Chapitre 5
« Ce qui dissocie l’Homme de l’Incorporel est invisible pour l’essentiel, voilà pourquoi nous leurs apposons des marques. La seule différence est le Rhjiva qui se mêle à leur sang, ainsi que les Qansu que ce substrat attire et nourrit. »
- Traité de la Petite Science, Pr Piez (édition censurée).
Je n'avais jamais été aussi consciente du moindre de mes gestes. Chaque pas faisait l’objet d’une infime concentration tandis que je descendais les escaliers en direction du grand hall. Ainsi exposée, je ne pouvais échapper à l’afflux massif de regards qui m’attendaient en contre-bas. Des retardataires étaient rentrés depuis mon départ. A moins qu’une foule de curieux, qui se faisaient discrets jusque-là, ait eu vent du spectacle à venir. Une soixantaine de personnes, des hommes en grande majorité, vêtus de tout autant de déclinaison possible du même uniforme, patientaient.
Certains m’avaient déjà repéré et m’analysaient sans grande discrétion, se passant le mot quant à mon arrivée imminente. Je me forçai à en détourner mon attention, la gorge amère. Peut-être était-ce ma vision trop empoisonnée des choses qui prenait le pas sur la réalité, toujours fut-il qu’à leurs yeux ce soir, j’étais un divertissement. Leur bête de foire. Cela m’était déjà arrivé par le passé, au fil des villages isolés que je traversais occasionnellement. J’étais l’étrangère, même dans mon propre pays. La voyageuse de passage de qui on se méfiait, celle qu’on pointait du doigt tout en disant aux enfants de ne pas s’approcher. Une Orzvesh parfois, tout juste bonne à être dévisagée dans les bourgades encore trop conservatrices où il ne valait mieux pas s’attarder.
Malgré tout, je tentai de ne pas me renfrogner. Ce soir, être une sorcière était la norme. Dès ce soir, Orzvesh ne serait plus le seul mot pour me définir. Incorporelle deviendrait mon titre, mon identité. Passé ce moment, j’aurais enfin les premières fondations sur lesquelles me construire moi.
Je cherchai à m’inspirer de cette pensée, les yeux rivés au loin comme guettant le futur que Reagan m’avait tant vanté. Ce dernier restait à distance raisonnable sans pour autant s’éloigner. Lorsque nous fûmes arrivés à la dernière marche, nous entreprîmes de nous frayer un chemin au travers de tous ces corps amassés. Sans grande surprise, ce fut Reagan qui s’inventa bélier pour nous créer une brèche.
- Essaie de ne pas me perdre, nous devons nous diriger vers l’estrade, me souffla-t-il tout en désignant le fond de la salle où les musiciens se trouvaient quelques tours de cadrant plus tôt. Et respire Gwen : c’est impressionnant mais ça reste ton moment. Un recensement ça ne s’oublie pas, finit-il avec un sourire encourageant avant de se jeter dans la mêlée.
Mes talents de pisteuse furent mis à l’épreuve face à l’étroitesse de l’espace pour circuler. Alors que j’aurais pu penser la Corproya plus amène d’accueillir de grands rassemblements, sembla-t-il que la disposition des lieux ne le permettait pas au-delà de certaines limites. Limites qui ne tarderaient plus à être atteintes… Je jouais des coudes, lançant des excuses maladroites lorsque je venais à bousculer d’autres résidents. Je parvins à éviter la majore partie de la masse mouvante qui avait pris vie autour de moi. J’allai à contre-sens de la spirale de leurs pas, et à force de me glisser dans les petites ouvertures, je finis par atteindre l’estrade.
