Chapitre 2 wagon pour nulle part
— Monsieur…
Silence.
— Monsieur, on se réveille, monsieur ! Contrôle des billets de transport ! Monsieurrr…
La voix me perça les tympans comme une vrille rouillée. Stridente. Sèche. Insistante. Et bien trop proche.
J’ouvris un œil.
Lumière blanche, tremblotante. Wagon bondé. Odeur de vieux plastique chauffé, de sueur sèche, et de café froid.
Je ne savais plus trop depuis combien de temps je dormais. Ni depuis combien de temps je n’étais pas complètement sobre. Le train tanguait doucement, comme s’il hésitait lui-même entre l’avant et l’arrière.
— Monsieur, je dois insister sous peine d’amende. Présentez-moi une pièce d’identité et votre billet de transport. Maintenant.
Elle avait dit maintenant comme on dit exécution.
Une espèce de petite blonde sévère, en uniforme, les yeux fatigués mais déterminés. Elle tenait son scanner de billets comme une arme. Moi ? Je devais ressembler à un déchet oublié sur une banquette.
Je me redressai à moitié, sentant ma chemise coller à mon dos. Une odeur de renfermé, de whisky éventé, de cuir synthétique, de moi. Ma veste était tombée par terre, ma bouteille vide roulait sous le siège.
Et puis mon estomac fit un bruit.
Pas un grondement. Un avertissement.
— Oh non, non, non, non… murmurai-je.
Trop tard.
Le haut-le-cœur me frappa comme une gifle. J’eus à peine le temps de me pencher. Un flot acide, pâteux, brunâtre — un mélange atroce de nouilles froides et d’alcool bon marché — vint s’échouer sur les baskets de la contrôleuse.
Plus personne ne parlait. Les conversations alentours s’étaient figées. Même le train semblait ralentir, choqué.
Elle recula d’un bond, un cri étranglé coincé dans la gorge.
Je restai là, penché, essoufflé, les mains sur les genoux, le front humide.
Puis, lentement, je me redressai. Je passai la main sur ma bouche, dégoûté mais calme.
Très calme.
— C’est pas personnel, madame. Juste… c’était l’heure.
Elle me fixa, entre dégoût et peur.
— Je vais appeler la sécurité ferroviaire.
— Faites donc. Ils ont peut-être un chewing-gum pour moi .
Je me laissai retomber sur le siège. Mes membres étaient lourds, engourdis. Mon sac était ouvert à mes pieds. Je fouillai un instant, trouvai mon vieux portefeuille, en sortis une carte d’identité délavée et un billet plié en quatre.
Je les tendis sans conviction.
— Voilà. Papier et ticket. Tout ce qu’il faut pour rester dans le système. Maintenant, si vous pouviez me foutre la paix…
Elle hésita. Lâcha un soupir. Recula, les chaussures souillées, et s’éloigna sans un mot.
Le silence retomba.
Autour de moi, les gens me dévisageaient.
Certains avec pitié.
D’autres avec du mépris.
Et quelques-uns… avec cette étrange fascination qu’on réserve aux gens qui ont lâché prise, vraiment lâché. Ceux qui n’ont plus rien à perdre, et qui n’en ont plus rien à foutre.
Moi ? Je regardai par la fenêtre. Le paysage filait, flou, gris, sans couleur.
J’avais froid, malgré la chaleur.
Et non, je ne me sentais pas minable. Pas pitoyable.
J’étais fatigué, voilà tout.
Fatigué de devoir me battre pour respirer.
Fatigué d’un monde qui te cogne pendant que tu fais semblant d’être debout.
Mais j’étais toujours là.
Et quelque part, ça, c’était déjà une victoire
Je ne me souvenais même plus pourquoi j’étais dans ce putain de train.
Ah si. Trois jours plus tôt, j’avais reçu un appel. Enfin, pas qu’un. Je crois que j’ai répondu au cinquième. J’ai une règle dans la vie : si quelqu’un veut vraiment te parler, il doit dépasser les quatre. Quatre messages, quatre appels, quatre lettres. Au-delà, ça commence à devenir crédible.
C’était un type bedonnant. Une voix fatiguée, façon fonctionnaire en fin de carrière. Flic ou notaire, j’ai jamais su. Il cherchait les héritiers de Madame Monteli — ma grand-mère. Celle qui nous avait élevés, Léna et moi, à défaut de mieux. Elle était morte depuis longtemps, mais apparemment, sa maison avait été squattée.
Et comme les miracles n’existent pas, c’était à moi de vérifier qu’on ne nous avait pas tout volé.
Pas un mot sur Léna dans l’appel. Et moi, j’ai pas posé de question. Je savais pas où elle était. Depuis mon retour… rien. Silence radio.
