Chapitre 6 - Les jumeaux Eren

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Elraza soupira en voyant les cavaliers disparaître et Roch se détendit également. Il ralluma sa torche d’une main tremblante, puis franchit le ruisseau à un endroit où il ne risquait pas de mouiller ses guêtres. Il escalada la pente de l'autre côté et jeta un œil aux environs. Son regard se tourna en direction de Cœur-de-Nuit et il agita son galurin dans les airs comme pour faire signe au rapace. 

« Vous pouvez sortir, Til’Duin ! dit-il d'une voix forte. Ils sont partis. » 

L'enchanteresse s'étonna un bref instant avant qu'un sourire en coin ne naquisse sur son visage. Décidément, ce spadassin ne cessait de la surprendre. Elle rompit son lien avec Cœur-de-Nuit et se mit en route pour le rejoindre. Lorsqu'elle arriva, Oriendo était déjà sur place et discutait avec Roch d’un ton animé. 

« Je ne sais pas pourquoi ils voulaient votre mort, disait celui-ci en haussant les épaules. Mais c'est sans doute mieux s'ils vous croient six pieds sous terre. 

  • Merci, Roch. On dirait que je vous dois la vie. 
  • Ne commencez pas avec ça, grogna le mercenaire. J'ai menti pour sauver ma peau, pas la vôtre. » 

Le spadassin grimaça et leur tourna le dos pour inspecter l'endroit où les cavaliers s'étaient tenus. L'herbe piétinée par leurs chevaux était noircie par endroits, comme calcinée. Les traces très nettes épousaient la forme de sabots. De minuscules braises achevaient de se consumer en grésillant. Lorsque Roch les effleura du bout des doigts, une colonne de fumée s'en échappa. D’abord fine et translucide comme un voile de dentelle grise, elle s’éleva rapidement dans l’air et s’épaissit jusqu’à former un nuage sombre et menaçant. Des éclairs rouges et oranges zébrèrent l’apparition surnaturelle, dessinant par leurs stries évanescentes la silhouette d'un immense dragon aux ailes déployées et aux yeux flamboyants. Alors, dans un grondement de tonnerre, la bête poussa un rugissement et se jeta sur le mercenaire. Roch hurla et plongea au sol, mais la vision cauchemardesque se dissipa avant de l'atteindre. 

« Par Nim'Rean le Blanc ! jura-t-il, le cœur battant et le teint livide. Quel est ce maléfice ?! 

  • Des flammes noires de Domadan. » 

Elraza s'avança jusqu'au bretteur tombé à la renverse et lui proposa une main secourable. Roch l'accepta et se remit péniblement sur pied. Elle poursuivit ses explications. 

« On l'appelle aussi Sombrefeu. C'est un sortilège interdit et incroyablement dangereux qui se renforce en absorbant l'énergie vitale de ses victimes. Autrement dit, plus il tue et plus il devient redoutable. » 

Le mercenaire posa sur les empreintes de sabot un regard craintif et prit bien soin d'étouffer les cendres avec le talon de sa botte. 

« Si ce truc est si dangereux, demanda-t-il, pourquoi ne dévore-t-il pas les cavaliers et leurs chevaux comme du bois sec ? 

  • Le Sombrefeu n'attaque pas son créateur, à condition de le maîtriser. Quant aux montures, il s'agissait probablement d'Oro'luins, de puissants esprits liés à leurs maîtres par une ancienne magie. Cela explique leur immunité aux flammes. 
  • Votre oiseau, magicienne... C'est aussi un Oro’luin, n'est-ce-pas ? 

Elraza confirma d'un hochement de tête, saluant la perspicacité du bretteur. 

  • Je m'en doutais, grogna Roch. Quand j'ai posé les yeux sur lui tout à l'heure, l'espace d'un instant, vous êtes apparue dans mon esprit. C'était comme un flash, un genre de rêve étrange... Mais j’ai compris que vous étiez toujours en vie. 

L’enchanteresse le dévisagea d'un air incrédule. 

  • Vous m’avez vue à travers Cœur-de-Nuit ? 
  • Ouais, on dirait bien. Pourquoi, ce n'est pas censé fonctionner comme ça ? 

Elraza lança au spadassin un regard qui en disait long. 

  • Vous possédez une sensibilité inhabituelle à la magie draconique, Roch. Rares sont les gens capables de reconnaître un enchanteur qui dissimule son pouvoir. 
  • Pourtant, ce n’est pas très compliqué. Il y a en permanence une aura étrange autour de vous. Vous pourriez aussi bien vous promener dans la rue accompagnés d’une chorale qui chante « regardez-moi, je suis un magicien » ! 

