Chapitre 3 — Le goût du courage
La rentrée en CE1 n’avait rien d’un jour comme les autres. J’avais six ans, presque sept, et l’impression d’entrer dans un monde un peu plus sérieux. À côté de moi, Hugo serrait fort sa petite trousse neuve contre lui. C’était aussi sa première rentrée, son grand saut dans le CP. Il semblait minuscule dans son cartable presque plus large que son dos. Ses yeux balayaient la cour avec un mélange d’excitation et de peur.
 Je me penchai vers lui :
 — « Regarde, ça va bien se passer. On sera pas loin. »
 Il hocha timidement la tête. Ce jour-là, je me sentais investi d’une mission : veiller sur lui. Être le grand frère.
La cour grouillait d’élèves, de parents, de cartables colorés. Le goudron chauffé par le soleil sentait la poussière. Hugo et moi traçions des lignes invisibles avec nos chaussures, inventant un jeu que seuls nous comprenions. C’était notre façon de nous rassurer, de tenir à distance ce monde trop vaste.
Puis, une ombre se projeta sur nous. Un grand de CE2, mains dans les poches, sourire en coin, s’arrêta devant nous.
 — « Hé, les bridés ! Vous voyez quelque chose, au moins ? »
Le mot me transperça comme une pierre lancée en pleine poitrine. Ce n’était pas la première fois que je l’entendais. Mais cette fois, Hugo était là. Et cette fois, c’était différent.
Ma gorge se noua. Mon cœur cogna. Derrière moi, je sentis mon frère se recroqueviller un peu, ses doigts serrant sa trousse comme une bouée.
 Pourquoi il aurait le droit ? Pourquoi nous ?
 Je levai les yeux vers lui. Mes joues brûlaient.
 — « Répète un peu ? » Ma voix tremblait, mais j’y mis tout ce que je pouvais de défi.
Il ricana, plus fort :
 — « Les bridés, ça sert à rien. Ça tape que du riz ! »
Quelques rires fusèrent derrière lui. Mes poings se crispèrent. Mon estomac se tordit. Je jetai un coup d’œil à Hugo. Ses yeux grands ouverts cherchaient les miens. Il avait peur. Et moi, je ne pouvais pas le laisser seul face à ça.
 — « Ferme-la ! » criai-je, plus aigu que je ne l’aurais voulu.
Le grand fit un pas vers moi :
 — « Quoi ? Tu vas faire quoi, hein ? »
Alors mon poing partit. Brutal, maladroit, mais porté par une rage qui me dépassait. Son visage bascula, surpris. Il répliqua aussitôt. Son crochet m’explosa la joue. La douleur jaillit, brûlante, et mes yeux se remplirent de larmes que je refusai de laisser couler.
Pas question de pleurer. Pas devant Hugo. Pas devant lui.
Je me jetai sur lui. Nos corps s’entrechoquèrent, roulèrent au sol. Mon genou se planta dans son ventre, mes mains agrippèrent son col. Je sentais son souffle chaud contre ma joue, mes poings s’abattirent sur lui avec tout ce mélange de peur, de honte et de colère qui m’étouffait depuis trop longtemps.
Tu ne nous traiteras plus jamais comme ça.
Autour, un cercle d’enfants s’était formé. Des « Ohhh ! » résonnaient. J’entendais leurs cris sans vraiment les comprendre. Tout ce que je percevais, c’était la respiration affolée d’Hugo derrière moi.
Une main m’arracha du sol. La maîtresse, rouge de colère, nous sépara et nous colla chacun contre un mur. Mon cœur battait à s’en rompre. Ma joue me lançait. Mais ce qui pesait le plus, c’étaient les dizaines de regards rivés sur moi.
Et parmi eux, celui d’Hugo. Il s’avança à petits pas, hésitant, encore tremblant.
 — « J’ai cru que t’allais perdre… » souffla-t-il.
 Je le fixai, surpris, avant de sourire malgré la douleur.
 — « Moi aussi… »
Son rire nerveux jaillit, brisant un instant la tension. Dans ses yeux brillait une lueur nouvelle. Une admiration fragile mais éclatante, qui me gonfla la poitrine malgré la honte.