Reagan y avait été rejoint par Leon, ils échangeaient encore à mon arrivée mais je fus tout de même soulagée de retrouver ce qui se rapprochait de plus de visages familiers. Au pied de la scène -car force était de constater que c’était toujours ainsi que je voyais ce socle de bois surélevé- nous pouvions plus amplement apprécier l’étendue de la foule qui s’amassait. Je ne doutai pas que cette sensation d'être un spectacle serait d’autant plus exacerbée lorsque je viendrais à prendre de la hauteur. Incessamment sous peu. D’un moment à l’autre. Inéluctablement. Tous ces regards seraient braqués sur moi, ils m’arracheraient de cette bulle d’invisibilité qui me saillait si bien. Cette absence d’existence aux yeux d’autrui qui m’offrait un simulacre de paisibilité jusqu’ici. Un étau comprima ma gorge et l’air déserta mes poumons. Bien, qu’il en soit ainsi. J’avais beau penser, la conviction n’y étais pas.
- Prête ? essaya de se faire entendre Leon au-dessus du brouhaha ambiant grandissant.
- Je suppose, dis-je avec un sourire en tentant de dissimuler la peur qui gravitait en moi.
Dès qu’il eut obtenu mon aval, Leon avisa Arthus d’un signe de tête. Bien que je ne l’aie pas repéré plus tôt, celui-ci patientait déjà au centre de l’esplanade, près de ce qui devait être le Growers. La machine, poussiéreuse et d’un autre âge mais dotée d’une technologie qui m’échappait, semblait avoir été sortie expressément pour cette occasion. Ainsi donc cette Corproya était assez influente pour en avoir une à disposition… Sa position au cœur même de la capitale devait jouer en sa faveur : en règle générale, ces machines faisaient l’objet d’un contrôle très strict et une dérogation anticipée de plusieurs jours était nécessaire pour s’en procurer une.
- Votre attention, vous tous ici présents, dit le Dorvarkhan sans élever la voix.
Le silence dans l’assemblée fut immédiat. Cet homme était l’ordre, il était l’autorité. Nul besoin de hausser le ton : ce qu’il inspirait suffisait à imposer le respect. Face à ce constat, je me raidis davantage. Au terme d’un battement d’aile, lorsqu’il fut bien certain de captiver tous les regards, il reprit, tout aussi calmement :
- En ce jour et en ce lieu, nous allons procéder à la Naturation de l’une de nos consœurs, arrivée aujourd’hui même. Gwen, lança-t-il davantage à mon intention, veux-tu bien me rejoindre ?
Il accompagna ses mots d’un ample mouvement de bras.
Je m’exécutai presque instantanément. Il me suffit de gravir trois hautes marches avant de me tenir à ses côtés. Maintenant plus près, je pouvais entendre de légers cliquetis qu’émettait le dispositif déjà en marche.
Arthus énonçait quelques formalités protocolaires, plus à la foule qu’à moi-même bien que je fusse certainement la moins compétente sur le sujet. Mais les paroles m’importaient peu à vrai dire, surtout lorsque je me savais si près d’agir. Il y avait quelque chose de bien plus effrayant que ce que je n’osais admettre dans ce Recensement. Toutes les personnes face à moins s’y étaient pliées à leur dixième solstice, autant dire il y a des siècles. J’étais convaincue qu’ils avaient éprouvé de l’impatience, de l’excitation même, de voir ce grand jour arriver au travers de leurs yeux d’enfants. Tout au plus de la crainte. En somme, rien de comparable à la terreur croissante qui m’engloutissait. Je me liquéfiais dans une flaque de tétanie, m’efforçant de ne rien laisser paraître face à la foule que je fascinais. La frayeur, la peur, étaient des émotions humaines que nous ressentions tous. Alors pourquoi Iyal fallait-il que je sois si horrifiée d’avancer ? D’aller de l’avant ? Était-ce parce que je savais que toutes mes échappatoires seraient anéanties après cela ? Qu’il n’y aurait plus aucun moyen de faire machine arrière ?
Quelle ironie, d’être cette fille qui a si peur de changer… C’est pathétique.
- Gwen ? entonna une première fois Arthus sans que je l’entende. Gwen ? reprit-il ensuite avec plus d’assurance quand il parvint à saisir mon attention. Sais-tu ce qu’est cette machine ?
