Un démon à Lydda

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Lydda était sous le siège violent des troupes égyptiennes depuis une heure : Saladin était entré dans la ville, triomphant, avant même qu’il ne l’aie totalement prise. Les civils chrétiens fuyaient loin des soldats. Ils se rassemblaient dans des maisons ou dans des caves et s’y recroquevillaient, tremblants. Les seuls secours qu’ils reçurent furent ceux de l’épée, une mort certainement plus douce que celle qu’ils auraient subie si Héraclius les avait trouvés en premier.

Au milieu des chevaliers encore debout, un chevalier franc, Leufroy, était bousculé par ceux qui courraient vers l’ennemi et ceux qui fuyaient. Il avait l’épée au poing mais n’osait pas la lever ; il hésitait entre avancer ou reculer. Les musulmans ne le terrifiaient pas, ils les avait affrontés durant des années et connaissait leur férocité et leur habilité au combat. Ce qui le troublait tant, c’était l’homme qui approchait lentement d’eux, seul, et qui provoquait l’effondrement de tout le monde autour de lui.

Un brave ou bien stupide chevalier se détacha du reste de ses alliés et se précipita sur le romain ; il leva son arme puis l’abattit sur lui. Héraclius saisit la lame et l’arrêta sans effort. Le défenseur de Lydda, pris de peur, lâcha l’épée et tomba au sol, réalisant l’inévitabilité de sa mort. Héraclius attrapa le casque de son assaillant. Le chevalier laissa échapper un cri horrible de plus en plus étouffé. Enfin il s’écroula, les yeux vides, la bouche ouverte, maigre, noir. La vision de son corps décharné fit fuir le reste des chevaliers ; tous sauf un, incapable de bouger.Héraclius, le remarquant, l’interpela :

« Tu es un idiot. Tu devrais faire comme le reste de tes compagnons. Tu devrais honorer la réputation de lâche que les croisés portent. »

Leufroy, jusque là paralysé, fut immédiatement ramené à lui lorsque le romain tendit la main vers lui. Le chevalier ramassa rapidement une lance abandonnée à terre. Sa réaction subite fit reculer Héraclius. Leufroy jeta l’épieu sur lui. Comme par une chance divine, l’arme se planta dans son coeur.Héraclius, cloué au sol, cracha du sang.

Il avait laissé baisser sa garde, ce qu’il n’avait pas fait depuis le début de l’attaque ; les soldats, au départ, n’avaient pas eu l’air de le craindre. Ils n’avaient pas remarqué que c’était lui qui avait arraché les portes de la ville d’un geste de la main. Il s’était méfié des premières lignes vaillantes, mais il avait commencé à prendre confiance lorsque les hommes en face de lui avaient commencé à le fuir.

Il saisit le long manche de la lance et l’arracha. Son sang jaillit de la plaie et colora ses vêtements clairs. Il jeta l’arme sur le côté et roula sur son flanc pour se relever. Leufroy, resté sur place dans l’espoir de l’achever n’eut pas le temps de s’approcher. Le romain se redressait déjà, bien que mortellement blessé. Le franc n’osa plus se défendre. Il était face à un démon. Héraclius ayant alors le dos tourné, il en profita pour fuir par une allée étroite et disparut.

Un cri strident familier ramena l’ancien moine à lui. Il leva les yeux et aperçut l’immense oiseau noir qui entamait sa descente en sa direction. Il se posa sur le toit d’une maison dont sortait le général Al-Mufazar, les bras pleins de possessions et le sabre imbibé de sang. Des bruits de sabots retentirent et Saladin apparut devant eux, dressé tel un dieu sur sa monture blanche.

« Je vous croyais intouchable, Héraclius, fit celui-ci en le toisant.

  • J’ai baissé ma garde.
  • J’en déduis qu’un jour vous serez défait. Prions Allah pour que ce jour ne survienne pas de sitôt.
  • Et il a laissé partir un chevalier, renchérit Al-Mufazar en présentant une coupe en or à son chef.
  • Aegyptus, retrouve notre fugitif, ordonna Saladin en observant minutieusement le trophée. Lorsque tu l’auras localisé, rapporte-le à notre allié chrétien pour qu’il finisse son travail. »

L’oiseau glatit puis prit son envol, entraînant une soulevée de sable malgré la hauteur initiale de son perchoir. Ses grandes ailes noires déployées, il se mit à survoler l’entièreté de Lydda, les yeux verts perçants cillant les moindres recoins de la cité. Saladin laissa tomber la coupe d’un faux-or de contrebande et reprit :

« Tous ceux que vous croiserez, Héraclius, s’ils échappent à votre poigne mortelle, rapporteront ce qu’ils ont vu à d’autres. Il ne faut pas que votre existence soit révélée : vous êtes une arme que je ne peux pas me permettre de perdre. Vous devez tous les abattre.