De retour en classe, le silence était plus dur que les coups reçus. Des chuchotements derrière moi, des regards appuyés. Un élève lança à voix basse :
 — « T’as vu sa lèvre ? »
 Un autre ricana :
 — « Ça doit faire mal de cogner comme ça. »
Je fixais mon cahier sans lire les mots.
Puis la porte s’ouvrit. Une surveillante entra et prononça mon nom. Tous les regards convergèrent d’un coup. Mon ventre se serra, mes jambes tremblaient quand je me levai.
Dans le couloir, elle ralentit pour marcher à mon rythme. Ses talons claquaient doucement, son parfum de lessive flottait autour d’elle. Elle posa une main chaude sur mon épaule.
 — « Ne t’inquiète pas, Alex. Plusieurs élèves sont venus me parler. Ils ont expliqué ce qui s’est passé. Tu n’es pas seul. »
Je la regardai, surpris. Ses mots déposaient un peu de chaleur sur mes épaules, comme un pansement invisible.
Devant la porte du bureau, elle frappa puis l’ouvrit. À l’intérieur, le directeur derrière son bureau, l’autre élève assis face à lui, un air faussement innocent.
Le bureau du directeur nous avala dans son silence. Costume froissé, regard sévère, il nous observait comme deux accusés.
 — « Alors, les garçons, vous avez cru que la cour était un ring ? »
Le CE2 protesta aussitôt :
 — « C’est lui qui a commencé ! »
Le directeur leva la main.
 — « Chut. On m’a rapporté ce qu’il s’est passé. Tu confirmes les mots que tu as utilisés ? »
Un silence. Son regard se déroba. Finalement, un « … oui » lui échappa.
Le directeur soupira.
 — « Ici, on ne règle pas ses comptes avec les poings. Toi, tu as provoqué. Toi, » dit-il en me fixant, « tu n’aurais pas dû répondre ainsi. »
La honte m’envahit, mais aussi un drôle de soulagement.
 — « Je vais prévenir vos parents, mais je ne les convoquerai pas. Compris ? »
Nous hochâmes la tête.
La surveillante me raccompagna ensuite jusqu’à ma classe. Son pas restait toujours aussi calme, presque rassurant, contrastant avec le tumulte que j’avais encore en moi. En approchant de la porte, elle m’adressa un sourire en coin et dit doucement, comme pour me soulager :
 — « Tu vois, je t’avais dit que ça se passerait bien. »
Puis, en entrant dans la classe, tous les regards se tournèrent de nouveau vers moi.
Je m’assis, rouge jusqu’aux oreilles. Toute la journée, mes pensées tournèrent en boucle. Le poing qui part. La douleur de la joue. Le regard d’Hugo. L’admiration et la peur mêlées.
Quand la cloche sonna enfin, mon ventre se serra de nouveau. À la sortie de l’école, c’est notre beau-père qui nous attendait. Sa silhouette massive appuyée contre la voiture me donna un frisson.
Le trajet fut silencieux au début. Puis, sans détour, il demanda :
 — « Alors, c’est vrai que tu t’es battu ? »
Je me recroquevillai un peu.
 — « … Il a insulté Hugo. »
Il resta silencieux un instant. Puis :
 — « Écoute-moi, Alex. T’évites les bagarres. Mais si un gamin recommence, tu cherches un adulte. Ou… tu fais comme aujourd’hui. »
Son regard se durcit.
 — « Et si un parent vient jouer au malin, crois-moi, je saurai m’en occuper. »
Sa main frappa doucement le volant. Cette force, je ne savais jamais si elle me protégeait ou me faisait peur. Peut-être les deux.
À la maison, Nathan était affalé sur le canapé. Cinq ans de plus que moi, l’air faussement désintéressé, mais toujours une oreille qui traînait. Il leva les yeux quand j’entrai.
 — « Alors, t’as encore fait des tiennes ? » dit-il avec un sourire en coin.
 — « C’était pas ma faute ! » répliquai-je aussitôt.
Il éclata de rire, me décocha une tape derrière la tête.
 — « T’es pas croyable… mais t’inquiète, je dirai rien à maman. »
Un pacte silencieux passa entre nous. De la complicité, un peu de moquerie, mais surtout une forme de protection.
