Le sorcier et l'ibbil

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Cinq jours s’étaient écoulés depuis leur intégration dans l’armée égyptienne ; cinq jours qui pesaient lourdement sur les épaules de Maria Théosébeïa. Elle avait craint pour sa vie à de multiples reprises, suivie ou dévisagée par des combattants au visage dissimulé derrière un châle noir. Chaque matin, elle était revêtue de longues robes colorées par les serviteurs ordonnés par Saladin et lorsque le campement était dressé, elle avait le droit à un bain. Elle était consciente que Saladin tenait son oncle en honneur mais elle se demandait ce qu’un ancien moine romain sans richesses pouvait bien apporter à sa cause.

A mi-journée Héraclius et Maria s’asseyèrent pour déjeuner. La jeune fille, le visage orné de confusion, mangeait en silence sous le regard saillant de son oncle. Enfin, il prit la parole.

« Tu ressembles beaucoup à ta mère. »

Cette intervention soudaine prit Maria de recours. Elle l’observa avec étonnement.

« Il est bien inhabituel pour toi de l’évoquer, répondit-elle.

- Oui. Je devrais le faire plus souvent. »

Un autre moment de silence avant qu’elle ne le brise à son tour.

« Pourquoi sommes-nous là, mon oncle ? le questionna t-elle. Et surtout, pourquoi parmi ces gens ? J’ai l’impression qu’ils vont se jeter sur moi et me déchirer en morceaux.

- Ce n’est qu’une impression.

- Alors pourquoi t’es tu joint à eux ? Est-ce encore à cause du croisé ? »

Héraclius dévisagea sa nièce. Parfois, elle ne savait pas tenir sa langue ou rester discrète, mais il se dit à lui-même qu’elle avait le droit de se poser de telles questions. La situation le permettait. Il soupira et se passa une main sur le visage, effleurant le morceau de cuir qui recouvrait ce qu’il restait de son nez.

« Je ne peux pas le laisser vivre, Théïa. Pas après ce qu’il a fait à ta mère et à tes frères et soeurs. Je ne peux le permettre ; le tolérer, murmura t-il en croquant dans un fruit.

- Cherches-tu à venger notre famille ou à te venger toi-même, mon oncle ? » rétorqua t-elle.

La réplique le laissa de marbre. Il observa la jeune fille ; en réalité, il mentait. Elle ne ressemblait en rien à sa mère, à part sa nature têtue et déterminée à obtenir des réponses. Ses cheveux étaient longs, ondulés et bruns, attachés dans une natte rapide qu’elle n’essayait pas d’arranger. Son teint bronzé complimentait ses prunelles au même éclat que celui de son oncle. Héraclius ne voyait pas sa soeur en Maria, il se voyait lui-même dans toute son innocence d’il y avait vingt- deux ans. Il ne répondit pas.

Après avoir mangé à l’intérieur de leur petite tente, son oncle ayant décidé de se reposer bien qu’il ne le faisait jamais, Maria était sortie sous le soleil agressif du zénith. Elle avait recouvert ses longs cheveux du voile ébène offert par le sultan égyptien et avait commencé à déambuler dans le campement rapidement établi. Elle cachait son visage avec le même châle afin de ne pas attirer l’attention. Elle savait que la couleur de sa peau intriguait grandement les soldats qui ne manquaient pas de la fixer avec fascination ou avec dégoût. Son oncle Héraclius subissait les mêmes jugements, mais il n’y prêtait pas attention. Maria, elle, une jeune fille d’une rare beauté, se sentait menacée par les hommes qui n’avaient probablement pas eu la compagnie d’une femme depuis bien longtemps.