- C’était déjà mon intention.»

Les deux hommes se regardèrent de façon dédaigneuse mêlée de fausse politesse. Le sultan talonna son cheval et le dépassa sans le quitter des yeux. Derrière lui, Al-Mufazar s’empressa de le rejoindre dans son inimité.

« Je me demande ce qui compte le plus pour vous, mon ami : la famille, ou la vengeance ? »

Leufroy laissa tomber son épée d’épuisement. Il avait réussi à repousser quelques musulmans venus l’assaillir et était certain d’en avoir tué un, mais il n’était pas sûr d’avoir eu l’autre. Tout au plus, il l’avait assommé, mais s’il se réveillait, il reviendrait pour sa peau. Le chevalier s’adossa contre le mur d’une maison, caché derrière quelques caisses dans une ruelle. Il tenta de reprendre son souffle coupé par sa fuite.

Il n’arrivait pas à enlever l’image du démon de sa tête. Lorsqu’il s’était mis à marcher en sa direction, il avait eu la sensation que le sol avait attrapé ses chevilles et l’avait traîné vers les Enfers. Il avait senti son âme s’échapper de son corps ; le sort certain de ses camarades. Leufroy considérait quelques uns d’entre eux comme des amis : voir leurs corps noirs et leurs yeux s’échapper de leurs orbites avait fendu son coeur. Il n’avait jamais été aussi terrifié.

Il se laissa tomber à terre et se recroquevilla. Il se mit à trembler. Leufroy avait honte de lui-même : comment un chevalier qui avait survécut bravement à tant de duels, d’offensives, d’assauts et de batailles pouvait se retrouver dans une telle situation, à haleter et à suer de peur ? La vérité, c’est qu’il était persuadé d’avoir vu le Diable en personne. Il ne sentait plus ses jambes. Il prit sa tête dans ses mains et souffla pour se calmer.

Il entendit un cri d’oiseau. Puis un cri humain. Il reconnut le bruit si particulier que produisent les flammes dévorant une bâtisse et empoigna son épée. Il se redressa et émergea de la ruelle. Une église avait été mise à feu et des soldats ennemis agitaient leurs foulards, provocateurs, huant la maison de Dieu et acclamant sa destruction. Leufroy sentit son sang bouillir. Il n’y avait aucun démon pour le moment ; il devait redevenir ce qu’il avait toujours été, ce à quoi il avait été destiné même avant d’avoir été conçu : un chevalier de Jérusalem. Un autre hurlement retentit depuis l’église : quelqu’un y était prisonnier. Leufroy devait se débarrasser rapidement d’eux et tenter de secourir cette personne, s’il le pouvait encore. C’était son devoir, ce pourquoi il avait prêté serment.

Il chargea le groupe d’égyptiens et pourfendit l’un d’entre eux. Il frappa du coude le visage d’un autre pour l’empêcher de riposter. Il délogea son arme du corps mourant et l’abattit sur le troisième homme. Un fort claquement métallique retentit lorsque sabre et épée se rencontrèrent ; Leufroy asséna un puissant coup de genou dans le flanc de son adversaire. Le chevalier en profita pour se retourner et faire face à celui dont il avait brisé le nez ; un poignard en main, celui-ci toucha à peine le côté du cou de Leufroy, mais assez pour le déstabiliser. Il recula et se heurta au troisième musulman qui s’était relevé : ce dernier lui saisit la mâchoire et tenta de lui briser la nuque, mais le chevalier lui fracassa violemment le visage d’un coup de tête. Il prit un élan, plantant son épée dans le coeur de l’homme au poignard. Le dernier soldat, gémissant à terre, rencontra un terrible sort lorsqu’une poutre de l’église en feu l’écrasa et l’embrasa. Leufroy n’attendit pas un instant et se rua dans la bâtisse.