Le soir, quand ma mère rentra, épuisée, elle apprit l’histoire. Cette fois, impossible d’y échapper.
 — « Alex ! Tu crois que je travaille toute la journée pour que l’école m’appelle dès la rentrée ? »
Sa voix tremblait de fatigue autant que de colère. Je baissai la tête, incapable de répondre. Entre la honte et la rage, je me sentais tout petit.
 Je tentai :
 — « Mais maman, il nous a insultés… »
Elle leva la main.
 — « Je m’en fiche. Tu trouves un adulte. Tu ne règles pas ça avec tes poings. »
Sa voix ne tremblait pas. Ce n’était pas de la colère pure, c’était plus lourd : la peur que je dérape, qu’on me colle une étiquette.
Je hochai la tête, mais au fond de moi, je savais : si ça se reproduisait, je répondrais encore.
Le samedi matin, retour au dojang. Rien qu’en franchissant la porte, j’oubliais presque tout. L’air sentait la sueur et le cuir des protections. Ici, pas de surnoms, pas de rires moqueurs. Seulement le bruit sec des coups et le silence concentré qui suivait. Tout était réglé, ordonné, à l’opposé du tumulte de la cour.
Pourtant, la bagarre n’avait pas quitté mon corps. Ma joue se souvenait, mes mains vibraient encore de rage. Mais chaque geste répété me donnait l’impression de canaliser cette énergie, comme si le dojang l’absorbait peu à peu.
 — « Alex ! » La voix grave de l’entraîneur coupa le silence. « Viens au centre. »
Tous les élèves s’immobilisèrent. La chaleur me grimpa dans la poitrine, moitié peur, moitié excitation.
 Il désigna la cible.
 — « Montre-leur ton mondollyo chagi. »
Ce coup de pied retourné m’obsédait. Il fallait pivoter d’un seul élan, frapper du talon avec précision, et surtout lever la jambe assez haut. Un geste qui exigeait une souplesse que je n’avais pas encore vraiment.
Je pris ma place. Le dobok claqua quand je pivotai, une sueur froide coula dans mon dos. Mon talon fouetta l’air et heurta la cible dans un bruit sec, net.
 Un murmure parcourut la salle. Un élève chuchota « wow » sans se retenir. L’entraîneur hocha la tête, un léger sourire aux lèvres.
Je restai figé, le cœur emballé. Mais cette fois, ce n’était pas de la peur : c’était une chaleur nouvelle, une fierté.
 Quand je regagnai ma place, mes jambes tremblaient encore. Pourtant, au fond de ma poitrine, quelque chose avait changé. Comme si, pour la première fois, je venais de comprendre que j’avais le droit d’être fort.
L’entraînement reprit, rythmé par les kihap. Le tatami vibrait sous les impacts, l’air se chargeait d’efforts et de sueur. Puis, d’un geste de la main, l’entraîneur annonça la fin. Tous, d’un même mouvement, nous nous alignâmes pour saluer.
En m’inclinant, je sentis encore le battement fou de mon cœur. Mais cette fois, je sortais du dojang plus léger, comme si une partie de ma colère s’était enfin changée en force.
Après l’entraînement, mes jambes tremblaient toujours. Pas seulement à cause des coups répétés, mais de cette sensation étrange : la fierté d’avoir réussi mon enchaînement, et le vide qui me rongeait aussitôt après. J’avais frappé juste, j’avais senti l’air claquer contre mon pied — comme si, l’espace d’un instant, j’existais vraiment. Pourtant, en quittant le dojang, une boule s’était resserrée dans ma poitrine.
Quand je sortis, le sac sur l’épaule et la sueur encore collée à la nuque, je ne m’attendais pas à voir papa. Il nous attendait, adossé à sa voiture, un sourire qu’on ne lui connaissait presque plus accroché au visage. Mais cette fois, il n’était pas seul : Nathan était déjà là, appuyé contre la portière, un sac à la main.
Hugo resta figé, puis se mit à sautiller :
 — « Papa ! »
Nathan haussa les épaules, faussement nonchalant, mais son sourire trahissait son impatience.
Papa ouvrit les bras, et on s’y jeta tous les trois. Son parfum — mélange de café, de lessive et de tabac — me frappa en plein cœur.