Elle savait qu’elle était suivie en permanence, mais en réalité, cela la rassurait ; Saladin avait pris la précaution de la faire protéger par un homme d’un certain âge qui, quand elle croisait son regard, lui souriait. Cette fois elle ne le vit pas à l’affaire et en déduit qu’il devait être occupé ailleurs. Elle avait aussi l’impression que l’oiseau étrange qui les avait conduits jusqu’au sultan survolait les environs où elle se trouvait. Là où une personne normale se serait sentie oppressée par la présence du volatile qui la suivait tel un rapace harcèle une proie sur le seuil de la mort, Maria, elle, était en constante admiration. L’oiseau impressionnant en taille, dont les plumes noires reflétaient la lumière du soleil et prenaient alors un aspect bleuté, la laissait en constante admiration. Ce midi là, alors qu’elle observait son vol, il se posa dans un coin reculé du campement et elle le perdit de vue. La jeune fille se leva du petit rocher sur lequel elle s’était assise et se mit en direction de là où il avait atterri, souhaitant le voir de plus près.

Maria traversa les allées formées par les tentes rapidement érigées sous le regard de fantassins et de cavaliers qui déjeunaient et buvaient avec enthousiasme, visiblement non-importunés par la chaleur aliénante du désert. Elle arriva devant une grande tente dont les draps noirs bordés d’ornements dorés formaient un fort contraste avec le reste du campement. Des bannières l’entouraient comme si elle était un pôle politique de grande importance, et en apercevant de nombreux musulmans réunis sur un tapis, cette importance devint claire. Elle déduit que le lieu leur servait de centre de commandement en apercevant des parchemins dispersés sur des tables adjacentes. Différents plats étaient servis par les serviteurs. Elle vit parmi ces derniers, qui s’attelaient à repaître leurs maîtres, des individus qui lui ressemblaient : leur peau autrefois blanche était désormais brûlée par le soleil. Elle chercha l’oiseau noir du regard tout en tâchant de disparaître derrière les bannières pour ne pas attirer l’attention, mais elle sut qu’elle avait échoué lorsqu’elle entendit son nom crié depuis la grande tente.

« Maria ! Approchez, ne vous cachez pas. » fit la voix grave mais douce du sultan.

Découverte, la jeune fille dût obéir et, timide, elle s’approcha de la tente où les conseillers déjeunaient. Tous se mirent à la toiser longuement sans un mot tout en continuant de mâcher leurs aliments. Elle distingua Saladin en bout de tapis, une coupe de vin argentée à la main. Sur son visage était dessiné un large sourire et ses yeux étaient bienveillants.

« Où est votre oncle ? reprit-il.

- Il se repose dans notre tente, répondit-elle, la tête baissée.

- Bien. Il a été sage de suivre mon conseil. Il aura besoin de toutes ses forces lorsque nous atteindrons Lydda. »

Saladin remarqua l’embarras de la jeune fille et il tapa légèrement l’épaule du conseiller le plus à sa gauche pour qu’il cesse de la déshabiller du regard.

« Que faites-vous là ? Vous êtes vous perdue ? demanda le sultan en exigeant qu’on lui apporte du vin d’un signe de la main.

- Je suivais un oiseau, en réalité. Il s’est posé par ici. » déclara Maria en redressant la tête, rappelée à son intérêt.

Les soldats se mirent à rire, sauf un : un jeune homme à la droite de Saladin qui se repaissait de viande. Bien qu’amusé, il ne se moqua pas de la romaine. Lorsqu’elle le vit, elle fut surprise de constater que ses yeux étaient d’un vert éclatant. Ils étaient si hypnotisants qu’elle en fut déstabilisée. La voix du sultan la ramena à elle.

« Voici mon général, Al-Mufazar, ainsi que son fils, Ahmud. Ils sont un atout précieux dans ce conflit. Votre oncle aura l’opportunité et le privilège immense de travailler avec eux. »

Maria constata que le dénommé Ahmud, un garçon nettement plus jeune que lui, la dévisageait comme si elle était porteuse de peste. Il planta un couteau dans un morceau de viande et le porta à ses lèvres sans la quitter du regard.