Comme animé par un souffle divin, il enjamba rapidement les lourds morceaux de bois écroulés et se dirigea vers la source des cris. C’était une petite fille, protégée par les vieux bras d’un moine blessé.« Allez, debout ! Il y a encore le temps de sortir ! » s’écria t-il.Leufroy les tira tous les deux immédiatement vers la sortie. Aussitôt, le bâtiment s’effondra. A cette vue, le moine sanglota, lui qui avait toujours connu la maison de Dieu pointée vers le ciel. La fillette, blottie contre Leufroy, avait trop de mal à contenir ses pleurs.

Le chevalier entendit des pas précipités. Espérant voir des visages alliés, il fut ramené à la triste réalité lorsqu’il aperçut un nouveau groupe de musulmans fondre sur eux. Un archer, positionné à l’arrière, décocha une flèche qui se pointa dans le coeur du vieux religieux. En voyant le vieillard s’écrouler aussi facilement que l’édifice chrétien, la petite se mit à hurler de terreur. Leufroy la projeta violemment de côté et s’empressa d’attaquer le groupe d’assaillants. Il pourfendit la plupart d’entre eux et il repoussa les autres avec sa tête, ses poings ou ses pieds. Sa force guerrière lui était enfin revenue. Il ne se souvenait plus du démon. Il se battait comme il l’avait toujours fait.

« Ecartez-vous ! »

Aussitôt, les musulmans baissèrent leurs armes. Leufroy, décontenancé, tenta de repartir à la charge. L’horrible sensation l’envahit de nouveau : les pieds cloués au sol, la terre qui semblait l’aspirer, son âme qui voulait s’échapper par les yeux. Lorsqu’il aperçut le démon, Héraclius, à quelques mètres, toute sa vitalité le quitta. Il avait la main tendue en sa direction, et Leufroy sentait ses effets ; ses yeux perlèrent de sang et sa gorge se serra si fort qu’il se mit à étouffer. A nouveau, il laissa tomber son épée. Cette fois-ci, il eut l’intime conviction que c’était pour la dernière fois.

« Arrête ça ! Arrête, je t’en prie ! » hurla une fille en se jetant sur le romain.

Héraclius détourna son attention du chevalier et relâcha son emprise. Leufroy s’écroula et reprit son souffle ; une douleur infernale envahit ses poumons. Les soldats de Saladin l’encerclèrent à nouveau, prêts à le tuer. Héraclius les en empêcha d’un geste. Il gifla sa nièce, la propulsant à terre.

« Je t’ai dit de rester en dehors de la ville ! Tu aurais pu te faire tuer ! s’écria t-il, furieux.

  • C’est ce que tu fais, alors, mon oncle ? Tu massacres des innocents ? C’est pour ça que nous avons quitté notre île ? rétorqua Maria, rouge de colère et de frustration.
  • Cesse de poser des questions et retourne en arrière, maintenant ! Toi, l’oiseau, ramène-la ! »

L’Ibbil ne bougea pas de son perchoir. Il fixait l’homme de ses yeux émeraudes. Maria se releva, la joue déjà enflée par le violent coup.

« Non ! Je ne te suivrai plus… j’en ai assez de faire ce que tu me dis de faire, déclara t-elle. Tu n’es qu’un amalgame de haine ! Tu ne vis que pour la vengeance, et tu me forces à vivre de la même façon ! Je ne veux pas de ta vengeance, ou de ta haine ! Tu ne me commanderas plus, tu entends ? C’est terminé ! »

Héraclius lui attrapa le poignet ; elle lui hurla de la lâcher. Il trembla. Le pelage de l’Ibbil se hérissa. Leufroy sentit un souffle ardent se propager de l’église en feu jusqu’à la fille. Les soldats de Saladin et le chevalier se tournèrent vers la bâtisse chrétienne et virent les flammes qui la consumaient s’étouffer en un instant. Héraclius relâcha sa nièce : elle s’écarta immédiatement de lui et s’approcha de Leufroy. Les fantassins musulmans reculèrent lorsque Maria vint vers eux, repoussés par une force invisible et terrifiante. L’oiseau s’envola.

« Je le laisserai vivre s’il me dit où est Renault de Chatillon, dit finalement Héraclius.

