Sedna 1.3
Un jour, dans un futur aux cieux-coulisses, deux petits aventuriers se reposeront sur les bancs écaillés d'un quai sans rail. Il fera chaud dans leur cœur ivre, chaude enclave face au froid de Demain ; leur âtre rien qu'à eux, rien qu'en eux – des regards épris sur les étendues désolées. Car ensemble, ils observeront les souvenirs et les avenirs que le temps leur évoquera : le reflet fugace d'un train d'outre-histoire, de la marche d'un maire sans village, ou d’un squelette essoufflé ramant sur son radeau-tiroir – tous jà évanouis comme un rêve après le réveil.
Entre temps, dans un jadis aux cieux été, un officier rouge arpentera un quai bordé de rails. Il s'arrêtera pour soulager ses jambes. Un souffle, filant avec la paille du vent estival – soudain mué de surprise ! Car deux petites silhouettes viendront s’esquisser sur le banc d’à côté. Et pour un bref instant, eux et l'officier se dévisageront, béats, comme deux trains se croisant en plein voyage. Un signe de la main : un dans le soupir des moissons, un autre depuis le froid Demain – puis le rouge s'effacera du quai sans rail.   
Comme s’il n’avait jamais été.
« Comme s’il était passé de l’autre côté du manège. »
Un manège aux mirages : de grands carrousels accolés, qui tournaient, vite – très vite pour certains ! – croisant toutes les figures qu’ils abritaient : tous les souvenirs d’un monde, de toutes terres, de toutes ères, du printemps à l’hiver – dont cet étrange radeau, là-bas. Cette porte flottante au bois dérivant sur les eaux de jadis – au reflet sur les sables boréaux. L'un des aventuriers du quai pointera du doigt ce mirage, le sourire sur son pâle : peu de radeau étaient des portes de prison ! Un seul pouvait l’être, en fait... Et c’était d'ailleurs bizarre de le voir ici plutôt qu’en lumières sur la toile.
C’était surtout bizarre de La voir.
« Elle regardait quoi, à ton avis ? Il n'y a plus rien, là-bas. »
[soupir de solfège]
L’orage.
Sedna l'observait infester sa nuit. Une horde d’atramentes couvrant les dernières étoiles enchâssées sur les cieux troués. Un nocturne criblé de colère, autant déchiré d'éclairs... Des creux timbales au-dessus de la tête, leur opaque tantôt brisé par la foudre, révélant à tous l'écrasant contenu de leurs ventres :
— Chantre de carabistouille !
Et les mots fleuris fusèrent enfin de la gorge : cet orage n'était pas comme les autres. Il ne lâchera ni goutte ni déluge. Ni grêle ni flocon. Des jouets. Des souvenirs. Des rêves devenus trop lourds à porter pour ce ciel estropié.
Foudre !
Et la longue-vue chancela, sidérée. Le vertige sur le radeau, un pied cognant la poignée – de nouvelles injures jetées aux silhouettes dans les nuages. Le délire d'un monde à bout de souffle imprimé sur éclair : des montagnes bric-à-brac, des piques, des drapeaux, des trains renversés parmi tours et contreforts ; tous les trésors d’un coffre de chambre, posés, entassés, fourrés au cœur des creux cotons. Les cumulo-balourds craqueront comme des poches pleines de billes, et ces tout ça rejoindra les chevaliers marionnette dans leur nouveau réel. Ça fera des vagues. Beaucoup de vagues.
De très grandes...
— Celles qui ont la forme de crochet.
Jà, on entendait le clapotis des dés sur la houle. Le bruit de leur chute sur la porte…
— Aïe !
… et la porcelaine.
« AÏE ! »
Et…
...
La mer avait dit aïe ?
« AÏE ! À L'AIDE ! AU SECOURS ! »
Sedna précipita son regard sur les vagues.
« À L'AIDE ! »
Là ! Découpée en trois par les fêlures de la longue-vue, une silhouette luttait pour maintenir son radeau à flot. L'aventurière plissa les yeux. C'était...
En fait, c'était un radeau encore pire que le sien. Un tiroir.
— Je... Je coule ! Je coule ! Ha ! J'aime pas me noyer !
Un tiroir troué de *RATATATA !*, avec en son bord un squelette qui agitait une louche tout aussi criblée. Son crâne, fait d'or, étincelait sous les rages orageuses ; il claqua aussitôt de surprise quand Sedna lui cria :
— Tu n'es pas un méchant, hein ?
— Heu... Un pe... Non ! Si j'étais vraiment un, j'aurais bien choisi un autre bateau, quand même...
… et il claqua de nouveau quand une corde l'éclaboussa.
[soupir de solfège]
— Un tiroir, c'est quand même bizarre pour un navire, non ?