Elle aurait dû y aller, pas moi. C’était notre héritage. Notre maison d’enfance. Mais elle, elle était partie. Pas pour fuir. Pas pour mourir. Pour survivre.
Elle avait pris une dette sur le dos, à cause d’un mec qui l’avait bousillée de l’intérieur. Et quand l’État a proposé son deal sordide — “Un an dans la guerre et on efface tout” — j’ai pas réfléchi. Je me suis pointé à sa place.
Nom : Raph. Motif : ma sœur n’a pas à mourir pour les erreurs d’un connard.
Depuis, j’avais plus rien.
Pas de nouvelles. Pas de maison. Pas de putain de paix.
Et me voilà, vomi sur les chaussures d’une contrôleuse, sans but, dans un train qui pue l’urine et le regret.
Quand le train s’arrêta, je mis un temps à réaliser que c’était mon arrêt. Le quai était désert. Juste un banc de pierre sous un lampadaire fatigué, un abri en plastique jauni, et le vent.
Je descendis, mon sac militaire balancé sur l’épaule — le seul que je n’ai jamais gardé, un héritage que j’ai bien mérité — et je remontai la petite route vers le quartier des hauteurs. Là-haut, l’air avait une autre densité. Même la lumière semblait différente. Pas plus vive. Juste… plus sincère.
La vieille maison apparut derrière les arbres comme une bête familière endormie. Les volets clos, la glycine folle qui enserrait le portail rouillé, les pavés disjoints de l’allée. Elle n’avait pas changé. Elle m’attendait.
Je posai la main sur la poignée, hésitai une seconde. Une odeur me frappa. Du pain chaud ? Non. Plutôt des rôties, comme quand elle me réveillait le dimanche matin.
J’ouvris.
L’air était poussiéreux, mais pas mort. Il y avait encore des traces de vie dans les recoins. Des souvenirs accrochés aux murs. Une écharpe oubliée sur le porte-manteau. Une paire de pantoufles, usée jusqu’à la corde, devant la cheminée.
J’avançai dans le salon. Chaque pas semblait réveiller un souvenir. Le parquet grinçait sous mes bottes. Il y avait là, posé sur la commode, le vieux cadre avec la photo de moi et Léna, enfants, déguisés en pirates. Je souris. Un rictus en coin. Léna avait toujours eu l’air plus féroce que moi.
— T’es revenu, mon grand.
La voix était douce, un murmure dans ma tête. Celle de ma grand-mère. Impossible, bien sûr. Elle était morte depuis longtemps. Et pourtant, dans cette maison, elle était partout.
Dans la lumière dorée qui tombait à travers les rideaux. Dans l’odeur de cannelle et de cire. Dans la sensation étrange que tout allait ralentir ici, que même le temps avait décidé de poser ses valises pour un moment.
Je m’assis sur le vieux canapé, celui qui craquait toujours trop. Je me penchai en avant, les coudes sur les genoux, les mains jointes.
— Putain, mémé… t’avais pas le droit de me manquer comme ça.
Une larme roula. Juste une. Elle alla se perdre dans ma barbe.
Je levai les yeux, balayai la pièce. Et, pour la première fois depuis longtemps, je vis les couleurs.
Je pensais dormir.
J’avais posé mon sac près du canapé, déplié un vieux plaid, laissé mes bottes à l’entrée. La nuit était tombée doucement, comme une couverture qu’on tire sur un enfant qui dort. Mais moi, je dormais pas. Mon corps en avait besoin, mon cerveau non.
Je fixais le plafond. Les lattes sombres, les taches d’humidité, les ombres dansaient au rythme des phares qui passaient au loin. Et puis, comme d’habitude, j’ai commencé à trop penser. À Léna. À la guerre. Aux cris. Aux gens qu’on laisse derrière. À ceux qu’on aurait voulu tuer. À ceux qu’on a tués.
J’ai enfilé mes écouteurs. Je sais pas pourquoi, mais j’ai lancé cette vieille chanson.
“Don’t stay awake for too long… Don’t go to bed…”
Le morceau passait comme une vague lente sur ma peau. Ça ne faisait pas moins mal. Ça rendait juste la douleur plus supportable.
Je me suis levé. Pieds nus. Le sol était froid.
J’ai ouvert le placard de la cuisine, là où elle rangeait ses pots de confiture et sa vieille liqueur maison. Rien que des souvenirs en bocaux. Et au fond, bingo : une bouteille poussiéreuse, probablement plus âgée que moi.
Je me suis servi, à même le goulot.
Goût de prune fermentée et de solitude.
Je me suis assis dans l’escalier. C’était con, je sais. Il y avait un canapé, un lit même. Mais je me sentais mieux là. Comme si j’étais entre deux mondes.