  • J’ai vu tes massacres, plus bas. J’ai vu les yeux des civils, des religieux, des combattants de notre même foi que tu as tués : ils étaient dénués de couleur, de toute trace de vie ; ces gens qui étaient vivants quelques instants plus tôt, on dirait qu’ils se sont déjà à moitié décomposés. Je ne sais pas ce que tu leur as fait…
  • Maria, tu es la même que moi.
  • Je ne suis en rien comme toi ! » aboya t-elle en se tournant vers lui.

Elle s’agenouilla près du chevalier. Leufroy se sentit revigoré au contact de la jeune fille. Il rencontra son regard. Il se rendit compte qu’il était toujours de ce monde lorsqu’il sentit une chaleur ardente l’étreindre, plus douce mais tout aussi forte que les braises de l’église qui ne brûlait miraculeusement plus. Il attrapa le bras de Maria, bouche bée.

« Où est Renault de Chatillon ? » demanda sévèrement le romain en apparaissant derrière elle telle une ombre démoniaque. Je te laisserai la vie sauve, si c’est ce que ma nièce veut. Mais tu dois me dire où il est.

  • A… à Jérusalem… sur la route de Jérusalem… répondit Leufroy, décontenancé.
  • J’ai du mal à croire qu’il soit déjà rentré à Jérusalem ! le coupa Héraclius d’un ton menaçant.
  • … le roi a convoqué tous les barons à Ascalon.. ils sont en marche vers Jérusalem pour la défendre contre Saladin… pour un dernier effort… un ultime sacrifice… »

Leufroy mentait. Même dans son état, il allait tenter de leur faire croire que leur proie se cachait à Jérusalem pour les y appâter. Croyant les chevaliers loin d’eux, Saladin serait surpris par l’embuscade franque qui l’attendait. Il ne pensait pas réchapper aux griffes du démon de toute manière, alors autant servir son roi une dernière fois.

« Quels imbéciles… ils sont au pied du mur. »

Maria aida le chevalier à se relever. Il toussa et agrippa son cou pour comprimer la blessure laissée par le poignard d’un des ennemis. Les soldats de Saladin osèrent s’approcher de nouveau.

« Vous ne pouvez pas le laisser vivre : ce sont les ordres du sultan. Faites contre sa volonté et vous serez tenus en traîtres. »

Après un moment d’hésitation, Héraclius tendit à nouveau la main vers Leufroy. Maria se jeta immédiatement sur son oncle en hurlant. Ils s’écroulèrent sur le sol en pierre. Conscients que les romains allaient être incapables d’obéir à cause de leurs querelles incessantes, les fantassins se décidèrent à abattre eux-mêmes le chevalier. Ce dernier récupéra son épée. Héraclius frappa encore sa nièce pour la repousser.

« Je dois respecter les souhaits de Saladin ; tu comprendras un jour ! » se justifia t-il.

En se relevant, le romain fut frappé de stupeur. Les soldats musulmans, le sabre au poing, criaient d’agonie et secouaient leurs membres : ils étaient tous, sans exception, en feu. Les braises qui les consumaient étaient apparues en un instant et les brûlaient vifs. Héraclius reconnut l’odeur de la chair cuite et se remit à trembler. Sa panique fut coupée courte, cependant : Maria s’était relevée et l’assomma avec un pavé soulevé par la chute de l’église.Son oncle à terre, elle cria au chevalier de s’enfuir.

« Venez avec moi ! Vous êtes en danger avec eux ! Mon roi sera clément ! s’écria Leufroy en s’approchant d’elle.

  • Personne ici ne sera jamais clément avec des traîtres. Partez tant qu’il est inconscient, je vous en prie ! Je ne veux pas un massacre, pas un autre…
  • Vous ne pouvez pas rester avec ce monstre ! s’indigna t-il.
  • Je suis tout ce qu’il a… je dois m’occuper de lui. »

Leufroy lui jeta un regard désolé. Il quitta la place après l’avoir remerciée d’un signe. Dans la ruelle où il avait envoyé la petite fille, il trouva son corps calciné.Les musulmans immolés reposaient sur les pavés, le visage méconnaissable. Leurs vêtements étaient éparpillés en lambeaux et continuaient de flamber. Maria les regarda tous. Etait-ce l’oeuvre de son oncle ? Une intervention divine ? Le chevalier les avait-il tués ?Ou était-elle responsable ?

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