Son humour maladroit arracha un sourire à Oriendo. 

  • Que voyez-vous, exactement ? Une déformation dans l’air, des reflets dans la lumière ? 
  • Ouais, grogna le spadassin. C’est à peu près ça. Sans compter votre œil magique qui change de couleur quand vous utilisez vos pouvoirs. Dans le genre discret, j’ai déjà vu mieux. 

L’aubergiste acquiesça, impressionné par les connaissances de son interlocuteur. 

  • Le secret de l’Œil-de-Var est jalousement gardé par nos pairs, intervint Elraza. Comment avez-vous découvert son existence ? 

Roch esquissa un sourire gêné. 

  • Comme je vous l'ai dit à l'auberge, autrefois j’étais un baroudeur. Je parcourais les confins du monde pour permettre à des érudits bedonnants d’étudier les plantes ou de dessiner des cartes. L’un d’eux se nommait Tristar de Caravel. Il m’a souvent accompagné lors de mes voyages. 

Il marqua une pause, décrocha l'outre qui pendait à sa ceinture et prit le temps de boire avant de poursuivre son récit. 

  • Tristar était fasciné par la Shâat et les créatures magiques. Il ne croyait pas à la disparition des grands dragons et rêvait d’en rencontrer un. C’est ce qui l’a amené un jour à se pencher par-dessus le bastingage de notre navire en pleine tempête. Le pauvre homme aperçut la silhouette d’un serpent de mer et il crut que le dragon Gaa’lidan ressuscitait des profondeurs. Par cette froide nuit d’hiver, il chuta dans les eaux glacées de la Mer du Soir et nul ne l’a jamais revu. 

Il s’arrêta, jeta un regard en coin vers les enchanteurs et conclut d’un air goguenard : 

  • La morale de cette histoire, c’est que la curiosité est parfois vilain guide. Suis-je au courant que ceux qui pratiquent la magie ont dans leurs yeux un reflet d’argent ? La réponse est oui. Tout comme je sais que cet œil magique, que vous appelez Œil-de-Var, vous permet de voir à travers les murs et bien d’autres choses encore. Quant à savoir comment j’ai appris tout ça, je vous répondrai que ce sont mes affaires. Et cela ne vous regarde pas. 
  • Si vous détestez à ce point qu’on se mêle de vos affaires, contra Oriendo, pourquoi ne pas me restituer les miennes ? 

Le spadassin ricana. 

  • Touché. Vous marquez un point. » 

Roch sortit de sa poche la bague qu’il avait montrée aux cavaliers un peu plus tôt. D’un air amusé, il la fit tourner quelques instants entre ses doigts puis la rendit à son propriétaire. 

  • Je vous l’ai empruntée quand vous m’avez serré la main devant l’auberge, expliqua-t-il. J’avais besoin d’une preuve pour les convaincre de votre mort. 

Oriendo récupéra sa chevalière et la passa à son annulaire. 

  • Garde du corps, assassin et maintenant voleur ! fit remarquer Elraza. Vous êtes un homme doté de nombreux talents. 
  • Disons que j’ai appris quelques tours de passe-passe qui peuvent s’avérer utiles. Quand vous parcourez le monde aussi souvent que moi, Til’Duin, il faut savoir se débrouiller seul et accomplir toutes sortes de boulots. 
  • Et ça vous arrive souvent d'aider les hommes de l'Esperial à éliminer des mages ? interrogea Oriendo avec une moue dégoûtée. 

Le spadassin botta en touche d’un air gêné.  

  • Pas vraiment, non. En général, ils font plutôt appel à moi pour traquer les enchanteurs qui ne respectent pas le Grand Interdit. Une fois que je les ai trouvés, soit je les dénonce, soit je les aide à disparaître. Tout dépend s'ils sont capables d'enchérir sur le montant de la prime. » 

Elraza fronça les sourcils. Décidément, Roch était un individu difficile à cerner. Tantôt guidé par son sens de l'honneur, tantôt corruptible et prêt à trahir son employeur pour une poignée de pièces d'or supplémentaires. 

« Quand avez-vous rencontré les renégats pour la première fois ? poursuivit Oriendo. 

  • Ça doit faire environ un an et six mois. Au départ, ils m'ont embauché pour parcourir la région à la recherche d'un enfant doté de pouvoirs particuliers. Mais quand ils sont revenus hier, ils m'ont ordonné de vous éliminer car l'Esperial a placé une prime sur votre tête. Vous connaissez la suite de l'histoire. » 

L'aubergiste opina avec gravité. Il se tourna vers Elraza et la consulta du regard. Le moment était venu de décider s'ils pouvaient faire confiance à ce mercenaire. Une fois la nature de l'Enfant de Shâat révélée, il n'y aurait plus de retour en arrière possible. 

