Volte-face

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Après tout ce temps, toutes ces péripéties, tous ces obstacles surmontés, il est là. Complétement, pleinement, totalement et délicieusement à ma mercie. Je fomente, je complote, j'espionne depuis des années. Maintenant, mon plan est arrivé à son terme. Enfin, après une longue et douloureuse bataille, je suis essouflée, fatiguée, et étonnement éblouissante !

Le prince, le héros, celui que tout le monde regarde, acclame, idolâtre, celui qui me déclenche des nausées à chaque fois qu'il fait son discours sur la paix, un monde sans faim, l'altruisme... il est face à moi, un genou à terre, ses yeux bleus où brillent pour la première fois la terreur, la bouche entrouverte presque à laisser sortir un cri déchirant. Presque aussi déchirant que le coup d'épée que je m'apprête à lui asséner, à le transperçer nettement et proprement de part en part de l'épaule jusqu'à la hanche opposée. J'ai tellement souvent rêver de ce moment que j'ai l'impression d'entendre déjà les chairs se lacérer, les os se briser, le sang glouglouter...Un frisson d'excitation me parcourt, courant le long de mon échine.

Je jette un coup d'oeil alentour, cherchant qui sera le témoin de mon triomphe. La victoire ultime, celle qui va me permettre de poursuivre mon oeuvre, mon règne. Tout ce que j'ai créé depuis si longtemps. Tout ! Tout rendre permanent, tout amplifier. Ne plus jamais être moquer, contredite, défier.

Et là, mon regard se pose sur elle... Elle est là, dans l'embrasure de la porte. Cette immense et immonde porte en bois, aux poignets représentant l'emblème de mon rival, un lion à la crinière bouclée... Cette porte que j'ai pris soin de dégonder en entrant dans la pièce et à bruler légèrement de deux boules de feu, histoire d'avoir une bonne excuse pour m'en débarasser après ma victoire. Bref, dans l'embrasure de cette horreur, se tient une femme, pas n'importe quelle femme... Celle qui était mon amie, ma soeur d'arme, celle qui a finalement choisi l'affreuse vermine qui se traine maintenant à mes pieds. Elle plonge ses yeux noisettes dans les miens, et la distance entre nous semble se réduire en un instant. Je lis sur ses lèvres une supplique silencieuse : "pas lui..." Elle ne pense même pas à moi, je n'existe pas, il n'y a que lui, je ne suis que l'instrument qui va mettre fin à son idylle... Soudain, ma résolution se fait plus féroce. Je vais le faire, je vais le détruire, je vais anéantir ses espoirs, ses projets, sa vie et pour faire bonne figure je cracherai sur son cadavre. Peut-être que je pourrai l'exposer jusqu'à putréfaction devant la porte du château, ça aura le mérite d'apprendre à la foule aigrie le respect, ou la crainte... Je les détruirai : lui, le miroir de tous mes échecs, elle, la traitresse...

Je me détourne d'elle, de nos souvenirs communs, de nos promesses oubliées, de mes espoirs et ma déception. Mes yeux se posent à nouveau sur le prince. Mes mains se resserent sur le pommeau de mon épée, fortes d'une nouvelle résolution encore plus puissante que la haine qui m'habitait jusqu'ici. Il ne s'agit plus d'une simple revanche, il s'agit de faire place nette, d'écrire une nouvelle histoire, mon histoire. Il s'agit de faire du mal, le pire mal possible à celle qui a choisi. Le mal, c'est ce que je fais de mieux, c'est le chemin qu'on m'a forcé à prendre. Et il faut le reconnaître... J'y prends tellement de plaisir ! Je suis si libre, irrécupérable, inattaquable, inébranlable!

Les yeux du prince quittent les miens. Son visage se détend, sa bouche forme des mots. "Pardon mon amour... " chuchote-t-il. Et soudain, je comprends. Il a abandonné. Cet enfoiré, abandonne au moment crucial ! Il s'abotte mon triomphe ! Il... Il ne me parle pas à moi. C'est elle qu'il regarde, sa princesse, celle qui fait battre son coeur, et dieu ! Qu'il a besoin que son coeur batte à cet instant. Je n'existe pas. Il n'y a qu'elle. Il n'y a qu'eux.

