Fuite du Carnaval 1
Contexte : réécriture des chapitres où Lulu s'enfuit du Carnaval. Elle s'enfuit car elle pense avoir fait une grosse bêtise, qu'un "Corbeau" la poursuit, mais aussi parce qu'elle veut devenir une aventurière.
Des journaux, des parchemins, des pages – collés, cousus et criblés de marquages. Dégainée face aux vents froids inconnus, la Super Carte offrait à Lulu tous ses rêves et secrets. Des lieux, des odyssées, des mers – griffonnés, gravés et gribouillés en lettres grossières. Leurs encres rutilaient sous la valse des aurores boréales, c'était vraiment très joli à lire. Du sucre pour les yeux ; la tête, aussi. Surtout quand les mots étaient nés d'un feutre à paillettes, ou d'un gros paquet de crayons enlacés.
Ça tambourine dans ta poitrine. Ça chatouille dans ta caboche. Une chaleur agréable ; beaucoup d'idées qui fusent à toute allure sur le cuivre de tes circuits.
Un lâcher de papillons colorés qui n'attendent qu'à être attrapés, puis étudiés. De véritables nuées ; autant que de chemins pour partir très loin, en fait. Il ne suffira que d’avancer. Gravir cette dune, là-bas. Et nourrir tes yeux de la vue.
L’aventure commence maintenant.
Maintenant, elle était une aventurière. Une vraie. Presque comme Sedna. Car elle aussi allait s’échapper, d’abord ! Elle voguera, fière vers les plus lointains rivages. Dans les coulisses du monde, elle tiendra la barre d'un navire qui sentira bon la madeleine. Qui sera violet. Une enclave de fabuleux errant par-delà les bords de l'éther. Il pourra aussi bien nager que voler, plonger que marcher. Et même qu'il aura de grands mâts pour caresser les comètes, avec des tas de rubans, avec des nuées de drapeaux ! et qu'il aura des canons à feu d'artifice, plein de voiles mandalas gonflées de désir. Il ne suffira que de rêver, en fait. Même dans les temps sans vent, Lulu n'aura qu'à souffler comme une grande pour avancer. Elle partira pirater le Réel ! Les bottines éclaboussant le chaud des eaux turquoises, puis des écumes et des sables blancs, les plages qui ont le goût de cerise ou qui sont dures de galets, bruyantes de conques, noires d'encens. Ses poches seront lourdes de diamants, ses mains, pleines de coquillages ; elle gambadera, comme ça, sous le regard des canopées, après l'aria heureuse des perroquets de papier, et alors... Seulement alors. Quand le soir brûlera l'orage et que le ciel sera craquelé de cosmos, elle s’assiéra sur ses trésors.
Elle mangera des fruits en regardant les étoiles tomber.
…
Peut-être même qu’elle aura rejoint un équipage.
Il y aura un équipage.
**
Très loin de toi et dans de nombreux lendemains, un navire qui sent la madeleine sieste au creux d’une lagune merveilleuse. Les côtes rosâtres trempent dans le chaud turquoise ; le rivage étincelle, comme les yeux. À bord, un équipage de silhouettes se repose dans l’ombre du gréement-ruban. L'une d’elles, une toute petite à écharpe, peine à tenir une carte trop grande. Ses couettes touffues sont ballottées de bise.
**
Un sourire naissant entre lacrymes.
Peu importe le nombre de jours qui te séparent de ce lendemain. Pars à sa rencontre, maintenant, et tu en feras à coup sûr ton aujourd'hui.
Une journée aux sourires éternels. Un instant de rires capturé par les conques, puis revécu, encore et encore, bien plus tard quand elle regardera le cosmos craqueler l'été. La nacre lui chuchotera l'heureux ; les étoiles tomberont. Des astres. Les siens.
Ça sera très joli à voir et à vivre.
Oui.