“I’ll make a cup of coffee for your head…”
J’ai fermé les yeux. Les images sont revenues. Une tranchée, un feu, des cris. Et Léna, qui pleure au téléphone. Sa voix brisée par la panique. Elle voulait mourir. Elle voyait pas d’issue. Et moi, abruti d’amour, j’ai fait ce qu’il fallait. Je suis allé signer à sa place. L’uniforme, le contrat, la merde.
Je l’ai fait pour elle.
Et aujourd’hui, je suis là, avec une bouteille d’alcool oubliée, une chanson dans les oreilles et un estomac vide.
Mais je suis en vie.
C’est con, hein
Je suis en vie. Ouais.
Et pourtant, j’ai l’impression d’être un fantôme qui revient hanter son propre souvenir.
Je suis remonté. L’escalier grinçait toujours sur la troisième marche. Un bruit familier, rassurant presque. J’ai ouvert la porte de ma chambre d’enfant. Tout était plus petit. Les posters fanés, les livres sur l’étagère, la petite lampe qui projetait autrefois des ombres monstrueuses sur les murs.
J’ai effleuré le bureau du bout des doigts. Il y avait encore une vieille gomme en forme de dinosaure. Léna me l’avait offerte. Elle disait que c’était pour effacer les cauchemars.
Raté, petite sœur.
J’ai posé la bouteille sur le rebord de la fenêtre. Le froid du verre contre ma paume me gardait ici, maintenant. Je me suis appuyé, j’ai regardé les étoiles. Et j’ai attendu.
Je sais pas quoi.
Un signe, peut-être.
Un foutu signe.
Mais le ciel, comme toujours, s’est contenté de briller en silence.
Alors j’ai parlé. À elle. À ma grand-mère. À Léna. À Dieu, peut-être, même si j’y crois plus.
— Je suis désolé… désolé d’avoir mis autant de temps pour revenir ici. J’parlais dans le vide, dans le silence, en espérant un signe. Un mot d’elle. Un clin d’œil de l’au-delà. Un putain de “bravo”, genre “t’as enfin atteint le point qu’on attendait.”
Mais non.
La seule chose que j’entendais, c’était l’écho de ma respiration. Rien d’autre.
Et pourtant… j’ai pas bougé. J’ai attendu. Parce qu’il fallait que je le dise. Que je le crache. Que je laisse sortir ce poids qui me tord le ventre depuis des années.
Alors voilà. J’suis revenu. J’ai tenu parole.
Et maintenant ?
Maintenant, je vais devoir apprendre à vivre avec moi-même.
J’ai pas de plan. Pas de mission. Pas d’ennemi à viser. Juste le silence, et le vieux bois qui craque sous mes pieds.
C’est presque pire.
Parce que quand t’es en guerre, tu sais où mettre ta colère. T’as un uniforme, un rôle, une cible. Ici, y’a rien. Juste moi. Et ce que je traîne.
J’ai dormi deux heures. Peut-être trois. Un sommeil lourd, comme un évanouissement. Et au réveil, cette odeur de maison ancienne, mêlée à mes propres regrets.
Je suis descendu à la cuisine, encore.
Le carreau fêlé sur la porte du four, le robinet qui couine, la vieille horloge murale arrêtée à 14h12. C’est resté figé dans le temps, comme si tout s’était arrêté le jour où elle est partie. Ou peut-être que c’est moi qui ai figé.
J’ai pris une tasse. Elle avait encore une trace de rouge à lèvres. Léna. C’était sa tasse, ça. Je l’ai pas lavée. J’ai juste posé mes doigts là où les siens s’étaient posés. Histoire de me rappeler que c’était pas un rêve. Que c’était vrai. Qu’elle avait été là.
Et puis j’ai vu le carnet. Celui en cuir. Le sien. Planqué entre deux boîtes de thé.
Je l’ai ouvert. Page après page. Des recettes griffonnées, des listes de courses, et puis, plus loin, des mots. Ses mots à elle.
Des trucs qu’elle n’a jamais dits. À personne. Sauf peut-être à ce carnet.
“Je crois qu’il va finir par revenir. Il le faut. J’ai laissé assez de miettes pour qu’il retrouve le chemin.”
Je l’ai refermé. Lentement. Comme si le refermer allait réveiller quelque chose. Ou quelqu’un.
Putain, Léna. C’était ça, hein ? T’avais compris bien avant moi. T’avais laissé des traces.
Et moi, j’ai mis des années à suivre le fil.
Mais je suis là, maintenant.
Alors guide-moi.
Dis-moi ce qu’il faut faire.
Parce que j’suis plus sûr de rien
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