Nouvel éclair de compréhension : Ils n'ont que ça, ils ne sont que ça. Leurs titres, leurs fonctions, ce qu'ils représentent : ils sont les héros de l'histoire et ils ne seront jamais que ça. C'est tout ce qui compte pour eux, être ensemble l'un l'autre, incarner le bien, offrir de l'espoir aux autres. Et en offrant cet espoir, qui leur enlève toute liberté, toute folie, ils me permettent à moi, aux autres, d'être qui nous voulons. Car c'est vrai, j'aurai pu rester la domestique, ou devenir le chevalier, partir à l'autre bout du monde... devenir la méchante. Pourquoi ce serait à moi d'être le méchant ? Pourquoi  je m'enfermerai maintenant à jamais dans ce rôle, alors que tous les rôles me sont offerts?

Je jette un coup d'oeil à mon ancienne amie. Je vois les larmes couler le long de ses joues, elle court vers moi... non, vers lui. Tu tiens donc tellement à sa misérable vie... Je te la rends et elle t'enchaînera à ce château, à ce rôle de princesse. Ainsi, sera ma vengeance : vous rendre esclaves de votre victoire.

Me tournant vers mon ennemi, je siffle :

"Concentre-toi, frappe à gauche et relève-toi !"

Ses yeux bleus lagon vrillent vers moi, j'y lis l'incompréhension la plus totale. Mais qui m'a donné un adversaire aussi con... Il faut donc tout faire soi-même, aussi bien vaincre que perdre. D'un mouvement habile de mon pied gauche, je fauche le poignard qu'il a fait tombé au sol et l'envoie directement dans sa main. Tout en faisant mine d'abaisser mon épée, je ploie et mon flan vient embrasser la lame du prince, toujours aussi ébété. Pourvu que je n'ai pas touché la rate... Lâchant mon épée, je recule, plaque une main sur mon abdomen d'où le sang s'écoule déjà. Enfin, le crétin commence à comprendre que la chance a tourné en sa faveur. Il se relève, ramasse mon épée. Je continue de reculer, m'éloignant de mon ancienne amie. Il ne manquerait plus que l'autre gignole la blesse en voulant m'achever. Bon maintenant, il va falloir réfléchir vite parce que je veux bien perdre, mais mourir n'était pas vraiment prévu au programme. Réfléchis, réfléchis...Allez, faisons les choses en grand, c'est un peu classique mais ça reste grandiose. Je plasmodie la formule aussi vite que mes lèvres me le permettent. Alors qu'il lève mon épée, une explosion retentie. Le souffle l'envoie voler de deux bons mètres en arrière. Faites qu'il ne meurt pas d'un traumatisme crânien sinon ça va ruiner mon effet... Ouf, il se relève. Et à sa tête, je suis sûre que mon sort a fonctionné. Face à lui, se dresse un magnifique, puissant dragon ! Allez, pourfend moi qu'on en finisse. Pour faire bonne figure, je crache quelques jets de flamme, j'agite la queue, je fais trembler le sol de lourds pas. Mon ennemi agite son épée de gauche à droite. Qu'il est nul... On ne va jamais y arriver... D'énervement, j'abats ma patte au sol et laisse apparaître un cratère. Le Prince chancèle, perd l'équilibre et laisse tomber mon épée. J'ai envi de hurler : "ne peux-tu pas faire attention à mes affaires ?" Soudain, la princesse, ma traitesse, surgit devant lui, empoigne l'épée et l'a visse droit dans le coeur de la bête. Encore eut-il fallut que j'eus un coeur pour que cela marche.  Mais ça, ils ne le savent pas et ce dénouement fera l'affaire. J'abandonne mon enveloppe de dragon qui s'effondre de tout son poids sur le sol de la salle du trône dans un bruit fracassant. Maintenant, puce, je bondis prestement jusqu'à la plus proche fenêtre. Je leur jette un dernier regard. L'héroïne tient son prince dans ses bras. La joie et le soulagement irradient. Les jours heureux sont sauvés. En regardant mon ancienne compagne d'arme ainsi, maintenant que le pire est passé, maintenant qu'elle est prisonnière de sa destinée, je me souviens. Merci, mon amie, sois heureuse et adieu.

Aujourd'hui, aux yeux du monde, je meurs. Jusqu'à la fin des temps, libérée. 

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