Lulu plongea son regard dans les yeux barbouillés de la Super Carte :
Vous allez y arriver, capitaine. Beaucoup d'équipages errent dans la Récréation ; il ne vous suffit que de choisir une direction à suivre – une fin à atteindre.
Voici tous les caps possibles.
Une infinité de voies offertes à vos prunelles ; vos rêves.
Ceux qu'elle avait tant imaginés les soirs où les autres breloques parvenaient à dormir : cachée sous la couverture, poings serrés contre paupières. Serrés, encore. Plus fort quand la mélodie de Madame Lapin s'approchait de son lit.
La chaleur d'une lanterne perforant les draps. Des rouages qui cliquettent juste au-dessus de sa couette ; une berceuse qui écoute, observe, qui vérifie que l'aventurière de ce lit ne falsifie pas son sommeil. Une seconde à attendre, alors, sous le plomb d'un regard sévère. Deux secondes ? Cinq. Dix. Vingt mesures de mélopée à passer avant que, enfin ! les pas lourd de la surveillante s'éloignent dans le Dortoir-abîme...
Ouf.
Créer la Super Carte à l'insu de tous avait été une tâche compliquée. Mais la voilà maintenant réalité ! Prête entre ses mains ; sortie du chantier. Mille et un lieux sur les buvards. Vingt-mille nuits de voyage en navire. Des rêves, pour la première fois dévoilés aux yeux du ciel ; écrits en toutes encres pour pirater le Réel :
La forteresse de sable doux – tracé de pourpre et d'étoiles d'or sur fond de journal.
La lagune aux dodos – bleu brillant bravant les résidus rugueux des papiers de bonbon.
L'atoll d'automne – lettres en crayon gris chevauchant cartons et feuilles mortes.
Et vous vous trouvez ici. À l'orée du Carnaval des Félicités.
Rose et vert, embrassés sur leur lit crépon.
Le port du départ ; là où rampent sur le sable les éclats agonisants de la fête. Encore quelques pas, et le jazz des rues nébuleuses ne sera plus qu’échos perdus à ta poursuite : Az et ses ruelles, effacés comme un rêve ; Pinpin laissé derrière ; le vieux loup, aussi. L’ancien monde en halos trouant de couleurs la nuit. Ça sera un peu triste... Mais grâce au vent, tes narines débusqueront bon nombre de trésors venus du folâtre : de l'encens caché entre les fils d'air frais, de la vanille et de la pomme plongées dans l'odeur du sable, puis de la fraise en fragrances... pour quelques pas, seulement, car tout ça ne sera que remembrances passé quelques dune. Quelques pas, deux, peut-être trois, et les ombres géantes des palaces cesseront ensuite d’assombrir tes enjambées. Tu auras piétiné ces toits en escalier sur leur ciel de sable ; les doigts de la fête, étendus sous tes bottines pour te retenir – te faire chavirer en susurrant :
Encore quelques pas, et tu seras totalement seule.
Êtes-vous sûre de ne rien oublier, mademoiselle ?
**
Pendant ce temps, dans un futur de futur, une brise venue du grand bleu caresse les cordages du navire. Le monde entier se repose sur le pont chamarré, profitant de l'air doux sucré des lagunes. Une accalmie dans l'aventure, mais pas pour toi, œil-espion venu du passé.
Oui. Tu as en effet oublié quelque chose. Quelqu'un. Un précieux compagnon que tu reconnais immédiatement, même s'il s'est déguisé en ombre chinoise. Assis à côté de ton futur, il lit la grande carte en pointant du doigt quelque chose. Il est de petite taille, comme toi. Il a une caboche au carré. Et une belle cape flottant dans la bise marine.
**
Oh ! Saut de cœur ! Un coup d’œil précipité en arrière ; vers les pavés mordus de dunes !
La nébuleuse de sucres du Carnaval s’entortillait dans l'ambre des réverbères. Pas un ballon échappé ne venait troubler leur placide. Aucun accord trop fort. Pas une ombre.