- J’en saisis les grandes lignes, répondis-je en continuant de dévisager l’engin comme s’il allait nous apporter tous les maux que portait Isherity. Il va permettre d’estimer mon pouvoir.
- Oh non, susurra-t-il, plus que cela… Il va analyser avec une grande précision la nature et l’importance du Rhjiva qui coule dans tes veines. Une simple goutte de ton sang suffira à nous dire quel est ton type de maîtrise, la rareté de ton don, de même que ta lignée. Enfin, si tant est que tu sois dotée… Mais aux dires de mes élèves, ce serait le cas ! taquina-t-il en charmant l’assemblée.
Cet homme menait son publique, il jouait une mise en scène. Pour lui tout cela n’était qu’une vaste pièce de théâtre, tout au mieux une comédie qu’il devait honorer. Faute à l’habitude je supposais, il devait faire ça tellement souvent chaque année…
Je ne parvins pas à afficher le sourire qu’il attendait de moi. Il s’en aperçut et reprit un air grave bien que cela ne dura pas. Sans attendre davantage, il se mit en mouvement pour se rapprocher du Growers qui luisait de diverses couleurs auréolées.
C’était initialement un simple socle en bois, une commode sur pieds, aux rebord arrondis et d’un acajou sombre et sculpté d'arabesques. Une fente longiligne en perçait l’avant. Cette partie-là était assez banale en apparence, mais supportait le cœur même du Growers auquel elle était minutieusement intégrée. Une colonne de cristal contournée par des boucles en fer finement élaboré abritait un liquide aux éclats argentés. Au-dessus de ceci, les figures de fer convergeaient pour former une lame finement travaillée, semblable à une feuille déplissée dont l’extrémité donnait en contrebas sur l’orifice d’entrée du tube. Des géodes disposées de toutes parts brillaient en rythme et affichaient plusieurs couleurs à la suite sans réellement se fixer sur l’une d’elles. Ce Growers était le fruit d’un travail fin, minutieux et transdisciplinaire, orfèvre et alchimiste avaient œuvré de paires pour allier méthode et beauté.
- Toujours prête à te lancer ? interrogea Arthus. Si tel est le cas, j’aurais besoin de ta main droite je te prie.
Je m’approchai et lui tendis, sans trop vraiment comprendre où il voulait en venir. Puis il saisit ma main, ou plutôt mon index, pour l’insérer dans un sas situé sous la colonne de cristal que je n’avais pas constaté lors de mon inspection. La petite cavité était toute juste assez grande pour y faire entrer un doigt. D’abord réticente, je l’y insérais à peine. Me voyant marquer un temps d’arrêt, Arthus saisis mon coude pour accentuer mon geste tandis qu’il me rétorquait de sa voix dictatoriale de ne pas faire dans la mi-mesure. Je me retrouvai bien vite bloquée par une butée.
Je m’apprêtais à rétorquer. Ce fut à ce moment que le Growers s’anima. Un anneau de fer, rigide et froid, m’encercla fermement l’avant-bras jusqu’à ce qu’il soit solidement stabilisé. L’élan fut si fort que je ne pus me dégager et trébuchai sous la surprise. Des engrenages semblèrent s’actionner. Les légers bruits qui s’entendaient jusque-là se mirent à former un bourdonnement incessant et grave, tel un essaim muet. Je fus contrainte, d’une façon inexplicable, de tendre davantage mon index qui se posa sur un minuscule socle prévu à cet effet.
Je me démenais pour contenir ma panique qui commençait à poindre, déglutis avec peine. Tout cela était bien brusque selon moi. Tel ne fut pas mon étonnement quand je sentis une aiguille traverser ma chair. D’abord ce fut une simple pression insistante sur la pulpe de mon doigt. Puis cette résistance fut outrepassée lorsque l’aiguille traversa les premières barrières de ma peau. Je lançai un regard acéré en direction du Dorvarkhan. Un sourire léger enfouis sous sa barbe taillée, il m’observait déjà.
