PROLOGUE : A toi pour toujours...

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La lueur vacillante d'une bougie apparait à la fenêtre d'une demeure, et malgré la pluie persistante qui recouvre la ville, des coups forts et précipités continuent de se faire entendre à la porte. Chaque coup semble plus insistant que le précédent. La jeune femme qui a été sortie brusquement de son sommeil hésite à aller ouvrir, ne sachant à quel genre d'ennui elle risque d'avoir affaire. Mais en dépit de l'appréhension qui lui vrille l'estomac, la tenancière de cette demeure se décide à émerger de ses couvertures, jette un châle sur ses épaules en sentant la fraicheur de la nuit caresser sa peau et s'avance timidement vers la porte. Le silence est retombé dans la pièce, exacerbant son angoisse, mais les coups reprennent de plus belle alors qu'elle est arrivée juste derrière la porte, ce qui a le mérite de la faire sursauter. Sa main agrippe le lourd verrou en fer et le tire d'un coup. La porte d'entrebâille. Si seulement elle avait su, peut-être serait-elle retournée dormir..

A peine a-t-elle laissé entrer un rayon de lune au sein de la pièce qu'une ombre massive se glisse d'un bond à l'intérieur en refermant prestement la porte derrière elle. La jeune femme n'a même pas le temps de crier qu'une main gantée se plaque contre sa bouche pour la réduire au silence, tandis qu'un bras s'immisce autour de sa taille pour la faire pivoter et la plaquer tout contre le torse d'un homme.

 — Pas un mot, lui souffle-t-on à l'oreille.

Tétanisée par ce qui est en train de lui arriver, la jeune femme écarquille les yeux en fronçant les sourcils. Cette voix... se dit-elle. Par la fenêtre située de l'autre côté de la pièce, elle discerne le rougeoiement de plusieurs torches qui commencent à faire le tour de la bâtisse. Elle s'empresse alors d'éteindre la bougie qu'elle tient à la main en pressant la mèche entre son pouce et son index. Les minutes s'écoulent alors dans la pénombre la plus totale.

Dehors, le bruit de botte des gardes clapotant dans les flaques d'eau à l'air de se rapprocher. La jeune femme tire sur la manche de l'homme qui la maintient toujours muselée, mais ce dernier ne fait que resserrer son étreinte autour de sa captive et se laisse glisser au sol pour ne pas que ses poursuivants ne les aperçoivent par la fenêtre. Ils se retrouvent tassés au pied de la porte, tel un renard acculé dans son terrier. Celle qui habite les lieux est recroquevillée dans les bras de ce mystérieux rescapé, demeurant immobile, de peur que le moindre geste ne trahisse leur présence. Le nez partiellement obstrué par cette main bien décidée à la réduire au silence, elle tente de remonter un peu son visage pour respirer, ses cheveux se frottant sur des habits humides. Cet homme qui la tient si étroitement dans ses bras empeste le cuir et la terre battue.

Les bruits de pas finissent par remonter la rue en sens inverse, laissant dans leur sillage une flopée d'injures et de grognements. Seuls les tintements la pluie désormais viennent déranger le silence de la nuit. L'homme relâche la pression de ses membres et soupire fortement. La jeune femme s'empresse de se dépêtrer de son étreinte et se redresse d'un bond, au paroxysme de l'agacement.

 — Non mais c'est quoi ton problème !

Dans l'obscurité, un ricanement retentit en guise de réponse.

 — Toujours aussi polie à ce que je vois. On t'a déjà dit que tu sens les fruits rouges ?

La jeune femme prend son élan et donne un grand coup de genou devant elle. Sa rotule rencontre un crâne, qui part brusquement en arrière comme un ballon qui rebondit.

 — Aïe !

 — On n'a que ce qu'on mérite !

Alors que l'homme se redresse à son tour, époussetant ses vêtements, son hôtesse providentielle traverse la pièce d'un pas mal assuré, chancelant dans l'obscurité, pour se saisir d'un chandelier qu'elle allume d'un tour de main. Une douce lumière les englobe et lève l'obscurité sur un visage qui ne lui est que beaucoup trop familier.

 — Je te croyais exilé au Duché de France. Par quelle prouesse as-tu réussi à t'introduire à Venise ?

 — Tu comptes me dénoncer ? s'enquiert son interlocuteur.