« Le renégat vous a questionné à propos d'un enfant, sonda prudemment l'enchanteresse. Que savez-vous à ce sujet ? 

  • Ce que je vous ai déjà dit. Ils m’ont contacté pour trouver dans la région un gamin doté d'une forte affinité à la magie. 
  • Vous en avez découvert un, n’est-ce pas ? 

Le mercenaire sourit. 

  • Ce n’est pas pour me vanter, répondit-il, mais j’échoue rarement quand on me confie un travail. Le gosse qu'ils recherchent s’appelle Liam. Il habite à Tord-la-Falaise, un petit village de pêcheurs sur la côte. 

Oriendo et Elraza échangèrent un regard rempli d'espoir. 

  • Êtes-vous bien sûr que ce garçon est sensible à la Shâat ? 
  • Absolument certain. Je l'ai vu de mes propres yeux jouer avec son ami Day près des falaises. À un moment donné, Liam a glissé et basculé dans le vide. C'était une chute d'une vingtaine de mètres avec un lit de rochers confortable pour l'accueillir en bas. Il aurait dû s’écraser dessus comme un fruit trop mûr, mais quand je me suis précipité pour regarder, le gamin flottait une dizaine de pieds au-dessus du sol et descendait en douceur, comme une feuille portée par le vent. 

Les deux mages le dévisagèrent avec un vif intérêt. 

  • Si ce que vous dîtes est vrai, le don de ce garçon est déjà très puissant. Quel âge a-t-il ? 
  • Aucune idée, grogna Roch. Il n’est pas bien grand. Une dizaine d’années, peut-être. Pas plus de douze. 

Cette fois, les deux enchanteurs ne cachèrent pas leur stupéfaction. 

  • C’est incroyable ! s’extasia Elraza. 
  • Même la toute-puissante Lilyh Eren ne maîtrisait pas la magie aussi jeune ! ajouta Oriendo. 

À l'évocation de ce nom, Roch ne put réprimer un rictus moqueur. 

  • La Sangréale Lilybeth ? Celle qui a unifié le continent de Ghern et sauvé le monde des Seigneurs Ombres ? Vous divaguez, vieillard ! Ou bien vous vous payez ma tête ! 

Devant l’air très sérieux de l’aubergiste, il roula des yeux effarés et s’exclama : 

  • Par les sept enfers de Xyron ! C’est un personnage de conte pour enfants ! 
  • Vous devriez prêter une oreille plus attentive aux contes et aux légendes, Roch, suggéra Elraza avec douceur. Lilybeth a vécu en des temps anciens, mais son pouvoir fut bien réel et il reste quelques personnes qui l’ont bien connue en ce monde. » 

Cette fois, la surprise avait définitivement chassé l’amusement du mercenaire. Médusé, il ouvrit lentement la bouche comme s’il s’apprêtait à parler, hésita quelques instants puis la referma. Il n’aurait pas eu l’air plus ahuri, songea l’enchanteresse, s’il se découvrait un beau matin avec des cornes au sommet du crâne. 

« Admettons que vous ayez raison, dit-il enfin d'un air sceptique. Selon vous, il existe encore des gens qui l'ont connue de son vivant ? Foudre de Ran, Til'Duin, ils auraient vu passer des centaines de printemps ! C'est insensé ! 

  • Et pourtant, le sang des grands dragons n’est pas totalement éteint. Le maître de notre Clan, qui se nomme Galar Im’Radiel, est un descendant de Nim’Rean le Blanc. Il a bien connu Lilyh Eren car il fut son instructeur. Il lui a enseigné la magie lorsqu’elle avait seize ans. » 

Elraza marqua une pause et ferma les yeux, comme si elle plongeait dans des souvenirs enfouis dans sa mémoire. De ses mains frêles émanèrent des filaments de Shâat, minces volutes translucides qui s’élevèrent en tourbillonnant dans l’air. Ils se rassemblèrent jusqu’à former un disque de saphir étincelant de la taille d’une assiette, que l’enchanteresse étira entre ses doigts. Des images apparurent à sa surface, dépeignant une colline cernée par la brume où jouaient deux enfants. 

« Voici Lilybeth et Domadan Eren, commenta-t-elle avec gravité. Ce souvenir date du jour de leur rencontre avec Galar Im’Radiel, il y a plus de trois-cents ans. » 

Roch se rapprocha et admira les couleurs et le réalisme de la scène. Comme lorsque Oriendo s’était débarrassé des soldats aux Trois-Couronnes, le paysage ressemblait à une huile sur toile qui s’animait sous ses yeux. 

