Chapitre 1 - Partie 3

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— Ah ! Ça sent... ça sent... Qu'est-ce que ça sent ?! s'exclama Erato, nez levé, au détour d'un étal bâché de tissus chatoyants.

Hilaire ouvrit la bouche pour lui dire de se taire mais, puisque son frère se ruait déjà vers l'échoppe de douceurs qui avait aguiché son odorat, il la referma. Il aurait pu hausser le ton, crier un peu pour se faire entendre au milieu de cette foule pressée et bruyante. Personne n'y aurait fait attention, personne ne s'en serait vexé. Mais pour lui, habitué au silence religieux de la Foi, c'était trop difficile. Il était trop réservé. Si quelqu'un se retournait vers lui en lui faisant les gros yeux, il se ratatinerait sur lui-même. À dire vrai, même sans attirer l'attention, il se ratatinait déjà sur lui-même.

— Erato... chuchota-t-il à son frère lorsqu'il l'eut rejoint devant l'échoppe qui sentait fort le miel.

— Regarde un peu tout ça !

— Tu devrais parler moins fort. Ne nous faisons pas...

— Madame ! Qu'est-ce que c'est, ce truc en tortillon tout rose ? hurla presque Erato.

Hilaire lutta contre ses genoux qui voulaient fléchir et le soustraire à la vue de la femme enrubannée de toile orange et jaune.

— Tu connais pas ça, mon p'tit ? C'est la brioche de tatie Mayri, une dose de miel et de pâte à la rose bien dense, de quoi te tenir rassasié et te faire galoper les gambettes toute la journée !

— Vous me faites saliver, Madame, répondit Erato avec un sourire presque plus large que sa tête.

— Je t'en mets deux dans un sac, pour toi et ton copain ?

— Oh, oui !

Hilaire, qui avait perdu le peu de couleurs qu'il avait sur la figure, l'attrapa par le coude. Il se pencha à l'oreille de son frère pour ne pas avoir à dire tout haut quelque chose qui ne l'avait jamais tracassé mais qui, à présent, lui semblait très problématique.

— Quoi ? grogna Erato en se dégageant pour sourire de plus belle à la vendeuse qui le lui rendait bien. Arrête ça !

— On n'a pas d'argent, tu te souviens ? grinça Hilaire, le plus bas possible.

Il craignait que la femme les chasse à coup de rouleau à pâtisserie et d'injures et envisagea très sérieusement de renoncer à leur petite expédition et de faire demi-tour, quitte à devoir traîner par la peau des fesses un Erato en pleurs, hurlant et se débattant. Peut-être aurait-il assez de muscles pour le charger sur son épaule, même si Erato était plutôt bien bâti pour son âge et que lui était à l'inverse plutôt... maigrichon.

Erato fronça ses sourcils blonds, une moue contrariée lui gonflant le visage. Mais Hilaire avait raison : ils avaient beau être princes, et potentiellement les jeunes garçons les plus riches de Vatic, les poches de leurs toges étaient vides. Au palais de la Justice comme à celui de la Foi, ils n'avaient pas besoin d'argent. Pour la famille impériale, manier la monnaie était même considéré comme vulgaire : ils n'achetaient pas. Ils réclamaient, et ils recevaient.

Le prince de la Justice se détourna de son frère, composa sa mine la plus attendrissante et la dirigea vers la pâtissière, qui attendait avec le sourcil haussé. Pas d'argent, pas de gâteaux, semblaient dire ses poings plantés sur ses hanches.

— Madame... je suis désolé, fit le garçon en tripotant les plis de sa toge, ça sentait tellement bon chez vous ! Mais c'est vrai : j'ai pas de sous !

— Un petit gars comme toi, bien comme il faut avec de beaux cheveux et une peau toute propre... tu veux m'faire croire que t'es sans l'sou ?

— Mes parents sont riches, mais ils ne me donnent jamais rien. Je fais pas assez attention dans la rue : je me fais piquer chaque piécette qu'ils me fourrent dans les poches ! plaisanta Erato.

Hilaire crut mourir de l'intérieur, et un peu plus encore lorsque le regard de la femme se tourna vers lui. Allait-elle les enlever, voyant là l'occasion d'obtenir une coquette somme contre leur salut ?!

— Bah. Tu diras à tes parents de venir payer ton dû, à l'occasion.

— Oui, Madame ! promit Erato en dirigeant ses mains avides vers les deux gâteaux cédés par la marchande.

Hilaire, sidéré par la facilité et l'habileté avec laquelle son frère se livrait au mensonge, resta planté sur place. Il fallut qu'Erato pousse dans son dos pour qu'il se remette en marche. Ils se dirigèrent vers le port.

Si Hilaire avait maudit la densité de la population du quartier marchand, il n'eut pas de mot assez fort pour manifester son désarroi lorsqu'ils arrivèrent sur les quais. Le quartier portuaire était aussi celui des tavernes, et qui disait tavernes disait : folle agitation à toute heure. Les rues pavées étaient multicolores de monde, d'hommes et de femmes à la peau dorée par le soleil, d'enfants en haillons qui jaillissaient d'on ne savait où, de musiciens, de danseurs contorsionnistes, de vendeurs de vin à la louche, de colporteurs avec leurs petits chariots à mains. Hilaire se fit bousculer une fois, deux fois, quelqu'un tira sur sa toge, une paluche lui frôla l'épaule. Son gâteau lui tomba des mains. Dommage, il était à son goût. Il eut envie de se rouler en boule et de crier jusqu'à ce que quelqu'un le ramène à la Foi.

— Mais qu'est-ce que tu fiches ?! râla Erato à son côté.

Puis il attrapa son frère par le bras et, la démarche souple, il l'obligea à le suivre.

Hilaire resta admiratif face à sa capacité à éviter les gens, à rester calme et à fredonner, tel un authentique enfant du port.

— On devrait rentrer... chuinta-t-il comme s'il émettait une dernière volonté sur son lit de mort.

— Ça ne va pas, non ? On vient juste d'arriver et on n'a même pas encore vu... Oh. Oh, bon sang de Dieu, tu as vu ça ?!

Erato venait de poser les yeux sur un énorme navire et oui, oui, Hilaire avait vu. Il aurait fallu qu'il soit aveugle pour passer à côté de l'énorme caravelle du capitaine Adaman, Le Maelstrom.

Les yeux de son cadet s'ouvrirent grands, grands ! Grands comme les problèmes qui découlaient généralement des caprices de leur possesseur...

— Il est gi-gan-tes-que ! Je veux y monter !

Hilaire eut à peine le temps de pâlir que déjà Erato se décrochait de son bras et se faisait avaler par la foule. En le voyant disparaître, Hilaire voulut hurler, mais se força au silence en portant ses doigts à sa bouche. Et, tout en se rongeant les ongles, il s'élança à son tour pour essayer de rattraper la fripouille qui lui servait de frère. 

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