Pas de cape virevoltant sur des pas héroïques.
Tu n’aurais pas dû partir comme ça, sans écrire de lettre, ni lâcher un mot au vent des avenues.
Que va-t-il penser de toi, maintenant ?
**
Il y a longtemps, dans un quartier triste de pluies au charbon, un détective tout en blanc retourne chaque ruelle sous l’œil médusé de son ami :
— Elle est encore là, Quatre. Je le sais. Elle a dû... Encore quelques rues et on la retrouvera.
Un soupir, puis des pas qui traînent sur les pavés épuisés. L'autre répond :
— Comment tu le sais, Pinpin ? Et elle partie sans rien dire.
**
Lulu hoqueta. Ses jambes rembobinèrent les dunes ! Moins un pas vers l'aventure. Moins deux. Moins trois, moins quatre, moins cinq, six sept huit neuf dix enjambées en panique vers le cap d’une autre boussole !
Un sanglot échappé. Les mains refermèrent la Super Carte :
Capitaine Lulu ! Mais ! Que faites-vous ? L’aventure commençait mainten...
Mais le visage barbouillé disparut sous les plis, puis les plis dans la poche, la poche sous les nuages de sable soulevé : moins onze, moins douze, moins treize... Lulu labourait d'anciennes empreintes qu'elle avait pourtant creusées de désir.
Mais d'un désir.
Moins quatorze, moins quinze, moins seize...
Un grand désir, certes, mais est-il vraiment le seul à faire battre votre cœur, mademoiselle ? L'aventure, c'est toujours mieux à deux.
Moins dix-sept, moins dix-huit, moins dix-neuf, vingt.
-20
Les dunes, rembobinées. Il ne lui restait qu'un dernier pas avant de fouler la dureté des pavés ; le lisse qui chante au toucher. Là-bas, les ampoules colorées des palaces la toisaient depuis leur sommet sidérés. Les bras sucrés de la nébuleuse s'entortillaient sous son nez : des spirales goût poire, chaudes sous les réverbères, comme celles au caramel éveillant gourmandises – lui susurrant à l'oreille ce qu'elle aurait peut-être dû penser :
Il y a un grand nombre d'équipages qui errent dans la Récréation. Tu t'es donc dit qu'il suffisait de partir, partir très loin à la poursuite de leur sillage... Mais pourquoi, en fait ?
Ici, tu as déjà tout ce qu'il faut, non ?
Le vent lui apporta ensuite d'autres sens, d'autres ambiances, des sons devenus sourds d'ivresse : les notes, le saxophone, les trompettes, la batterie ; les rires de breloques par-dessus toutes ses mesures en folie.
Un rire, surtout :
**
« Ahah ! »
**
Celui d’un ami.
Un ami ? Le porteur d'une clef pour votre Valet.
Des papillons au cœur. Leurs frissons envolés dans la gorge – un mot à dévoiler.
Quel film il y aura ce soir, au cinéma ?
Peu importe le héros qui allait courir sur la toile. Sedna, Az, Oscar ; même l'ombre du projecteur assoupi pouvait suffire à faire un fabuleux film pour Lulu. En fait, tout ce qu'il lui fallait, c'était de rejoindre quelqu'un à la maison.
L'une de ses jambes se posa sur le pavé bleuté, de retour dans la félicité.
L'autre voulut l'imit...
Halte ! Pas un de moins ! Retour au Carnaval non autorisé.
Foudroyée ! Trébuchée sous le sévère ! Les mains et les genoux plongèrent dans le désert rose et vert.
Violation du décret A-02 « Je dois être une aventurière ». Osez votre pas vers le Carnaval des Félicités, et perdez votre costume de l’aventurière.
L'horreur dans les yeux. Mais qu'allait-elle faire sans costume ?
Qu'est-ce que deviennent les gens qui n'ont plus de costume ?
