Pinpin 4
Le regard vide, Pinpin tira une sucette de son imperméable blanc, Poire des espoirs, et la fourra dans son bec en oubliant d'ôter l’emballage :
— Il faut continuer les recherches.
— Quoi ? Mais, Pinpin… On a déjà fouillé toute la ville !
Quatre de Cœur s’effondra sur un banc dans un râle. L'uniforme rouge, râpé jusqu’à la trame. De bois fêlé, de coutures échappées ; cette nuit, la marionnette avait perdu son dernier bouton de veste. Un ultime petit point d'or étincelant entre les pavés d'un quelque part désormais bien lointain. Comme ses galons. Depuis longtemps. Dans une autre affaire ; un autre caniveau. Des petits bouts de fiertés perdus avec la plume de son shako. Son fusil, aussi. Brisé par un Polisson Rouge. Sa fourragère, brûlée lors d'une poursuite trop proche de la Bonne Étoile. Et les gants ? Non. Plus maintenant. Ce Quatre de Cœur était un avatar expiré. Un vieux pantin né sans fil, sans fin ; incapable de retourner dans sa carte.
— Je suis ép...
Mais les feuilles mortes du quai le giflèrent. Baffe ! Et les samares filèrent entre ses doigts de bois, tremblant d'émois. Un corps, creusé par tant de temps à être : ces mois qui n'auraient dû être que jours... La marionnette se recroquevilla sous le feu du matin.
Sa peau craqueta.
— Je veux rentrer, Pinpin.
La réponse du vent entre les bancs vides.
L'automne qui racle les quais du bout du monde ; là où les feuilles des marronniers quittent Ferblanc pour l'éternité. Oui. Ils avaient atteint les limites de la ville. Quelle cavale… Quelle nuit ! Quelle horrible affaire… Les guibolles vernies de Quatre en jouaient les castagnettes. Son cœur-écorce ? Les timbales. Ils avaient tellement couru. Couru et couru sur le marbre… Couru dans les rues et les avenues ! Sur les pavés, les tuiles et les caniveaux ! Le tambour de leurs semelles résonnant sur et sous les cheminées, entre les arches et les chemins de fer, de terre, de pierre... de la vieille gare aux confins de Ferblanc, jusqu’à ce que l’orange troue le suie-ciel. Et pour quel résultat ? Le braqueur s’était échappé. Féline…
Féline toujours introuvable.
— Partie très loin... murmura Pinpin, lisant sur le sol ses pensées, mais c'est où, très loin ? Et puis comment on peut faire pour y aller ? Est-ce que c'est par un chemin hyper secret ? Oh... Hé ! Mais c'est bien sûr ! Ça pourrait être ça, en fait. Comme dans l'affaire de Binlbek ! Un passage si giga hyper secret, qu'il faut penser comme Féline pour le trouver. Mais... Heu... Si elle avait réussi à battre le voleur de bonbon, pourquoi est-ce qu'elle est allée dans le très loin sans nous prévenir ? D'habitude, elle nous dit toujours quelque chose... Toujours ! Ce n'est pas normal. Heu...
Mais ses mots se désintégrèrent dans un souffle. L'orage industriel qui berce des phrases à peine modelées. L’esprit affolé, des reflets aux prunelles ; la pluie et l’automne plein les yeux. Ça fouillait du regard les farandoles de feuilles, sans qu’aucune explication ne brille au matin.
— Non ! Elle n’est pas partie dans le trop loin ! Mais dans le très loin, car je sais pas que ça lui fait pas peur. Féline est une très grande détective ! Quatre, on doit continuer. On doit arrêter de s’arrêter ! Sinon elle va finir l’affaire sans nous.
— Pinpin… Un pas de plus sur ce quai du bout du monde, et je…
…
Et je…
Et il quoi ?
La marionnette baissa son shako ; l’ombre de la visière sur ses traits effacés. Presque plus de bouche, bientôt plus de nez. Bientôt plus rien. Juste une bille de bois cabossée sur un uniforme errant. Ces mois qui n’auraient dû être que jours, oui... Sa gueule libéra un soupir chargé de symboles écarlates.