« Incroyable ! » murmura-t-il avec émerveillement. 

L’adolescente était frêle, avec une longue chevelure dorée et des yeux argentés dont la pupille semblait ondoyer, parcourue de reflets irisés. Roch reconnut aussitôt ce que les enchanteurs appelaient un Œil-de-Var. Cependant, tous les magiciens qu’il connaissait n’en possédaient qu’un, et celui-ci ne changeait de couleur que lorsqu’ils utilisaient leurs pouvoirs. Or, la jeune fille dans ce souvenir avait les deux prunelles argentées et ses yeux resplendissaient en permanence comme des diamants brillant de mille feux. 

« C’est comme si la magie vivait à travers elle ! s’extasia-t-il. Je n'ai jamais rien vu de pareil ! 

  • Lilyh était une Enfant de Shâat, expliqua Elraza avec déférence. Sa magie était radieuse, virevoltante, plus pure et plus puissante que celle de tous les enchanteurs de Ghern réunis. Même Galar Im’Radiel ne pouvait rivaliser avec elle. » 

Roch reporta son attention sur le souvenir dont le décor changea rapidement. Les enfants se trouvaient à présent dans une cabane de berger, assis près d’un feu de camp. Ils partageaient une boisson avec un inconnu de haute stature enveloppé dans une cape. Nul besoin d’explication pour comprendre qu’il s’agissait de Galar, car les écailles de sa peau se mirent soudain à briller. Si Lilyh Eren semblait émerveillée par la venue du Grisécaille, son frère en revanche bouillait d’animosité. 

Roch renifla avec dégoût lorsqu’il reconnut ses traits. 

« Lui je le connais, cracha-t-il. J’ai aperçu son visage sur une fresque du palais de l'Esperial. Domadan, le Seigneur Ombre. C'est lui qui a dévasté la moitié du continent, pas vrai ? 

Elraza confirma. 

  • Domadan jalousait les pouvoirs de sa sœur. Les adeptes d’un très vieux culte démoniaque ont profité de cette faiblesse pour remplir son cœur de noirceur. Ils ont vu en lui ce que Galar Im’Radiel, notre maître, avait ignoré autrefois : Lilybeth était une formidable enchanteresse, mais son jumeau avait hérité d'un don encore plus puissant qu'elle. 
  • Et donc, grogna Roch, il a rejoint les rangs des Seigneurs Ombres et a levé une armée maléfique. J’ai déjà entendu cette vieille légende. 
  • Cette histoire est tout sauf légendaire, intervint Oriendo avec gravité. Il a fallu toute la détermination de la Sangréale et des nombreux mages qu’elle avait rassemblé pour vaincre son frère. Aujourd’hui encore, certaines blessures que Domadan l’Ombre a infligé à notre monde n’ont pas cicatrisé. Le Sombrefeu qui a failli vous consumer tout à l’heure est l’une de ses créations. 

Roch esquissa un rictus amer en repensant à cette étincelle qui avait pris subitement la forme d’un dragon gigantesque avant de se jeter sur lui. 

  • Si ce que vous dîtes est vrai, alors les renégats qui voulaient votre mort sont des adeptes du culte de Domadan ? 
  • En effet. C’est la raison pour laquelle nous devons trouver le nouvel Enfant de Shâat avant eux. Le monde n’a pas besoin d’assister à la naissance d’un autre Seigneur Ombre. » 

Elraza se tut et un silence pesant s’installa. La forêt demeurait plongée dans une obscurité oppressante. Cœur-de-Nuit hulula et se métamorphosa en chat pour venir ronronner contre sa maîtresse. Lui aussi avait des yeux argentés d’une profondeur presque infinie, constata le mercenaire. 

« Nous devrions partir, suggéra Oriendo. À l’heure qu’il est, les renégats écument déjà la côte pour trouver l’enfant. Roch les a envoyés dans la mauvaise direction, mais ils ne tarderont pas à s'intéresser à Tord-la-Falaise. 

Elraza approuva, mais le spadassin se racla la gorge. De toute évidence, il avait une dernière question à poser. 

  • Ces images que vous venez de me montrer, Til’Duin… vous dîtes qu’il s’agit de souvenirs. Est-ce que ça signifie que vous l'avez connue ? La Sangréale Lilybeth ? 

L’enchanteresse soupira et s’abîma un long moment dans le silence. Une larme perla sur sa joue, qu’elle n’essuya pas. Baissant la tête comme pour se recueillir, elle répondit finalement à sa question dans un murmure. 

  • Oui, dit-elle. Je l’ai bien connue. Lilyh Eren était ma mère. » 

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