- J’en déduis que tu viens de sentir l’aiguille, commenta-t-il. Ne te l’a-t-on jamais dit ? Plus petite, ou même récemment ? Questionna-t-il innocemment. Pour t’évaluer, il nous faut prélever quelques gouttes de ton sang…
Comme le calme était revenu et que les bruits s’étaient tut, je m’attendais à être libérée de cette emprise. Mais l’aiguille resta là, mon bras ne bougea pas. Mon sang chaud, lentement, coula.
En un battement d’aile, mes yeux se révulsèrent.
Un liquide s’immisça en moi au travers du pic acéré. Je n’aurais pas su dire sa nature exacte mais chacune des veines de mon corps en étaient affectées. Cela commença par ma main, puis mon bras, une brûlure inexpliquée et électrisante s’empara de moi. Tel un feu se nourrissant de mon sang, un feu hurlant qui se propageait dans tout mon organisme. J’étais mon propre combustible.
- Cette petite piqûre, poursuivit Arthus toujours avec cet air entendu, nous sert également de point d’entrée. Tu sais, pour pouvoir te marquer, s’il s’avère que tu es bien des nôtres.
Non, bien sûr que non je n’en savais rien. Pour moi, la marque des Incorporels était un tatouage acquis au terme de leur formation, une récompense. Pas une cicatrice. Je n’en avais eu aucune idée, et la façon dont nous ne cessions de nous dévisager me portait à croire qu’il s’en doutait.
Arriva un moment où je pensai ma main morte et sectionnée tant mon poignet me fit souffrir. Je tentai dans un dérisoire réflexe de protection de serrer le poing, de me retirer. En vain. Le Growers me maintiendrait ainsi jusqu’à ce que le processus soit fini.
Face à tous, je tentai de rester droite. Mais la grimace qui déformait mon visage, elle, je ne pouvais la dissimuler. La douleur me faisait suer et mes respirations étaient plus profondes. Or, lorsque je pensai que cette douleur allait atteindre son apogée, elle stagna. Des clignotements s’actionnèrent et les grésillements reprirent de concert. Du bleu, du vert, du rouge, il me sembla même voir du violet. Toute une farandole de couleur défila. Je les fixai, la mâchoire serrée. C’est alors que je vis le liquide rougeâtre remonter au travers des canaux de fer et gravir jusqu’au sommet du tube de cristal. Une fois au bord de la plaque en métal incurvée, une unique goutte de mon sang se précipita vers l’argent liquide qui tournoyait en contre-bas. Je la vis tomber. Je la vis se perdre dans cette mer. Puis je vis la magie opérer.
L’argent devint de l’or, puis du vert. Il était du même vert que les feuilles qui reflétaient les plus vives lueurs du Soleil. Le Soleil et l’Emeraude. Le flacon de cristal avait pris la couleur de mes yeux. Trop absorbée par ce que je voyais, la douleur s’estompa.
Arthus s’avança afin de saisir des feuilles fraîchement imprimées qui s’échappaient au travers l’interstice du Growers. Il jeta un bref coup d’œil à la réaction qui finit de se dérouler. Son sourire confiant encore aux lèvres, je vis son visage s’éteindre à l’instant même où les géodes encore clignotantes s’accordèrent sur une dernière couleur. Un halo d’or illumina la pièce. Vif, tout aussi brûlant que mon sang.
De leur côté, les petites ampoules se figèrent : du vert. Mais il était plus sombre cette fois.
Ne sachant pas la signification de ces résultats, je me concentrai alors sur le dirigeant de Zycia. Son visage était défait, anéantis. Farfouillant dans ses feuilles encrées, il finit enfin par me regarder. Je n’aurais su dire s’il était choqué, mais son expression transmettait son désarroi. Je ne pus m’en soucier davantage car enfin, je sentis l’aiguille se rétracter.