Des fantômes. Des trucs qu'on oublie car ils ne font plus partie de la pièce. Ils n'ont plus le droit de parler. Ni même d'être dans la lumière avec les autres. Retour aux coulisses. Enterré sous le plancher, entre les fils techniques du monde.
Sans rôle, ou avec un mauvais costume, on n'est rien. On meurt tout seul hors du Réel.
Nouveau décret rédigé O-OON4x : « Je ne dois pas perdre mon costume ». Urgence. Faites demi tour. Faites absolument demi-tour ! Rappel du code de conduite : une bonne aventurière sait faire demi-tour.
Les mains quittèrent leur fosse... Mais les prunelles s'attardèrent dans les avenues cosmos.
Nouveau décret rédigé : K-48c « Je ne dois pas retourner au Carnaval ». Les gens aiment les grandes aventurières. Partez immédiatement dans la Récréation, courez jusqu'au bord de l'éther ; méritez le port du costume de la grande aventurière, et ensuite, seulement sous ce rôle, oblitérez K-48c pour obtenir l'autorisation de retour exceptionnel pour le Carnaval des Félicités.
Es-tu une aventurière ?
-19
Es-tu comme Sedna ?
-18
Est-ce que les gens aiment les grandes aventurières ?
Moins dix-sept, moins seize, quinze, quatorze...
Encore.
Treize, douze, onze...
Encore. Ce n'est pas assez rapide ! Code de conduite : une bonne aventurière sait vite lever l'ancre quand il le faut.
Retournez immédiatement au point zéro.
Dix neuf huit sept six cinq quatre trois deux
un
0
Silence.
Quoique troublé de bruits de nez, et de papiers dépliés...
Contente de vous revoir, capitaine Lulu.
D'un hoquet, et d'un respir resserré.
Aïe ! Ouille ! Évitez de trop m'ouvrir quand il pleut, d’accord ? Ça peut faire bobo à l'encre. Alors ! Quel cap comptez-vous choisir ? Quel équipage allons-nous rencontrer ? Sur quel trésor mangerez-vous des fruits en écoutant les coquillages ? Oh, c'est si excitant d'être une aventurière !
Capitaine ? C'est bien d'être une aventurière, hein ?
Mais Lulu ne regardait plus la Super Carte. Ses yeux reflétaient le rose et le vert, toujours brûlant d'y découvrir une cape surgissant hors des vapeurs de pêche.
C'est inutile. Il ne viendra pas. Il ne sait pas que tu es là. Et puis de toute façon, même s'il le savait, ça ne changerait rien.
Tu l'as perdu. Il n'est plus ton ami depuis longtemps.
Un peu comme Angström qui ne veut plus te voir. Tous les deux ont un jour dit que tu étais une méchante. Et c'est pour ça qu'aucune silhouette ne surgira de ces couleurs pour te voir.
…
Sauf que...
En fait, en réfléchissant bien, tu le sais – il y aura quand même quelqu'un. Une silhouette a fédora qui finira par se montrer si tu restes ici trop longtemps :
Le Corbeau te recherche en ce moment.
Les gens n'aiment pas les méchantes.
**
Pendant ce temps au Carnaval, un petit bonhomme à tête carrée fonce avec son ami sous le déluge de flocon’fettis. Des rires et des pas ricochant entre les réverbères, jusqu’aux fonds des ruelles, mille et une neiges en couleur éclaboussées ! Puis doucement retombées. On ne loupe pas une flaque à éclater en feux d’artifices.
— C’est moi qui a la balle, ahah ! T’arriveras jamais à m’attraper, Filou !
Mais aucune voix ne s’élève en retour.
La cape chute avec les flocons ; un regard un arrière.
— Filou ?
Son ami lapin n’est plus qu’un petit point perdu derrière ; essoufflé ; sans le ballon qu'Angström leur avait offert.