« Mon ami Aegyptus va vous raccompagner auprès de votre oncle. Ne vous aventurez pas seule dans nos campements à l’avenir : je ne suis pas certain de pouvoir assurer votre protection en permanence dans le cas contraire. »

Saladin fit signe à son acolyte aux yeux verts et celui-ci, bien que rechignant à l’idée de laisser son repas, quitta la tente pour escorter Maria jusqu’à la sienne. Al-Mufazar, un homme robuste au teint foncé et aux yeux marrons perçants, se pencha vers Saladin alors que les discussions reprenaient.

« Tu sais que je te suivrais où que tu ailles et que je t’obéirai toujours, dit-il au sultan, mais je ne pense pas que tu devrais rapprocher les romains de notre Ibbil.

- Je garde un oeil sur yeux, cher neveu, répondit Saladin en portant sa coupe à ses lèvres. Je ne peux le faire qu’à travers les yeux d’Allah, et les yeux qu’il nous a envoyés sont ceux de l’Ibbil.

- Je peux m’assurer qu’ils ne soient pas une menace. Dis-moi de les surveiller et je les observerai jusqu’à ce que tu me dises le contraire, assura Al-Mufazar en posant sa main sur l’épaule de son fils Ahmud. Ne mets pas en danger l’Ibbil et donnes-nous l’ordre, maintenant.

- J’ai des projets plus nobles pour toi. La fille est inoffensive. Il ne craint rien avec elle.

- Je sais que la fille n’est pas une menace : elle est idiote et naïve. C’est son oncle qui m’inquiète. Non seulement il est chrétien, mais il est aussi un défi qui t’es lancé. Si je crois en ce que tu m’as rapporté, il doit être éliminé avant que ses arts ne se retournent contre nous.

- Il remplira sa part du marché. Il s’est allié avec nous pour ne pas avoir deux ennemis. Mais sache que s’il se retourne contre nous, je me débarrasserai de lui. J’en ai les moyens. L’Ibbil peut nous en assurer.

- L’Ibbil ? Il a les yeux, oui, mais pas la puissance d’Allah.

- Non ; sa soeur, elle, a l’intervention divine. »

Ahmud se pencha pour attirer l’attention du sultan et, un air préoccupé sur le visage, lança :

« Etait-ce raisonnable de disperser nos troupes pour piller la région ? Avec une menace pareille dans nos rangs et les croisés à Ascalon-

- Les croisés sont décimés, trancha Saladin, lassé d’être remis en question. Ils n’oseront jamais attaquer à moins de vouloir rencontrer leur créateur. J’ai toutes les armes à disposition pour abattre un ennemi, qu’il se révèle être dans mon camp ou contre moi. Mangez. »

Maria suivait le jeune homme en silence. Elle trouvait quelque chose d’impressionnant en lui, et ce sentiment était presque identique à celui qu’elle ressentait quand elle apercevait l’oiseau. Après quelques minutes à déambuler dans le camp, celui-ci s’agaça du regard persistant de la jeune romaine et se retourna subitement.

« Ton oncle ne t’a jamais appris à ne pas fixer les gens ? lança t-il agressivement.

- Je… non, c’est-

- Quoi ? » insista t-il, les yeux rivés sur elle.

Ses deux iris d’un vert frappant déstabilisèrent à nouveau Maria qui ne put regarder ailleurs ni répondre. Elle se mit juste à balbutier. Il remarqua son attitude et leva un sourcil.

« Qu’est-ce qui te prend ? Tu as la tremblote ? demanda t-il plus calmement.

- Non.. non, c’est… je… »

Il leva l’autre sourcil. Maria souffla pour tenter de retrouver son calme.

« Vous m’intriguez, à vrai dire… finit-elle par répondre en riant un peu.

- Je t’intrigue ? Pourquoi ça ? fit-il, soudainement intéressé.

- Ce sont vos yeux, je crois. Je n’ai jamais vu des yeux pareils. »

Le dénommé Aegyptus se redressa puis recula un peu, surpris. Il se mit à regarder partout autour de lui, à son tour embarrassé. La jeune fille s’approcha et posa la main sur son bras bienveillamment.

« Ce n’est pas un reproche, je ne savais pas que les gens de votre pays pouvaient avoir les yeux comme cela. On me racontait que vous les aviez plutôt foncés. Je suis désolée d’avoir été invasive, dit-elle.

