Alliance avec l'ennemi

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Postés derrière un rocher, un homme et une fille observaient l’horizon, imperturbables. L’air aride leur brûlait le visage et les poumons, et le sable qu’il soulevait les forçait à se protéger avec de fins foulards de lin. La chaleur, insupportable, les affaiblissait grandement, et dès qu’ils pouvaient se le permettre, ils buvaient un peu d’eau, tout en tachant de ne pas trop en gaspiller. Ne pouvant épuiser leurs réserves, ils devaient se contenter de minces gorgées : la tentation de continuer à boire l’eau ruisselante, qui leur paraissait glacée bien qu’elle fut réchauffée par le climat, était forte. La jeune fille s’était fait réprimander à plusieurs reprises car elle n’avait pas su résister à cette eau sacrée, ressourçante, irrésistible. Cette eau était telle une fontaine de Jouvence. S’il pouvait pleuvoir pareil délice, elle ne s’abriterait plus jamais lors des torrents saisonniers.

A ses côtés, son oncle, Héraclius, guettait avec bien plus d’attention et d’assiduité. Elle s’était attelée à la tâche avec beaucoup d’ardeur les quelques premières heures, mais le soleil l’avait trop affaiblie, et elle avait l’impression de devenir folle. Il ne lui en tenait pas rigueur ; lui était habitué à telle besogne, et elle était nécéssaire.

La jeune fille leva les yeux pour contempler le ciel : pas un seul nuage ne venait le perturber. Là d’où elle venait, il n’était pas aussi bleu, pas aussi vaste, pas aussi menaçant. Elle avait l’impression qu’il la regardait en retour, et qu’il la jugeait.

« Combien de temps encore, mon oncle ? elle demanda après avoir bu une nouvelle fois.

- Le temps qu’il faudra. » répondit-il.

Quelques heures passèrent encore. Le robuste homme, de grande taille et de forte musculature, sentit enfin la fatigue le prendre. Il s’affala derrière le rocher, porta la gourde à ses lèvres et bu : il bu tant que la jeune fille s’indigna qu’il lui ait demandé d’économiser de l’eau. Fort heureusement, le soleil avait baissé et ils en étaient désormais protégés. En reprenant son souffle, Héraclius fit un signe de tête à sa nièce.

« Regarde la route pour moi, veux-tu ? Tu t’es bien assez reposée.

- Nous sommes là depuis ce matin, mon oncle. Tu ne comptes pas arrêter ? dit-elle en reprenant la surveillance.

- Non, pas encore. Nous devons les rencontrer ici. Ils approchent, ils seront là bientôt, déclara Héraclius.

- C’est ce que tu as dit à l’aube… »

Un souffle aride les enveloppa subitement, forçant la jeune fille à s’abriter derrière le rocher. Son oncle passa son bras autour d’elle, la blottissant contre lui. Elle geint, contrariée par les horribles conditions.

« Je sais, je sais, murmura t-il en caressant ses cheveux bruns.

- Je déteste ce pays, je le hais ! Pourquoi ne sommes-nous pas restés à Constantinople ? »

Il souffla du nez en guise de réponse. Lorsque le vent se fut calmé, il lui saisit les épaules et la força à le regarder droit dans les yeux.

« Parce-que si nous étions restés là-bas alors qu’une telle opportunité se présente, nous nous serions retournés dans nos tombes pour toute l’éternité, et Dieu et nos ancêtres nous auraient regardés avec mépris. » dit-il sèchement.

Des hennissements lointains les tirèrent de leur conversation. Ils se redressèrent immédiatement et regardèrent à l’horizon, distinguant les silhouettes de cavaliers et de fantassins. Derrière eux, tout un attelage de caravanes et de chariots pleins à craquer. Leur passage soulevait énormément de poussière, si bien qu’ils étaient visibles de très loin. Héraclius se réprimanda de ne pas les avoir remarqués plus tôt, mais le mit sur le compte de la fatigue et de la chaleur étouffante.

« Ils sont là. En route ! »

Il saisit la main de sa nièce et la tira de derrière le rocher en se mettant rapidement en direction des troupes. Elle eut à peine le temps d’attraper leurs sacs. Après quelques instants seulement, ils furent submergés par le sable perturbé par l’avancée des soldats ; ils eurent du mal à s’orienter et à respirer. La jeune fille toussa si fort qu’elle crut ne plus pouvoir retrouver son souffle, mais son oncle la tirait toujours, déterminé à en finir avec le calvaire du désert et à retrouver le confort d’une vie plus luxueuse.