Il s’appuie contre un mur, écartant ses oreilles tombantes : mince, alors ! Attraper les feuilles mortes, c’est bien plus facile, quand même… Comment fait-on pour poursuivre un héros ? C’est comme courir après une comète, en fait. Une étoile filante aux poussières-papiers et à la queue de cape ! On ne peut que l’entendre rigoler en s’éloignant…
— Hé, Filou ! Je t’attends ! révèle un écho dans la rue.
Encore quelques soupirs...
Et le lapin abandonne le mur, le courage dessiné sur sa caboche en peluche.
Ailleurs, sur la place aux marronniers, un caneton à bonnet de nuit déverrouille un étui sous des yeux écarquillés :
Clic ! Clac !
Clac ! Clic !
— Woaaah !
Et il tire du velours une trompette au vermeil éclatant.
— T’as vu ? C’est Angström qui me l’a offerte à la fontaine ! T’as vu comme elle est jolie ?
L’autre, une renarde magicienne, tente d’assembler ses mots. Elle frotte ses manches trop longues contre ses prunelles époustouflées : des lunes et des étoiles qui s’éperonnent sur leur nuit froissée.
Elle finit par murmurer d'une toute petite voix :
— Dis, tu crois que… Si je suis assez rapide, tu crois que je peux capturer les notes que tu feras dans mes manches ?
— Je sais pas... Heu... T'as la place ? Car je souffle fort, quand même !
— Ah… En fait… – un coup d’œil rapide – Oh ! Attends…
Et une pluie de cartes dégringole du cosmos en tissu. Puis des jetons, des dés, des balles, des crayons, des feuilles, des feutres, un mot d’amour, quelques bonbons au caramel. Et une papillote explosive. Et encore des cartes fraîchement offertes. Et un gros sac de calots nébuleux ! Paf ! Tombé en plein dans les confettis.
— Voilà ! Je crois que ça devrait être bon, maintenant !
— D’accord, bah à ton tour d’attendre, alors. Car j’ai aussi les partitions à déballer !
Entre temps, caché derrière une arche proche, un petit âne pirate et borgne essaye de dégonder la porte verrouillée d'un palace. Il tire sur la poignée, râle, mais ne parvient même pas à lui extorquer un grincement.
Il appelle son camarade qui fouine dans le coin – un oiseau bleu ciel au chapeau marin :
— Matelot ! Venez m'aider, sacrebleu ! Il nous faut absolument cette porte pour notre giga navire !
— Bien sûr, capitaine ! répond immédiatement le mousse, les ailes rejoignant entre les gonds les mains de chiffons.
Mais toujours pas de craquement. Juste un chant de trompette envolé avec les feuilles des marronniers.
— Tirez plus fort, par tous les croqueurs criques !
Ah, j'essaye, mais... C'est dur, capitaine... —
— C'est dur, mais nous finirons bien par l'avoir, courage ! Nous ne partirons pas d'ici sans notre planche de gaillard d'avant. Ça ira très bien avec celles qu'Angström a donné.
Oh, ça y est ! Je l'entends flancher. C'est bon signe ! —
— Quoi ? Mais, matelot Tinoizo… Ce bruit, c'est dans notre dos ?
Le grincement d’une lanterne valsant avec une mélodie métallique.
— Regarde, Bella, ils vont se faire gronder ! s'exclame l'un des témoins, une breloque à tête de bombe qui calculait un truc à coup de craie sur la place.
— Roooh, pourquoi tu t'en fais pour eux ? Ils l'auront bien cherché ces gros nulos, hein ! Bon, dis… C'est quand qu'on joue aux chevaliers ?
Mais la tête à toto n’écoute pas. Les zéros peints sur la bombe se sont replongés dans le désordre des équations blanches… Quelques grattouilles à la mèche pour mieux réfléchir, et c’est reparti. Moins dix-huit ? Moins dix-neuf ? Heu… Moins vingt. Oui, c'était ça qu'il cherchait. Est-ce qu'ici, avec ces toutes courbes, leurs expressions bizarres et ce nuage de variables – est-ce que moins vingt-et-un était encore une solution possible ?