- Ah. Tu m’intrigues aussi, en vérité.

- Comment ça ? s’étonna t-elle.

- Quel genre de fille part à la recherche d’un oiseau au milieu d’un camp ennemi ? »

Il se remit rapidement en chemin de la tente d’Héraclius suivi par la romaine qui peinait à le rattraper. Il s’arrêta à leur destination et s’assit sur une caisse posée juste devant en attendant que la fille le rejoigne.

« Nous ne sommes pas ennemis, reprit-elle finalement en haletant. Mon oncle vous tient en estime ; il est votre allié.

- Lui, peut-être. Mais qu’en est-il de toi, petite chrétienne ?

- Je n’ai pas d’opinion. Je sais juste que je ne hais personne, et donc que personne n’est mon ennemi.

- Pas même Renault de Châtillon ? Ton oncle semble avoir beaucoup à lui reprocher. »

Elle regarda ses pieds un instant, hésitante. Héraclius lui avait appris toute sa vie à mépriser les croisés et plus particulièrement cet homme-là. C’était lui qui, vingt-deux ans plus tôt, avait mis à feu et à sang Chypre et tous ses habitants ; alors âgée de onze mois, Maria se trouvait avec son oncle lors des faits et elle a donc échappé au massacre de ses parents et frères et soeurs. Héraclius, découvert, avait subi un sort terrible. Il avait veillé à cacher sa nièce avant qu’il ne soit châtié pour sa foi orthodoxe par Châtillon lui-même. Epargné afin de subir toute sa vie le poids de l’humiliation, il l’avait élevée dans un monastère de Chypre puis emmenée à Constantinople tout en tâchant de dissimuler la haine vengeresse qui l’animait. Il avait néanmoins tenté de la transmettre à sa nièce à qui il s’autorisait moins de retenue. Maria cependant n’avait jamais compris ni adhéré à ce mépris, et elle savait que tuer cet homme n’apporterait pas la paix à son oncle.

« Je ne le connais pas… je ne peux le détester. J’étais trop jeune pour me souvenir de Chypre. Je comprends que mon oncle soit en peine, mais je lui répète souvent que la vengeance n’apaisera pas son âme. »

Aegyptus soupira. Il passa une main dans ses longs cheveux noirs et se gratta la tête. Maria continuait de le regarder de ses grands yeux comme un enfant regarde un chevalier avec adoration.

« Je l’ai vu, une fois. Il est grassouillet et ivrogne. J’espère que ces informations peuvent te faire le mépriser autant que ton oncle, fit-il en se levant.

- Pourquoi le devrais-je ?

- Car cela pourrait t’aider à surmonter ce soir. » répondit-il.

Le jeune homme s’éloigna, les mains dans les poches de ses bas luxueux. Maria, déroutée et intriguée, l’interpela une nouvelle fois.

« J’ai oublié de vous demander si vous saviez où était l’oiseau ! » fit-elle.

Il se retourna vers elle et esquissa le même rictus amusé qu’elle l’avait vu produire autour de la table de Saladin avant de tourner les talons.

Elle lui sourit en retour, confuse mais contente de s’apercevoir que certaines personnes de ce campement ne la prenaient pas pour une intruse. Il semblait l’accepter et être bienveillant avec elle, et elle se mit en joie à l’idée d’avoir quelque soutien parmi ces nouveaux alliés. Derrière elle, Héraclius émergea de la tente l’air à moitié endormi.

« Que fais-tu ici, Maria ? Rentre tout de suite ! s’écria t-il en lui tapant dans le dos.

- Je cherchais juste quelque chose, mon oncle. Saladin te recommande de te reposer jusqu’à ce soir. Tu devrais l’écouter si tu veux qu’il soit ton ami. » fit-elle en s’exécutant.

Héraclius la suivit à l’intérieur, et alors que sa nièce s’allongeait sur sa propre couche, il baissa la tête. Il regrettait peut-être de l’avoir emmenée ici, après tout.

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