Famille

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Le camp fut dressé lorsque la nuit tomba. Aegyptus rejoignit le corps avant des troupes. Saladin l’interpela depuis la tente de commandement. A l’intérieur, Héraclius était assis sur un des tapis du sultan en train de dévorer son repas. L’homme aux yeux verts le regarda de travers avant de s’assoir à son tour. Le sultan lui offrit à manger et à boire.

« Puisque nous marchons finalement sur Jérusalem, il serait bon pour vous deux que je vous rappelle quelque chose, commença t-il.

- Ne pas massacrer les civils ? riposta immédiatement Aegyptus.

- Tu me connais depuis longtemps, mon ami. Tu sais que tuer des innocents me fend le coeur. A Lydda cependant je devais m’assurer des capacités de notre nouvel allié ; ses aptitudes ne pouvaient pas être découvertes des survivants.

- Je m’excuse, mon sultan, mais je ne pense pas que nous abaisser au niveau des croisés soit la meilleure solution pour gagner cette guerre, rétorqua t-il en portant une coupe de vin à ses lèvres.

- Tu devrais faire le travail toi-même si tu n’es pas satisfait du mien, grommela Héraclius.- Je n’ai pas les dons requis pour une extermination de masse.

- Assez, vous deux. Nous devons en revenir à notre point initial, trancha Saladin en secouant la tête. Aegyptus, comme vous le savez, a le don de la métamorphose. Il m’aide à surveiller les cieux et est indispensable, vous vous en doutez. Sa soeur, elle, est postée à Jérusalem ; les allez-retour qu’il effectue entre elle et moi nous permettent d’échanger, tout comme ceux qu’il a fait entre Constantinople et Damascus qui nous ont permis de communiquer ces dernières années. Elle m’a fait part de quelque chose d’intéressant.

- Mon sultan, je ne crois pas qu’il serait sage de tout lui révéler. Il devrait en faire l’expérience lui-même, contesta l’Ibbil.

- Elle a tenté de s’approcher du garçon-roi il y a quelques années dans l’espoir de l’affaiblir, l’ignora Saladin. Elle aussi détentrice d’un des dons d’Allah, elle n’a cependant pas réussi à l’utiliser. Il y a quelques semaines, lorsque nous avons repoussé les croisés à Ascalon, Aegyptus n’a pas réussi à se transformer à proximité des gardes royaux.

- Et alors ? Fit Héraclius en fronçant les sourcils.

- Nous n’en sommes pas sûrs, mais il est possible que vos dons soient inutilisables si vous êtes trop près du roi. Dans le doute, ne l’approchez pas.- Alors comment le tuer ?

- Le tuer n’est pas une priorité. Il dépérira de la lèpre quoi qu’il en soit. »Les trois hommes finirent leur repas autour du même sujet de conversation.

Finalement, Saladin les congédia. Aegyptus et Héraclius quittèrent la tente du sultan. Ce premier attrapa le bras du romain alors qu’il s’apprêtait à partir. Héraclius eut un mouvement de recul, encore très peu confiant.

« Maria a immolé cinq de nos soldats à Lydda. » dit l’homme aux yeux verts.

L’ancien moine le regarda longuement avant de soupirer. Il se passa une main sur le visage en s’attardant sur le morceau de cuir recouvrant son nez, une habitude qu’il avait prise depuis l’attaque sur Chypre.

« En effet, répondit-il.

- Qu’en est-il ? Lui as-tu parlé de son don ?

- Elle n’en sait rien, et il vaut mieux que cela demeure ainsi.

- Elle finira bien par s’en apercevoir d’elle-même. Je crains qu’elle ne récidive par inadvertance et cause d’autres dommages dont elle ne pourrait s’en remettre.

- Ecoute ; Maria a toujours été étrange, reprit son oncle en s’avançant vers lui. Depuis qu’elle est petite, elle a l’impression que tout le monde veut lui faire du mal. Elle a tendance à s’isoler. Elle se parle à elle-même. Je ne sais pas s’il est bon pour elle d'alimenter ses capacités. »

Aegyptus laissa échapper un rire de stupéfaction.

« Et c’est toi qui l’a élevée ? Elle est seule et confuse. Ce n’est pas à moi de la réconforter. Il faut lui dire ce qu’il en est et lui expliquer ce qu’il s’est passé à Lydda. La vengeance peut attendre quelques jours ; maintenant occupe-toi de ce qu’il reste de ta famille avant de la perdre. » termina t-il en le pointant du doigt.

Héraclius fut laissé seul au milieu du camp égyptien alors que le froid typique des nuits du désert emplissait les lieux. Il repensa aux cinq hommes embrasés. L’odeur de leur chair brûlée lui avait rappelé celle des habitants de Gallakos. Il frémit.

Le romain parcourut la distance qui le séparait de la tente érigée pour sa nièce et lui. En y pénétrant, il trouva Maria allongée sur sa couche, dos à l’entrée. Il s’approcha silencieusement et posa une main sur son épaule. La jeune fille se retourna lentement puis, lorsque ses yeux croisèrent ceux de son oncle, elle sursauta.

« Ne t’approche pas de moi, cracha t-elle immédiatement.

