Coupable

de Image de profil de Marc Boyer BressollesMarc Boyer Bressolles

Avec le soutien de  Mac Aroni 
Image de couverture de Coupable

Cela fait des heures qu’il l’attend.

Sans une plainte ou un mot, il patiente sur ce banc. Face à son regard étrangement lointain, cinq canards déambulent sur une mare calme, reflet des mille couleurs d’un automne approchant.

Les pensées du vieil homme volent paresseusement, lui arrachant parfois un soupir qu’on ne sait las ou satisfait. Et sitôt un souvenir caressant son esprit, il s’éloigne pour ne jamais revenir.

La nuit tombe et rien ne vient. Mais il s’entête. Les passants l’ignorent, mais lui les observe. Cents vies traversant la sienne. Anonymes. Indifférents aussi. Chacun sa vie.

Quand la lune se fait reine, un vent léger se lève, et il devine qu’il approche.

Pas une parole. C’est inutile. Tout juste un regard reconnaissant.

Il est jeune. Bien plus que ce que l’ancien aurait imaginé. Une capuche masquant des traits austères. Pourtant, un étrange sourire se dessine. Un rictus qu’on n’oublie pas. Mélange de mélancolie bien sûr, Mais pas seulement.

— Seriez-vous triste ?

Le nouveau venu reste muet, s’installe sur le banc, et pose une main chaleureuse sur l’épaule de celui qui se tient à ses côtés.

— Quel est votre nom ?

Le vieux tique et sent sa gorge se nouer. Pourtant, les mots s’écoulent de ses lèvres, sans qu’il ne cherche à les retenir.

— Jules… Jules Ferraud.

— Vous êtes un brave homme.

Le compliment lancé d’une franchise abrupte fait céder les derniers remparts de l’aïeul, dont les yeux s’embuent de larmes silencieuses.

L’inconnu le laisse à sa peine un instant, avant de se pencher afin de poser ses lèvres sur sa joue ridée par les ans. Et il le laisse là. Sans un mot de plus.

La nuit sera longue.

Le frimas naissant guide son pas, étouffe sa silhouette. La nuit semble plus sombre, lorsqu’il s’approche d’une haute fenêtre. Là, une jeune fille trésaille à sa vue.

Il l’observe, elle hésite.

— Pourquoi fais-tu cela ? Lui demande-t-il soudain, d’un ton qui ne tranche pas avec le froid saisissant de cette obscurité si éloignée d’une aube renaissante.

— Je vis un enfer… Mon père, il…

— Ce n’est pas à lui de choisir.

Saisie par cette remarque incongrue, l’adolescente reste muette, comme suspendue aux lèvres de cet inconnu à la capuche plus sombre que la nuit.

— Il faut être deux pour céder au désespoir. Celui qui t’y condamne, et toi qui acceptes sa sentence.

Leurs regards se croisent, et tout devient clair.

Elle s’effondre et refuse qu’il s’approche davantage. Elle le rejette par ses larmes, et il s’éloigne, satisfait mais plus seul que jamais.

Une dernière visite s’impose.

D’un pas décidé, il traverse les portes vitrées, qui ne daignent s’ouvrir pour lui. Nul ne le remarque. Une infirmière le traverse et frisonne, en se retournant vers le vide.

Silencieux, il gagne le second étage, jauge les occupants des chambres l’un après l’autre. Quelques-uns recevront bientôt sa visite. Mais pas aujourd’hui. Pourtant, leur souffrance, leurs cris parfois, leurs râles lui fouaillent l’âme. Ils forment une sinistre mélopée sur son passage. Certains le prient. Il s’en éloigne et gagne une chambre, au fond du couloir.

Il l’attend.

— Vous voici donc.

Il acquiesce, et lui sourit tristement.

Ses pas le mènent vers le rebord du lit, sur lequel il prend place sans en froisser les draps.

— Quel est votre nom ?

— Antoine. Uniquement Antoine.

— Voilà qui n’est pas commun, sourit l’ombre.

— Je veux être moi en cet instant. Sans lignage, sans passé, sans entraves.

La sérénité qui brille dans ses pupilles voilées saisissent le jeune homme au faciès caché.

— Un peu comme vous, non ?

La taquinerie le fait sourire, sous sa lourde capuche. Et lorsque les doigts faibles du malade viennent se poser sur son poignet froid, il ne s’en offusque pas.

— Quel est votre nom ?

— Vous le savez bien…

— Non. Je connais votre titre, mais quel est votre véritable nom.

Pour le coup, il en reste coi. Voilà bien une question à laquelle il n’avait jamais réfléchi.

Pourtant, après quelques souffles ténus, une idée lui vint. Et il la laisse échapper, auréolée d’une mélancolie aux aspérités acérées.

— Coupable. Voilà un nom qui m’habillerait à merveille.

— Pour quelle raison ? s’étonne le condamné, le front plissé d’un mélange de douleur diffuse et de perplexité.

— Ne suis-je pas le plus grand criminel que l’humanité ait jamais connu ?

— Avez-vous le choix ? Pouvez-vous agir autrement ?

— Non. Telle est ma nature.

— Dans ce cas, devez-vous être tenu pour responsable de l’image que les gens ont de vous ?

Sur l'instant, le visiteur en reste sans voix, bouche béante.

— Je ne vous envie pas. Aucun mortel ne voudrait de votre éternité.

— Pourtant, je suis coupable d’être moi.

Le mourant lui sourit, alors que la prise sur son poignet se fait légère. Pas plus ferme que la caresse du vent sur un visage étonné.

— Il faut être deux pour être jugé. Celui qui décrète, et celui qui accepte.

Puisant dans ses ultimes forces, le malade se relève avec peine et approche sa joue des lèvres de son ultime visiteur. Et après un dernier merci, le silence se fait.

Alors que les premiers rayons d’un soleil naissant traversent la vitre ouverte sur une vallée anonyme, le survivant se relève et s’avance vers la sortie.

Au détour d’un couloir, il croise son reflet au travers d’une porte métallique.

Aucune malice ne brille dans son regard, riche de rencontres innombrables.

Une question lui vient alors que s’ouvre le passage.

La Mort peut-elle être innocente ?

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CoupableChapitre2 messages | 3 ans

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