— Bah écris-le, si tu veux qu'il soit là, hein. Mets « égal moins vingt-et-un » et c'est terminé !
— Mais on sait que ça marche pas comme ça, Bella ! Rappelle-toi. Une fois, j'ai décidé de tricher, et ça a fait super peur !
— Oui bah, de toute façon je sais même pas pourquoi tu veux ce truc.
— Heu... Je sais pas, ça a l'air bien. Moins vingt-et-un fait joli avec le reste.
La gamine redresse le seau cabossé qui cache ses yeux cernés de cendres.
Un reniflement perplexe.
Mouais.
Elle cogne son épée de bois sur les pavés.
— Alleeeez, viens viens viens ! On a un château à sauver des méchants monstres de feu !
Oui ! L’Enfernité, les très méchants monstres de feu qui mangent tout ce qu’ils trouvent. Tout ! Même le sable, même les étoiles, même... Il faut leur donner une bonne leçon. Les éteindre avant qu'ils n’éteignent d'autres mondes. C’est important. Alors il faut s’y mettre maintenant. Maintenant ! Et pas autrement.
La guerrière sautille d’impatience, dans tous les sens. Splash ! Pieds joints dans les caniveaux de couleur – les jambes, la robe de princesse, le rouge des cheveux en laine : gaugés de bleus et de roses ! Mais ce n’est pas grave. C’est la guerre, hein. Ça salit ! Et puis mieux vaut avoir un arc-en-ciel sur les fesses que le noir du feu. Alors elle ose de nouveaux pieds joints périlleux ! De nouveaux confettis envolés autour de ses pas d’escrime. Estocs et botte secrète pour casser les genoux des andouilles ! Sur les pavés ! Bam !
L’épée manque de peu la magicienne qui passait par là, une oreille dans une manche :
— Aïe ouille ! Fais attention, quand même, je suis pas un monstre, moi !
Mais l'autre n'écoute pas. Elle continue de trancher l'air avec sa lame au bois carbonisé. Taillades. Taillades ! Que tombent ces hordes d'ennemis illusoires : tous ces serpents de feu, ces dragons d'étincelles, ces titans, ces fauves, ces dinosaures embrasés ; qu’ils se couchent tous en mille morceaux sous sa vengeance – aucune pitié en vue.
Car ils n’en ont même pas eu, eux.
Elle redresse son seau, maugréant :
— Pourquoi tu veux laisser le château mourir dans le feu, hein ?
— Mais c'est parce qu'il n'existe pas, Bella...
— Oui, mais et si un jour il existe ? Et puis surtout, et si un jour l’Enfernité revient, hein ? On fait quoi ? Bah on devra la taper pour continuer, donc il faut s'entraîner ! Et puis de toute façon, même si c'est pas le château, ça sera autre chose. Ils mangent tout, ces méchants. Même les petits comme nous. Alors j'veux pas laisser les serpents rouges encore tout casser.
Un soupir. La craie neuve arrête son voyage…
— Bon, on s'entraîne où ?
… l’autre relève encore son seau.
— Ah, t'es vraiment le meilleur, toi ! Viens. J'ai tout dessiné sous le Préau. J’ai même préparé la musique.
Même la musique…
— Celle avec les violons ?
— Oui. Et les voix qui résonnent. Des nouvelles qu'Angström m'a données !
— Bon…
La tête de bombe attrape un arc de fortune.
Il lance un dernier regard aux équations.
- 21 ?
Ça serait bien, quand même…
Au même moment, sur la place de la fontaine, une petite louve à nez rose reçoit un cadeau. Elle déballe, déballe, déballe et brandit son trésor : des tubes de peinture à paillettes qui, déjà, peignent un fabuleux sourire sur sa bouille blanchâtre.