Un cri strident attira leur attention, et ils levèrent tous deux les yeux, distinguant à travers le nuage de poussières un oiseau immense scandant les cieux. Il semblait les avoir repérés, et cherchait à alerter les troupes devant eux.

« Qu’est-ce qu’un oiseau fait en plein milieu du désert ? demanda la jeune fille en repliant son foulard de lin sur son visage.

- Ce n’est pas un oiseau. » fit son oncle.

Enfin, ils parvinrent à s’extirper du nuage de sable qui les étouffait et ils se retrouvèrent face à face avec une armée gigantesque qui semblait s’être arrêtée. Héraclius cessa sa marche, cachant sa nièce derrière lui. Dans le ciel, l’oiseau glatissait toujours, cette fois de manière plus insistante. Lorsque la jeune fille ouvrit les yeux, elle vit d’imposants étendards noirs bordés d’or dressés devant elle. Ce n’est qu’en apercevant les soldats qui les représentaient qu’elle tenta de se défaire de la poigne d’Héraclius.

« Si tu es chrétien, tu sais que tu vas mourir, fit l’un des cavaliers qui l’avait repéré, monté sur un robuste cheval bai.

- Je dois parler à ton roi, soldat. Amène-moi à lui. » rétorqua Héraclius, de marbre.

Le cavalier descendit de sa monture et dégaina lentement son sabre, le vent aride soulevant le foulard cramoisi qui ondulait gracieusement le long de son visage. Il s’approcha d’eux en les pointant de son arme.

« Je ne t’emmènerai nulle part, chrétien. Je vais te tuer ici, et puis je tuerai ta fille, et ton nom disparaitra dans ces dunes. »

Au moment où son sabre toucha légèrement les robes d’Héraclius, un nouveau glatissement leur perça les oreilles. L’oiseau, en se posant en haut de l’une des bannières noires, avait dressé ses ailes, révélant sa taille aberrante et ses griffes acérées. Le cavalier sentit que l’avertissement était pour lui, rangea immédiatement son arme et remonta sur le cheval qui trépignait d’impatience de reprendre la marche. La jeune fille, tremblante, fixait avec intensité l’oiseau qui n’avait absolument pas l’air d’un volatil ordinaire et elle ne pouvait le décrire avec précision, aveuglée par la poussière, mais il ressemblait beaucoup à celui qu’elle avait aperçu à Constantinople. L’oiseau se remit en vol, cette fois plus lentement, en direction de l’arrière des troupes. Les soldats le regardaient passer avec fascination, confortant la nièce d’Héraclius dans l’idée qu’elle n’était pas la seule à le trouver hors du commun. Son oncle se mit à suivre l’étrange animal ailé et en quelques instants ils rejoignirent un groupe de cavaliers plus richement vêtus et encerclés par des étendards plus sophistiqués. Leurs chevaux étaient manifestement mieux équipés, leurs rênes et leurs selles décorées de bijoux d’or et d’argent. L’oiseau avait repris son vol, surveillant à l’évidence les environs.

Héraclius s’approcha du groupe d’individus distingués et leva la main droite. Le groupe de cavaliers demeura silencieux tandis que l’un d’eux, dressé sur un magnifique étalon blanc, ôta son foulard ébène et les toisa du regard.

« Alors vous avez vraiment fait tout ce chemin pour nous rencontrer ? Savez-vous le nombre de risques que vous avez fait courir à cette jeune fille ? commença t-il sur un ton réprobateur.

- Je ne pouvais pas la laisser derrière moi. Elle est autant impliquée dans la cause que je le suis, répondit Héraclius en baissant la main.

- Sait-elle au moins pour quoi elle se bat ? reprit l’homme, droit et intimidant.