Quand je fus entièrement libérée de l’anneau de fer qui avait entravé mon bras, je le ramenai à moi sans plus attendre. Malaxant mon poignet, je fus tout aussi prise au dépourvus que les autres quand une voix asexuée se dégagea du Growers encore rayonnant dans la nuit :
- Élémentaire héréditaire de rang Absolu, Incorporelle des Airs. Élémentaire héréditaire de rang Absolu, Incorporelle des Airs. Élémentaire héréditaire de rang Absolu…
Elle ne s’arrêtait pas d’entonner la même sérénade, elle saturait la pièce, déjà baignée de lumière, avec ces deux petites phrases. J’avais l’impression qu’ils me volaient mon air, pire, que mes poumons se rétractaient. Sembla-t-il qu’il en était de même pour les autres, car tous ceux que j'observai n’osaient plus bouger. Même le regard de Reagan était perdu au loin. Leon, qui se trouvait toujours au pied de l’estrade, avait la mâchoire décrochée, un choc sincère figeant son expression. Il n’y avait plus rien, plus un geste, plus un son. Nous étions tous suspendus à ces mêmes mots, même si nous n’étions plus vraiment sûrs de les entendre.
Alors, lorsqu'un premier bruit parasite se fit entendre, il nous fallut à tous un certain moment avant de comprendre. Tout entier engloutis dans cette bulle d’ahurissement, ce fut seulement au second clap que nos esprits se réveillèrent. Enfin, un troisième clap remit la vie en marche.
Reagan applaudissait. A un rythme tellement lent, qu’on pouvait se demander s’il avait seulement conscience de le faire. Quand d’autres se joignirent à lui, la cadence s’accéléra un peu. Ensuite… Ce fut un crescendo de cris de joie, d’étonnement, d’absurdité. Des gens sautèrent, sifflèrent, crièrent des « bravo » salutaires.
Un fossé se creusa à mes pieds. Un fossé né d’une incompréhension toujours plus grande. Pour moi, il n’y avait que la douleur de mon poignet à vif. Il n’y avait que l’appréhension de cette foule qui prenait vie. Je ne parvenais pas à poser mon regard sur un point fixe, tellement l’assemblée s’agitait. Ma fréquence cardiaque monta en flèche. Des vrilles douloureuses jouèrent avec mes nerfs. Les bourdonnements dans mes oreilles se perdirent dans les cris de ce monde sans visage.
Pauvre petit être apeuré… C’est pour cela que les animaux sauvages préfèrent rester dans la forêt.
Je m’enfonçais toujours plus. Poussais toujours plus loin. Je sentis à peine mes ongles percer la chaire déjà labourée de mon poignet.
En revanche, je sentis très nettement quelqu’un arracher ce bras engourdi de mon étreinte pour le porter plus haut, bien au-dessus de ma tête. Arthus me maintenait d’une poigne qui n’avait rien à envier à celle du Growers. Il affichait fièrement la marque, la trace de l’Incorporelle que j’étais. Il exhibait cela devant ses élèves comme s’il s’agissait d’une chose dont il fallait se féliciter. Sauf que je n’avais jamais rien fait pour mériter cela.
- Mes chers disciples, le Recensement d’aujourd’hui ne nous a pas seulement amené une nouvelle recrue... Cette soirée est indéniablement bénite pas Iyal, car voici ce qu’il nous a apporté : Gwen, une Absolue ! raisonna sa voix tandis que les acclamations reprenaient de plus belle. Absolue qui plus est d’une sorte que Fiaartz n’avait pas connu depuis des décennies... Alors un tonnerre d’applaudissement pour cette Incorporelle des Airs ! ricana gaiement le Dorvarkhan.