— Avec ça, tu vas pouvoir dessiner tous les feux d'artifice du Carnaval, tonne la grande ombre encapuchonnée sur la fontaine, avant de tendre un autre paquet à une autre breloque : et toi, Flinard, voilà de quoi bricoler tes plus belles machines.
Le renard à cravate s’approche de la main chromée, saisissant l’atelier de ses rêves ; ses futurs amis de ferraille au nom de fortune.
— Woaaah ! C'est turbo giga bien, merci !
Un câlin. Un instant, sans son, sans seconde.
— Je t'aiderais, si tu le souhaites. À créer. Animer le fer pour embellir le monde.
Peut-être ressusciter l'Autrefois.
— Oh, oui ! Moi, je veux construire des maxi jardins oméga joli-jolili. Avec des papillons-beilles automatik plus tout en cuivre qui sentent le pollen des fleurs électriques !
L’encapuchonné se penche ; un éclat illumine son masque à gaz.
La rumeur d’un orgue saisit l’univers.
— Et avec des cascades éclaboussant les feuilles argent ?
— Oui, et même des rois de ciel tout dorés dorés et même ultra dorés pour tout faire briller de jaune. Ça sera même violet quand il s'étireront après avoir dormi.
— Orange, quand ils seront trop fatigués.
— Et oui ! C’est vrai que c’est fatiguant de crier la turbo lumière !
— Turbo lumière ?
— Turbo lumière supra magik méga maxi trop bien. C'est la meilleure. Celle qui fait les mêmes chatouilles dans la tête que les super rêves quand on dort bien. Et puis même... Et puis même qu'il y aura en plus des turboméga aspirateurs à pétales, pour après faire des batailles de pétales et recouvrir les jardins de blanc qui vole en spiral'O farandoles !
— Eh bien ! Voilà beaucoup de plans à suivre. Mais de grandes merveilles nécessitent de grands espaces – où comptes tu façonner tout ça, Flinard ?
— Je sais pas. Dans le grenier, peut-être ? Suspendus aux toitoiles. Oui ! Mes méga jardins feront la course avec les méga comètes, car comme ça ils seront partout pour décorer le monde. J'ai... En fait, j'ai de plus en plus l'impression qu'il en a besoin.
Oui.
L'ombre se redresse avec difficulté.
Un soupir fragile de bonheur grésille à travers le masque à gaz.
Aujourd'hui est un jour fabuleux.
**
Et il n'a pas besoin d'aventurière pour l'être. Ni leur demain, en fait. Jamais.
Alors mieux valait partir. Partir très loin vers les rivages de la Super Carte, après les sillages des autres équipages, et essayer de ne pas être une méchante ; échapper au Corbeau, tout recommencer de zéro pour devenir, peut-être, une grande aventurière.
Lulu secoua la carte ; ses prunelles prirent le large sur son papier. À travers les emballages de bonbons jusqu'aux buvards de crépons – elles s'attardèrent sur une farandoles de lettres tachées d'encre rouge.
Là.
Ce cap.
Le champ de bataille des tartes ? Très très bon choix, capitaine ! C'est un excellent endroit pour trouver des compagnons, ou entendre des informations importantes – revivre l'ivresse d'un rêve autour d'un verre pour les costauds, et peut-être en planifier d'autres... Voici définitivement le lieu qu'il faut à tout début d'aventure.
Prête à lever l'ancre ? Prête à être comme Sedna ?
Oui.
Oui, mais...
Un dernier regard lancé en arrière.
— Au revoir, Riri.
+1
Plus deux. Plus trois, plus quatre, plus cinq, six, sept, huit neuf dix onze douze treize quatorze quinze seize dix-sept dix-huit dix-neuf vingt vingt-et-un vingt-deux vingt-trois vingt-quatre vingt-cinq vingt-six vingt-sept vingt-huit vingt-neuf trente…
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