- Elle le sait. Et elle en fera bientôt l’expérience. »

La jeune fille regarda son oncle avec incompréhension, se sentant extrêmement mal à l’aise au milieu de tous ces hommes qui la dévisageaient avec mépris, dégoût ou désir. Elle n’aimait pas les yeux de ces soldats. Les seuls yeux qu’elle arrivait à tolérer étaient ceux de ce cavalier qui, bien qu’impressionnant et sérieux, l’apaisait. Sa voix était grave et son ton sévère, mais elle sentait en lui un bien profond qu’elle ne pouvait expliquer. Celui-ci la toisa un moment puis ôta le foulard qui enveloppait sa tête et le tendit à Héraclius, révélant sa barbe et ses cheveux grisonnants.

« Mettez ça, jeune fille. Le désert est bien trop coriace pour vous. Bientôt, vous pourrez le supporter comme nous autres : la sécheresse est notre élément et c’est grâce à elle que nous pouvons avoir un impact conséquent sur les forces de Jérusalem. »

Elle le revêtit sans un mot, cachant son visage du voile noir plus résistant que celui qu’elle avait porté jusque là et inclina la tête en signe de remerciement. Héraclius s’impatienta et reprit la parole immédiatement :

« Je suis à votre service jusqu’à ce que notre objectif soit atteint ; ensuite, nous repartirons à Constantinople et serons de nouveau ennemis, comme convenu. Les termes ont-ils changés ?

- Non, nous avons un accord, reprit le cavalier égyptien. Sachez cependant que je garderai un oeil sur vous à tout moment (il pointa du doigt l’oiseau qui volait en rond au-dessus d’eux), étant donné qu’à partir de cet instant, vous êtes des traîtres chrétiens. Je punis les hommes qui se tournent contre moi plus sévèrement que quiconque n’ose le faire. Est-ce clair ?

- Je n’ai pas dénigré la cause romaine ni ma religion ; je suis ici car nous avons un objectif commun. Notre haine pour Jérusalem grandit de jour en jour et ne sera jamais assouvie tant que certaines têtes ne tombent pas de leur corps. »

Le cavalier se mit à rire.

« Je ne hais pas Jérusalem : je me bats pour elle ! Elle nous revient de droit légitime. Quant à vous, Héraclius, vous ne méprisez qu’un homme : c’est lui que vous voulez, pas ce royaume. Je vous laisserai le tuer et vous protègerai vous et cette jeune fille tant que vous servirez la cause musulmane. Mais tout cela, nous en avons déjà discuté. Ensuite, vous serez libres de repartir. C’est un échange convenable, n’est-ce pas ?

- Je vous livrerai les cadavres balafrés de tous les hommes que vous désirez pour la tête de Renault de Châtillon. Tous, pour un. »

Sa nièce le regarda avec dégoût, n’ayant jamais réellement pris conscience de la violence de son oncle. Elle connaissait sa haine pour les croisés catholiques, elle la voyait tous les jours et elle avait grandi dans cette haine. Seulement, elle n’avait jamais réalisé qu’il irait aussi loin pour assouvir sa vengeance.

« Nous sommes donc d’accord. Donnez un cheval à la fille, et qu’elle reste à mes côtés. Je ne veux pas que des regards indiscrets s’égarent sur cette innocente figure, ordonna l’égyptien en se retournant vers ses hommes.

- Vous ne me proposez pas de cheval ? s’étonna Héraclius, quelque peu offensé.

- Mon ami, vous êtes l’homme le plus résistant à des lieues à la ronde. Marcher devrait vous revigorer avant que le combat ne recommence. »

La jeune fille hésita à monter sur la jument grise qu’on lui amena mais elle finit par s’y résoudre lorsque son oncle l’y incita. Elle put enfin détendre ses jambes et souffla de soulagement alors que la marche des troupes reprenait. Le cavalier égyptien à ses côtés l’interpela :

« Votre oncle vous avait mentionnée, mais jamais votre nom. Quel est-il ?

- Maria Theosébéïa. C’est grec et bien trop long. » répondit-elle, la voix étouffée derrière le voile noir.

Elle se demandait quel était le sien, mais ne le lui posa pas la question. C’était quelqu’un d’importance, certainement le commandant de cette armée. A vrai dire, elle se doutait de son identité, mais avait l’esprit trop embrumé pour se souvenir. Lorsque la nuit se mit à tomber, après s’être reposée et avoir entendu un nouveau cri dans le ciel, elle se souvint des exploits du sultan d’Egypte dans le royaume de Jérusalem, le génie de la guerre Saladin.

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