Je n’aurais su dire s’il était sincèrement réjoui ou si la tournure que prenait la situation lui procurait un plaisir vicieux. Pour ma part, je ne pouvais détacher les yeux de la nouvelle marque qui avait été apposée quelques instants plus tôt. A la place du diaphane habituel de mon poignet, à l’entrecroisement de mes veines, un grand A d’un vert profond cinglait dorénavant ma peau. La calligraphie aurait pu être somptueuse malgré le procédé si les contours n’étaient pas encore rougis et gonflés. Cela prendra du temps pour cicatriser. Je réprimai difficilement un haut-le-cœur, sans pour autant parvenir à chasser ce sentiment de nausée. De dégoût de moi-même.
J’étais du bétail, être marquée au fer rouge m’aurait procuré le même effet. Je baignai dans la sensation que tout ceci, toute ma vie, n’était qu’une vaste blague, une comédie. Je fonçai tête baissée dans ce que j’avais toujours fui et tout le monde autour semblait s’en délecter. Pourquoi fêtaient-ils ma damnation ? Ne voyaient-ils pas que j’en souffrais ?
Visiblement pas.
Mon mal-être était total. Je me retournai, en proie à des frissons spasmodiques qui n’arrangeaient en rien mon état. Je me désagrégeai. Trop de regards, trop de sensations, trop d’inconnus dans l’équation. Il était une monarchie au sein des Incorporels, et je venais tout simplement de la foutre en l’air. J’étais là pour tout exploser. Et mon crâne, c’était la bombe.
Je ne voulais pas m’attarder, mon corps me brûlait. Chez moi, l’instinct de survie dictait tout, voilà pourquoi je me dirigeais déjà ailleurs, pour peu que ce fut suffisamment loin. La voix d’Arthus, d’une neutralité sans équivoque, me retint avant que je n’aie descendu l’échafaud.
- Gwen, retrouvons-nous dans un tour de cadran dans mon bureau. Nous aurons tout le loisir de discuter des détails de votre permutation au sein de l’Arhmaya… Cela doit se faire sans tarder.
Ses mots, si simples en apparence, soufflèrent tout le reste. La douleur, la peur, cela se changea en quelque chose de bien plus acide. De bien plus noir. Le mélange qui en naquit finit de pourrir mes espoirs puérils. La colère en carbonisa les racines, déjà si frêles, qu’il n’en resta rien.
J’avais perdu toute expression. Il n’y avait plus que l’amertume, et cette évidence que je ne pouvais plus nier : j’avais eu beau courir toutes ces années, je n’avais fait que tourner en rond. Dès demain je rejoindrais l’Arhmaya, enrôlée sans préavis dans cette section qui m’était désignée d’office. Semblait-il que même mon sang pouvait me trahir.
Je venais d’acquérir l’immense privilège de devenir la chair à canon du pays. De protéger et servir des nobles que je méprisais au péril de ma vie, pour compte d’un souverain que je répugnais d’autant plus de gouverner les yeux fermés.
Mes dents crissèrent sous l’effet de ma mâchoire contractée. Il y avait déjà quelque chose de cassé en moi. Ce soir, je venais de m’achever. J’avais tout bousillé. Tout cela parce que j’étais dans l’incapacité de me maîtriser.
En m’éloignant je ne prêtai pas le moindre regard à Reagan, il m’avait bercé d’illusion, d’un futur qui n’existerait pas. A cause de cela, la situation m’écorchait d’autant plus. Il m’avait fait miroiter l’espoir. Je ne pouvais lui pardonner. A moi non plus, je ne pouvais me pardonner.
La foule s’écarta sans me retarder davantage. Tant mieux, je n’étais pas d’humeur pour échanger des civilités. Lorsque Leon m’interpella, je ne m’arrêtai pas. Coupée du reste, je regagnai la chambre où mes affaires m’attendaient, parasite dans cet espace qui ne m’appartiendrait pas. Jamais.
J’avais été sotte de croire qu’il y avait une autre issue possible. J’avais été idiote, crédule, faible.
Qu’à cela ne tienne.
On ne m’y reprendrait pas.
Je jetai un dernier regard acerbe au cristal du Growers. La solution était à présent noire. J’y vis le reflet de mon âme.

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