Il ne remarqua même pas l’aile tendue dans les cendres :
— Quatre ! Ça va ?
— Heu… oui ? Oui. Je suis juste un peu fatigué.
Les doigts écaillés refusèrent l’aide.
— Tu aurais dû demander à un autre Quatre de Cœur de te suivre.
— Hein ? Mais pourquoi ? Je ne fais pas confiance aux autres. Toi, t’es mon ami avec Muscat. Féline est notre amie ! On se connaît tous depuis longtemps, héhé !
Longtemps.
Ses restes de regard dégringolèrent. Tombés comme les boutons d'or.
— À quoi bon continuer ?
— Parce que Féline est dans le très loin, Quatre ! Il suffit de la chercher.
— Mais c’est où, très loin ? C’est la fin, Pinpin. On est au bout de Ferblanc.
— Quoi ? Oh, mais non ! Pas déjà ?
L’officier de Cœur sentit Pinpin vaciller entre les feuilles mortes. Il leva sa visière d’un geste faible, et fut frappé par la vue de son ami ; son visage, déformé de stupeur. Le pauvre avait la terreur aux prunelles, écarquillées, souffle après souffle, devant ce qui s’étendait par-delà les limites de la ville.
Quatre avait raison.
Il n’y avait plus de maison.
Ils étaient arrivés là où Ferblanc s’arrêtait ; là où l’Industrie était née. Les forêts de cheminées crevaient un ciel prisonnier des lignes électriques. Il ne pleuvait pas de l'eau, mais bien des étincelles. Du feu survolté esquintant les plate-formes qui clignotaient dans leur air noir. Leurs griffes ardentes fouillaient les terres de bric-à-brac, crachaient leur carbur, puis remontaient les poignes pleines de désordres. Des couleurs, des trésors et des lumières ; tant de reflets chamarrés en déluge sur le visage des deux policiers. Car, devant eux, captifs entre les serres de fonte, mille et un jouets étincelaient dans leurs guirlandes électriques.
Voici ce qui grésillait quand Ferblanc n'était pas. Voici la Crevasse à Jouets. L'infinité de reliques entassées en capharnaüms jusqu'à la mort de l'horizon. Des étangs à billes et des canyons de cubes. Des poupées géantes et des chapiteaux effondrés. Des châteaux de carte, des carrousels démantelés, des navires, des bonbons, des drapeaux ; une enfance en déchets écrasée sous le feu-suie de l'Industrie. On n'en voyait même plus le matin.
L'officier frissonna, le regard de plomb :
La cavale se termine ici.
À la fin de Ferblanc.
À la fin de son monde.
Mais Pinpin agita sa sucette emballée :
— Quatre ! Rien ne nous interdit d’encore continuer si c’est pour retrouver une amie. C'est toujours chez nous, là-bas, c'est juste... C'est juste un peu plus bizarre, heu...
Les usines vomirent leur fiel dans un fracas de fer et de chants d'orgue.
La sucette dansa de plus belle :
— Ah, mince ! Mais peu importe si c'est bizarre ! Si Féline est vraiment partie là-bas, alors on doit y aller.
— Et si elle n'était pas à Baie de Chrome ? Et si en fait on s'éloignait d'elle en traversant la Crevasse ? À l'opposé... Elle ne nous a même pas donné de lettre !
— Mais ça, ce n'est pas un problème, héhé ! Car j'ai bien réfléchi. C’est vrai que Féline nous dit toujours quand elle part loin… Mais peut-être que là, le très loin est tellement loin que sa lettre n'a même pas eu le temps de nous atteindre ! En fait, on va la recevoir plus tard, et donc ça veut dire que tout va bien – il pivota vers le pantin : – pas vrai, Quatre ? Tout va bien, hein ?
… qui répondit par un craquement.
— Ah, je le savais ! Merci, Quatre. Alalah... Féline est vraiment super forte ! Quand on la retrouvera dans le très loin, je lui demanderai comment elle a utilisé son voile anti-terreur contre ce satané braqueur.
— Mais... Comment est-ce qu'elle a fait pour marcher jusque là-bas ?