 — « Ce soir, vous dormez à la maison. Tous les trois. Le week-end entier. »
C’était la première fois depuis la séparation. Mon cœur bondit. Le mot « maison » reprenait soudain une couleur que je croyais perdue.
Le soir, chez lui, c’était comme si le temps s’était arrêté. La console ronronnait, nos éclats de rire fusaient. Hugo gesticulait, manette à la main, en hurlant qu’on l’avait encore fait tomber dans le vide. Nathan se moquait de lui sans retenue, et je riais à en avoir mal au ventre.
Puis on passa aux jeux de société, assis autour d’une petite table bancale. Les dés roulaient, les cartes s’étalaient, et les blagues fusaient encore plus que les pions. Papa jouait avec nous, trichant exprès pour nous faire râler, avant d’exploser de rire en voyant nos mines indignées.
Cette soirée-là, j’ai eu l’impression de retrouver un père que je croyais à moitié disparu. Pas celui fatigué, accablé par les horaires et le travail. Mais celui qui riait avec nous, qui criait « encore une partie ! », celui qui nous appartenait vraiment.
Quand vint l’heure de dormir, il nous emmena dans sa chambre. Sur le lit immense, quatre places, on s’installa tous les quatre. Hugo s’endormit presque aussitôt, serré contre papa. Nathan, lui, prit toute la place en s’étalant de tout son long, et je grognai en lui donnant un coup de coude.
 — « T’as encore fait des tiennes aujourd’hui ? » me chuchota-t-il, un sourire en coin.
 — « Chut, dors », répondis-je, incapable de cacher mon rire.
Papa caressa nos cheveux.
 — « Tais-toi, Nathan, laisse ton frère tranquille. »
Le silence s’installa, ponctué par nos respirations mêlées. Dans ce lit, sous cette chaleur commune, j’eus la sensation que plus rien ne pouvait nous arriver. Qu’on était invincibles, tant qu’on était ensemble.
Le lendemain soir, pourtant, tout bascula.
Dans la voiture qui nous ramenait chez maman, l’ambiance avait changé. Plus de rires, plus de chamailleries. Papa tenait le volant trop fermement, ses yeux fuyant dans le rétroviseur. Je sentais que quelque chose se préparait.
Quand il se gara, le moteur se tut dans un silence pesant. Ses mains restèrent accrochées au volant. Puis il parla, d’une voix basse :
 — « Les garçons… je vais devoir partir. Deux mois. »
Deux mois. Pour nous, une vie entière.
Hugo éclata le premier :
 — « Pourquoi ?! »
 — « Un poste de serveur. Loin d’ici. Ça rapportera un peu plus… »
Ses mots tombaient dans l’air comme des pierres. Moi, je me figeai, incapable de parler, mais mon ventre hurlait : Ne pars pas. Pas encore.
Nos regards se croisèrent dans le rétroviseur. J’y vis une promesse muette, et en même temps, une peur qu’il ne pouvait cacher.
On descendit de la voiture. Et là, Hugo craqua. Il se jeta dans ses bras, en pleurant à chaudes larmes. Je suivis aussitôt, incapable de retenir les miennes. Mes bras s’enroulèrent autour de sa taille comme si je voulais l’empêcher de disparaître.
Nathan resta un instant à l’écart, les bras croisés, le visage fermé. Mais je vis ses yeux briller, et ses poings trembler. Finalement, il céda, s’approcha et posa sa main sur l’épaule de papa avant de nous envelopper tous d’un seul bras.
On forma un cercle maladroit, un nœud de corps et de larmes. Papa nous serra fort, si fort que j’ai cru qu’il voulait graver cet instant dans sa chair. Son torse vibrait contre ma joue. J’ai compris qu’il pleurait lui aussi.
Puis il nous relâcha, lentement, comme on lâche un fil qu’on ne veut pas briser.
 — « Soyez forts. Je reviens vite. »
Mais ses yeux disaient autre chose.
Quand il remonta dans la voiture et disparut au coin de la rue, les phares balayèrent nos visages en pleurs. Nous restâmes là, les trois frères, soudés dans la nuit.
Et ce soir-là, j’ai senti qu’un morceau de moi était resté enfermé dans cette voiture, avec lui.

Annotations
Versions