 — Je sais que mon frère a une dette envers toi. C'est sans doute lui que tu espérais trouver en ces lieux d'ailleurs, je me trompe ?

La jeune femme remarque alors la tâche écarlate qui s'étale sur la chemise de l'homme qui a pénétré chez elle. En levant les yeux vers son visage, elle note que son teint semble cireux.

 — Tu es blessé ?

Sa mâchoire se contracte à vue d'oeil et il referme un peu plus le manteau de cuir qui lui couvre les épaules pour dissimuler sa blessure.

 — Dois-je comprendre que Guillermo n'est pas ici ?

 — Tu as perdu beaucoup de sang, tu as besoin de soin.

 — Tu vas me dénoncer ? répète-t-il.

Pour la première fois, la jeune femme ne peut ignorer la détresse qui se lit dans son regard. Un homme blessé, et clandestin de surcroît, ne ferait pas long feu à Venise. Les gardes finiraient par lui tomber dessus au premier détour d'une ruelle. Héberger un clandestin ou se rendre complice de sa fuite est passible de la peine de mort. Mais est-ce plus commode de laisser un homme agonisant se vider de son sang sous ses yeux plutôt que de désobéir à la règle de la royauté ? La jeune femme se renfrogne.

 — Mets un tour de verrou à la porte.

***

Après m'avoir fait asseoir et m'avoir aidé à me dévêtir, elle a sorti un attirail de couture et des compresses propres. Je sais qu'il lui en coûte de contempler un homme aussi peu vêtu, en sa qualité de jeune fille de bonne famille, et je souris ouvertement en imaginant ses pensées divaguer chaque fois qu'elle pose ses mains sur mon torse. Depuis le temps que je ne l'ai pas revu, elle est devenue une jeune femme aux gestes sûrs et à l'expression plus adulte. Son regard m'évoque toujours l'innocence juvénile que je lui ai connue, mais elle s'est clairement muée en une femme forte et non moins autoritaire, ce qui me donne l'impression déconcertante que nos cinq ans de différence d'âge ne sont que bagatelles.

Elle s'évertue à désinfecter l'entaille qui court en diagonale sur mon flan gauche, se gardant bien de m'interroger sur la provenance d'une telle blessure. J'espère qu'elle met ça sur le compte de ma fonction de soldat, mais je lui sais gré de ne pas se montrer d'avantage curieuse. Le silence s'est installé entre nous, uniquement perturbé par le cliquetis des instruments avec lesquels elle tente de me recoudre. Je la dévisage à son insu, encore incertain du sort qu'elle me réserve.

 — Sienna.

 — La ferme, répond-elle immédiatement sans se laisser déconcentrer.

Son insolence me fait sourire.

 — Salut Sienna.

Elle lève le menton vers moi et m'assène un regard sombre qui veut tout dire, m'intimant silencieusement de me taire. Nos retrouvailles ne se déroulent sans doute pas comme elle se l'est imaginé. S'est-elle seulement douté que nous nous reverrions un jour ?

 — Sept ans, Ezio, finit-elle par lâcher sans détourner son attention de ma blessure. Sept ans que tu as été banni du Duché de Venise pour insoumission à la couronne. J'avais douze ans et je me souviens encore des cris de mère qui implorait la garde de ne pas lui enlever un jeune garçon qu'elle avait recueilli et bercé au même sein que mes frères. De quel droit te permets-tu de revenir ? Ne nous as-tu pas assez fait souffrir ?

 — J'ai déserté.

Ma brusque confession la stoppe immédiatement dans ses mouvements. Je hausse les épaules.

 — C'est un crime de guerre. Je ne pouvais rester plus longtemps au Duché de France, et je n'avais nulle part ailleurs où me rendre. J'ai emprunté les galeries désaffectées pour venir jusqu'ici, mais des gardes m'ont aperçu et m'ont pris en chasse. Je savais que Guillermo aurait accepté de me cacher.

 — Il a été arrêté, emprisonné puis expédié au royaume de la Sainte Sicile peu de temps après toi. Il travaille comme forçat dans une mine. Mère ne l'a pas supporté et s'est donné la mort un an après vos condamnations. Il ne reste que moi désormais.

Sienna prononce ces paroles d'une traite et sans aucune émotion dans la voix, comme si elle récitait mécaniquement une leçon. Elle tire d'un coup sec sur l'aiguille. Le fil se tend et referme petit à petit ma blessure. Elle a fait un travail propre et soigné, plus rien n'y parait. Elle se relève et range son matériel.

