dans sa chambre, à jouer à un de ces jeux abrutissants que les enfants adorent. Regardez ce visage creusé par des fossettes de joie, ces yeux plissés par ce sourire qui se dessine alors que la victoire est proche. Il va gagner, il le sait. Ce sourire va disparaitre.

"Vers 19h30, des hommes armés ont pénétré le domicile de la famille M, et tiré sur le couple, leur fils s'en est sorti indemne. Le mari comme la femme ont été emmenés d'urgence à l'hôpital, et ont succombé de leurs blessures, laissant derrière eux un jeune orphelin."

Comment décrire l'indicible? Affixer un sens à l'insensé, raisonner l'irraisonnable. On avait des mots pour ça, c'était un meurtre, purement et simplement. Des personnes étaient mortes, simple évident. Mais qui disait meurtre disait enquête, il faudrait un coupable, il faudrait nommer un responsable, déterminer si cet acte avait été prémédité ou non, faire valser les témoignages, de la voisine qui affirmerait que c'était une petite famille rangée, que personne n'aurait pu leur vouloir du mal.

Alors on dirait que c'était un homicide. Homicide, répétez homicide, et jurez moi que ce n'est pas le nom d'une maladie? Homicide. On enlevait toute considération de la victime, de ces proches, on enlevait le contexte du mal, et on les remplaçait par la froideur de la loi. Homicide. Faits divers. Se noyant dans la masse d'autres divers faits, kidnapping, accident de la route, homicide. Effaçant le visage de toutes les parties prenantes. Mais pour qu'il y ait homicide, il fallait pointer du doigt. Il fallait rationnaliser la boucherie fantastique, ne pas tourner de l'oeil lorsque des images passeraient devant un jury, oublier ce qui vous soulevait le coeur, ne plus se souvenir de Sloane et Hugh M. Ils deviendraient les victimes, et le petit enfant pleurant là bas deviendrait au mieux une circonstances aggravantes et au pire un dommage collatéral.

On oublierait surtout ce qui a motivé le crime, ce qui a poussé à l'impensable. Rien ne serait mis en place pour protéger ce petit, rien ne serait développé pour lutter contre ce mal qui rongeait le pays. Alors… Attentat.

Attentat, répétez attentat, sentez vos poils se hérisser, sentez ce haut le coeur, cette douleur poignante dans votre poitrine, comme si… on vous avait touché, vous directement. Comme si la douleur de la victime était la vôtre, comme si la perte était la vôtre… Et ce sentiment perpétuel de danger, de risque. Attentat, et aléatoire, la prochaine fois se pourrait être vous. Cette famille modèle, ç'aurait pu être vous. Et alors que tout le monde s'insurgeait du massacre, de la douleur de ce petit bout d'homme, traumatisé à vie, qu'on prendrait les armes pour le venger… Qu'advenait-il de lui? Qu'adviendrait-il de lui?

"Comment tu t'appelles petit?" Demanda-t-on.

Il demeura silencieux, serrant convulsivement dans sa main le collier de sa mère.

"Reculez, vous ne voyez pas qu'il est sous le choc? Laissez le."

"Votre Altesse, les services sociaux vont arriver, pour s'occuper de lui."

L'Empereur hocha la tête. Il avait la gorge nouée, la nausée, des genoux chancelants, mais s'imposait de conserver une certaine prestance. S'il craquait maintenant alors tout ceci aurait été inutile. Il inspira un moment, réprimant une énième vague d'émotions conflictuelles: la tristesse, la colère, le désespoir, la rage, le deuil. Il regarda le petit garçon, et ne put s'empêcher de ressentir un pincement au coeur.

"Et si il se trouvait dans une famille qui ne lui donne pas d'opportunité de réussir? Et si il se retrouvait dans une famille d'accueil, tu sais celles qui sont devenues des usines à malfrats. On créerait un autre monstre, un autre voleur, quelqu'un qui… Des années plus tard pourrait être celui qui appuie sur la gâchette."

"Votre Altesse, que préconisez vous?"

L'Empereur le regarda par dessus son épaule, on l'avait enroulé dans une couverture de survie. Une femme assise près de lui essayait de lui remonter le moral, en lui changeant les idées en projetant des hologrammes de monstres. Il fut incapable de détourner le regard du garçon, de ses boucles blondes et de ses grands yeux.

"Je ne saurai le laisser, le condamner à être charrié par le court des événements, loin de ma protection." Il souffla, serrant les poings et poursuivit: "S'il est sous ma protection, alors tout ira pour le mieux pour lui."

Le conseiller de l'Empereur hocha la tête, remarquant sa pâleur extrême.

"Votre Altesse?"

"Nous mènerons la guerre contre l'obscurantisme, pour lui. Nous terrasserons l'ennemi, terrasserons ce parasite qui est bien décidé à nous détruire de l'intérieur par tous les moyens possibles! Pou lui, pour l'enfant de Sylveria." L'Empereur s'approcha de l'enfant.

"L'enfant de Sylveria?"

"C'est ainsi que la presse le présentera."

L'Empereur poursuivit.

"Ils tourneront les armes contre l'obscurantisme, contre cet ennemi invisible s'attaquant aux familles modèles de Sylveria, menaçant notre mode de vie. Sa douleur à lui, ce sera notre douleur à tous. Ils se joindront à nous dans cette guerre contre le fanatisme, pour lui."

"Pour lui?"

"Fais venir la presse, nous ferons une conférence de presse ici même."

Regardez, il aura suffit de dire attentat pour qu'une guerre contre l'obscurantisme soit déclarée. Il aura suffit de dire attentat pour qu'ensuite survienne l'état d'urgence, que la colère populaire mène à une lutte acharnée contre les architectes de la peur. Si bien que quelques années plus tard, toute religion avait été bannie de l'espace public car ça ils pouvaient le faire, ce n'était pas bien difficile, quelques lois, prétexter un besoin de sécurité au sein de l'Empire, évoquer l'affaiblissement que suscite nécessairement toute division. Dans l'espace privé, l'Empire fit tout ce qui était en son pouvoir pour éradiquer les croyances religieuses. A l'école, via la presse télévisée, la presse en ligne, la presse individualisée, celle qui arrivait chez chaque citoyen Sylverien, sous forme de notifications personnalisées en fonction de ses intérêts et des intérêts de l'Empire.

Les curés, les rabins, les imams, les moines furent surveillés, pistés, traqués, et emprisonnés pour trouble à l'ordre public, arnaque, chantage, discours haineux, et ainsi de suite, on inventa des délits pour chacun d'entre eux. Et alors que Sylveria menait une transition vers la laïcité totale, on avait rapidement oublié l'enfant, l'enfant de Sylveria. En disant attentat, on avait oublié la principale victime de cette sombre affaire. On en avait oublié les morts, et celui qui leur avait survécu.

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