L'inconnu finit de grimper sur le radeau, toussant et crachant ces quelques mots :
— Bah... et toi... alors ? Hein ?
— Moi, c'est parce que je me suis évadée de... Oh ! Toi aussi tu étais à Bagne Ébène ?
La mâchoire du squelette voulut prendre la forme d'un sourire :
— Yep... Enfin ! Et grâce à toi, en plus. En fait, j'en ai profité quand t'as fait exploser la porte. J'ai pris ce que j'ai pu pour te suivre...
Un coup d’œil vers les flots.
Au sec, sauvé, le squelette avait quand même l'air triste de dire au revoir à son navire. Ce dernier présentait son ultime révérence, avant de sombrer, poignée la première vers les tréfonds aux carrousels abîmés.
— Moi, c'est Sedna, tonna-t-elle en se redressant, et cette grande porte est bien mon radeau... C'est même le Joli Volant, si tu veux savoir, car elle a très bien volé après le badaboum. Et je compte aller loin, avec. Très loin, même !
— Très loin ?
— Bien sûr ! On a dit que mes amis étaient là-bas. Alors il faut que je partes à l'aventure.
« Toi. Tu t'appelles comment ? »
— Guizmo, et mon tiroir n'avait pas de nom...
Mais quelque part, dans les cuisines obscures de Bagne Ébène, un chef pleurait entre les torrents de gardes paniqués.
Le squelette se retourna, jaugeant sa sauveuse. Elle était bizarre, quand même, avec son « très loin » et sa dégaine : un bouquet de plumes sur un chapeau, une peau de porcelaine, et une veste violette de capitaine qui sentait les feuilles mortes, et surtout qui était bien, Ô combien trop grande pour elle. En fait, il lui aurait fallu des échasses...
— T'es quand même bien propre sur toi avec ta peau toute lisse, tes petites joues roses et ton violet ; c'est bizarre. C'est même très suspect, si tu veux mon avis ! Pourquoi tu... – et le crâne claqua – Ah ! Tu as dû faire quelque chose d'horrible... D'habitude, les gens comme toi ne vont pas au Bagne.
— Des gens n'aiment pas la peau de porcelaine.
— Ah ! Oui. C'est vrai...
« J'ai oublié, à force... »
Guizmo gratta son crâne. Ses dents serrées. Ça couinait, et ça craquait. Ça fouillait l'ailleurs à la recherche d'un radeau de bruit dans le silence qui s'augurait, mais... Même l'orage avait décidé de se taire. Pas un jouet tombé pour recouvrir. Pas un mot en bouche ; encore moins en tête. Il osa un coup d’œil en coin – qu'il avorta aussitôt !
L'aventurière l'observait, les yeux lourds d'une question :
— Et toi ? Pourquoi on t'a mis dans une cellule ? Ça a l'air de faire longtemps.
Une mâchoire claqua :
— Ça fait un moment, c'est vrai... Heu... J'm'en souviens plus.
Mais le regard de Sedna devenait aussi écrasant que l'orage...
Guizmo bredouilla :
— Bon, d'accord... Oui, j'm'en souviens. Mais c'était pas bien ! J'm'en veux... Certains m'ont dit jamais assez. Mais j'le jure que j'm'en veux à crever d'avoir fait ça ! Heu... – il cria en zieutant autour de lui : – Mais je m'excuse, hein ! J'me... J'me suis excusé, pourtant... Chaque jour. Chaque heure, même si les murs de ma cellule voulaient pas m'écouter...  Si ? Ils trouvent aussi qu'c'est pas assez ?  Oh... Et s'ils avaient tous raison ? Vous avez raison ?! Mais je m'excuse ! Je m'excuse, bon sang ! Je m'excuse.  Je m'exc...
« Mince... »
Il baissa le crâne. Les mots, captifs entre ses dents d'or. 
Un train-mirage perça la nuit.
[soupir de solfège] 
— En fait... J'ai juste voulu voir ce que ça faisait, de gagner. 
… son regard tenta de rejoindre le tiroir. 
Et l'orage gronda de plus belle.   
Un seau tomba du ciel. Un gros violon. Quelques partitions. Des disques noirs...
Une main de porcelaine tendue vers le squelette :
— Moi, je pense que s'échapper pour être tout seul, ce n'est pas vraiment s'enfuir – c'est juste changer de prison. Alors, si tu es d'accord, on peut faire un équipage. Ensemble, on va essayer de gagner. On va gagner, Guizmo, loin !
Les orbites vides se sauvèrent des vagues ; un vrai sourire montant jusqu'à leur abîme :
— Très loin.
Et l'or croisa la porcelaine sous la mort orageuse du ciel.

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