  • Laisse-moi te parler, je t’en prie, la supplia t-il d’un ton doux.
  • Nous parlerons de nouveau lorsque j’estimerai que tu n’es plus un monstre. Tu as intérêt à commencer à te racheter si tu espères être de nouveau près de moi avant ta mort.
  • Théïa, s’il te plaît. Je dois t’expliquer quelque chose.
  • Ne m’appelle pas comme ça.
  • Ecoute-moi, par pitié. Il faut que je te parle de ce qu’il s’est passé. »

Surprise, elle se tut. Héraclius soupira. Maria ne bougea pas contre toute attente. Elle ne voulait plus le voir, certes, mais il était sa seule famille. Elle le haïssait, mais elle l’aimait. Le voir aussi désolé lui fendait le coeur. Elle ne pouvait cependant pas lui pardonner le massacre auquel elle avait assisté. Elle se recouvra un peu plus des couvertures et attendit.

« Depuis que nous sommes arrivés ici, tu as assisté à beaucoup de phénomènes étranges. Beaucoup de personnes sont comme nous, mais ne le réalisent pas. Nous avons des dons qui doivent être mis à disposition.

- A disposition de chefs sanguinaires ? Quel don y a t-il dans ce que j’ai vu à Lydda ? Dans ce que tu as fait ? l’interrompit-elle, les images de la tuerie lui revenant à l’esprit.

- Te souviens-tu de ta mère, Théïa ? De ton père ? De tes frères et soeurs ? Des milliers d’habitants de Chypre ? Tu étais bien trop petite pour t’en rappeler. J’étais moine et pourtant je savais que le Paradis n’était pas au Ciel, puisqu’il était sur cette île. Le rire des enfants qui courraient et jouaient tous les jours, la mélodie des cloches annonçant la nouvelle heure et les jours heureux : j’ai voyagé, et je sais que je n’ai jamais connu pareil bonheur que là-bas.

- Et alors ?

  • Un jour, Renault de Châtillon a tout détruit : à la place des enfants il n’y avait plus que des cendres et leurs corps calcinés, les églises ont été détruites et pillées. Tout ça pour une histoire de politique et de religion. Tu m’as souvent demandé pourquoi j’avais quitté l’habit monastique ; Dieu, selon moi, nous as abandonnés ce jour-là. Mais il m’a donné la chance de pouvoir punir ceux qui nous ont dérobés de nos êtres chers. Cette chance s’est retrouvée en toi aussi. Il faut punir Renault de Châtillon ; il faut apporter le jugement divin sur lui. J’ai convaincu Saladin de marcher sur Jérusalem ; une fois Châtillon défait, nous rentrerons ensemble, et plus rien ne nous séparera de la vie tranquille dont nous avons toujours rêvé.
  • Je comprends, mon oncle, j’ai toujours compris. Mais je ne vois aucune justice dans ce que tu as fait à Lydda. J’y ai vu ce que tu as vu, vingt-deux ans plus tôt : à la place des orthodoxes, il y avait des chrétiens, comme nous, déchirés par ta main. Châtillon et toi n’êtes pas si différents. Je ne vois aucun don. Aucun.
  • Les dons les plus puissants sont des malédictions, Théïa, reprit doucement Héraclius. Ils nous poussent souvent à devenir les mêmes personnes que celles que nous voulons combattre. C’est pour ça que tu dois apprendre à maîtriser le tien avant qu’il ne te dévore. Je le vois maintenant. »

Maria le menaça de ses yeux dorés. Elle laissa tomber les couvertures pour le pointer du doigt, la voix tremblante de colère.« Ne te cherche pas d’excuses pour ce que tu as fait. Les massacres arrivent dans le monde entier, mais ses survivants ne cherchent pas tous à tuer des innocents pour prouver qu’ils ont raison ! s’écria t-elle.

  • C’était le seul moyen ! Ecoute-moi-
  • Si tu es si puissant que tu l’affirmes et aussi monstrueux que je te sais, tu n’as pas besoin d’armée pour atteindre Renault ! Tu aurais pu le trouver et le tuer, et laisser les lyddiens vivre.
  • Je ne peux pas dévoiler notre identité à l’ennemi. Une attaque singulière serait trop indiscrète. Je devais m’infiltrer, Théïa. Pour notre sécurité. C’est pour ça que je ne pouvais laisser personne vivre, sous peine que mon don ne soit connu. Le chevalier ne pouvait pas vivre.
  • J’ai dit que je ne voulais plus t’entendre. Va t’en ! »

Dépassé, Héraclius fut contraint d’obéir. Il ne voulait pas contrarier sa nièce davantage. Il quitta la tente en silence sous les yeux enragés de Maria. Elle se recroquevilla dans sa couche après s’être assurée qu’il s’était éloigné.Pleurnicheuse.Elle se boucha les oreilles et secoua la tête.Héraclius s’assit sur un rocher sur les extrémités du campement. Il se mit à contempler le ciel étoilé. La lune veillait sur le sommeil des égyptiens. Il se souvenait des nuits qu’il passait avec Manuela à la contempler tout en s’imaginant de merveilleuses histoires. Mais en se remémorant ces jours passés, il ne parvenait pas à effacer de son esprit la vision du squelette entouré de ceux de quatre enfants qu’il avait retrouvé quatre ans après les faits à Gallakos. Au lieu du visage de Manuela, il voyait la face décharnée d’une morte. Les visages brûlés et dévorés des chypriotes palissaient en comparaison de ceux qu’il agit laissés gésir à Lydda. Il se mit à pleurer.

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