 — Il va te falloir du repos pour ne pas que tu rouvres tes fils.

 — Quel est l'objet de ta colère, Sienna ? je demande, sincèrement étonné de son ton acerbe, en remettant ma chemise. Pourquoi considères-tu que je mérite ton antipathie ?

 — Tu aurais mérité que je ne vienne pas t'ouvrir.

La jeune femme se tient dos à moi, les bras croisés. Je me lève également et la prends par les épaules pour la retourner face à moi. Les lèvres pincées, les yeux humides, elle fuit mon regard. Je saisis son visage entre mes mains.

 — Parle-moi. Qu'ai-je fait de mal, hormis avoir constamment pensé à toi durant ces sept dernières années ?

 — J'avais fait mon deuil, Ezio, lâche-t-elle subitement. J'avais admis l'idée de ne plus te revoir. Vous m'avez tous abandonné. Guillermo et toi, forcé à l'exil. Mère qui met fin à sa vie. Quant à Donato, dieu seul sait dans quelle maison de passe il a pu atterrir... Je me suis retrouvée seule, livrée à moi-même, soumise à la volonté d'autres hommes. Aujourd'hui, je ne peux me permettre de te laisser revenir ainsi. Dans ma vie. Dans cette maison. A Venise... Tu cours un danger mortel en restant dans cette contrée, et je refuse de te perdre une nouvelle fois. Sans compter que je risque également ma vie pour t'avoir secouru.

Les mains en coupe autour de son visage, je la laisse exulter ce qu'elle a sur la conscience. Elle en a autant besoin que moi j'ai besoin de voir toute cette peine traverser ses traits, en guise de punition, pour l'avoir abandonné sept ans plus tôt. J'attire enfin ses lèvres vers les miennes. Je retrouve le goût familier de nos baisers, ceux qui m'ont fait fantasmer, nuit après nuit, dans les tranchés françaises. Elle cherche d'abord à me repousser, appuyant le plat de ses paumes contre mon torse, mais se laisse finalement envahir par ce baiser, partageant mon désir de nous replonger dans les souvenirs de nos incartades adolescentes.

Le baiser se prolonge. La douceur de ses lèvres fait écho à mon besoin de les sentir contre les miennes, de la serrer d'avantage contre moi, d'approfondir cette étreinte qui trahit un désir trop longtemps contenu. L'ardeur qui grossit entre nos corps balaie d'un revers de main nos peurs et le danger qui nous guette. Nous savourons le plaisir interdit de ses retrouvailles, faisant fi de tout ce qui nous entoure. Je fonds dans la chaleur de son corps qui se presse contre le mien, m'enivre de son parfum jusqu'à l'ivresse... Elle finit néanmoins par s'écarter légèrement de moi, plus par besoin de reprendre son souffle que par envie de mettre un terme à tout ceci. Son visage reste suffisamment près mien pour que je puisse caresser l'arrête de son nez avec mon menton.

 — Ce ne sera pas gratuit. Pour l'hébergement, et la "remise en forme", murmure-t-elle en gardant les yeux clos, laissant sa main errer sur le tissu de ma chemise.

Mes mains glissent sans ses cheveux, les empoignent, redécouvrent leur texture. Je m'aventure dans son cou, suis le galbe de ses épaules du bout de mes lèvres, mon souffle la faisant frissonner.

 — Alors tu acceptes que je fasse de nouveau partie de ton existence ? Au moins le temps d'une nuit ?

Elle renverse la tête en arrière, frémissante, pour mon plus grand plaisir.

 — J'ignore encore ce que je vais faire de toi. Je ne sais pas si tu en vaux la peine. Je ne suis sûre de rien... Si ce n'est une chose. Ce soir, ou tout du moins pour le reste de la nuit...

Je remonte mon visage à son niveau. Elle me contemple avec toute la beauté de son regard cristallin.

 — Je suis tout à toi.

Je ne dis rien pendant quelques instants. Comme elle sent poindre une hésitation, elle reprend :

 — Je ne suis plus une enfant, Ezio. Je connais les choses de l'amour.

En disant ses mots, son souffle se mélange au mien. Elle incline légèrement la tête et reprend notre baiser. Je passe le reste de la nuit à redécouvrir la beauté de mon prénom dans sa bouche.

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