— Et puis, je lui demanderai aussi comment elle fait sa botte secrète qui casse les genoux des andouilles ! Parce que moi, j'en aurais bien besoin... Imagine si j’avais été à sa place, dans cette boîte à lettres. Heu... Le braqueur débarque par surprise. Bouah ! Comme ça, d'un coup !
— Pinpin, elle était blessée. Comment est-ce qu'elle a fait pour aller là-bas ?
— Alors je crie fort de peur. Mais je garde quand même mon calme. Et j'essaye de cacher mes yeux
pour pas qu'il me pétrifie comme les autres dans les salles de casino ! Sauf que là… il change de stratégie. Un truc qu’il avait même jamais fait, en fait ! Il tire. Trois fois ! Bam !
« Bam. »
« Et, heu… »
bam...
« Trois fois, quand même... Mais ce n'est pas grave ! Parce que j'ai amené... Heu... Mince... C'est vrai, tu as raison... Féline s'est faite touchée à chaque fois. Comment est-ce qu'elle a fait pour… Est-ce qu'elle a... On... Non, ce n'est pas possible ! Elle avait son voile anti... Mais c'était des balles. Même Az ne peut pas esquiver des balles. Il dit que ça fait très mal. Qu’elles sont encore plus dangereuses, après. Après… C’est vrai que Féline s’est battue, après. Mais elle est super forte ! C'est elle qui a réussi à vaincre Guizmo dans la précédente affaire ! Mais ce n’était pas très compliqué… Car Guizmo ne l'avait pas blessée quand ils ont commencé à se taper dessus. Il était même désarmé. Le braqueur, lui... Oh... Est-ce que... Heu... Dis, Quatre, est-ce que... S'il te plaît, Quatre... On peut faire une botte secrète en rampant ? »
— Je ne sais pas, Pinpin.
Le craquement du sucre sous l'emballage.
— Quatre ?
— Oui ?
— Et si en fait on s'était trompé ?
— Je ne sais p...
— Et si son voile anti-terreur n’avait jamais fonctionné ? Que le braqueur avait été trop fort ? Qu’il avait même su déjouer la bonne secrète pourtant là pour casser les genoux des andouilles ? Et si ? Qu'elle... Et si en fait elle n’avait jamais quitté la gare ?
Et si...
Mais son bec refusa de passer plus de mot ; un étau autour du bâton, comme sa gorge qui avait fait ses lacets. Double nœud. Triple embûche pour cette vilaine voix ; crieuse d’une cruelle réalité. Alors, que son horreur reste au cœur. Réprimée. Enfouie. Oubliée, ensuite… Ce n’était qu’une affaire de secondes.
Quelques secondes, oui.
Juste quelques secondes…
Pinpin tourna le dos à Quatre de Cœur.
Le râle des usines.
Le vent noir de nuées ; une odeur de suie plein le nez. On reniflait. Secrètement. Priant pour que l’horizon hurlant couvre l’impolitesse. Mais les yeux piquaient fort – et nulle aile n’était assez courageuse pour les soulager : les gestes, ça ne se cache pas avec le bruit. Même celui de l'Industrie.
— Viens, Pinpin... On retourne à Ferblanc. Il faut bien qu'on rentre, au bout d'un moment.
Les guibolles de bois émirent un craquement sinistre. Le shako relevé, l'uniforme valsant avec l'automne, Quatre murmura en traînant ses pattes sur le quai :
— Tu sais, parfois y'a des malheurs heureux. On croit que c'est pas bien alors que... Enfin... Même si on s'en rend pas vraiment compte, on voit qu'en fait c'est pas si mal. On s’aperçoit que l'encre dans la carte d'à côté a toujours été plus rouge, et donc... Bah... On est content d'avoir fait le saut. Moi, j'aimerais bien en tout cas.
Le chant du Chrome.
L'orgue qui fait trembler les jouets depuis son lointain de rouages.
— Allez... Tu viens, Pinpin ?
Mais aucune autre voix n'osa recouvrir les notes éclatantes.
— Pinpin ?
Non. Le pantin fit volte face. Il n'y avait plus que lui sur le quai.
Lui, et un emballage de bonbon partant à la poursuite les feuilles mortes :
Poire des espoirs
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