Chapitre 12 : L'indigestion

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Face au silence pesant, Gwendoline décide de se lancer, sans préambule. De toute façon, avec Manuella, autant ne pas y aller par quatre chemins et en finir au plus vite.

— Erwann est actuellement en prison.

Sa comparse relève la tête et la dévisage, interdite. Elle vient de croquer un petit morceau de croûton et le bruit de biscotte écrasée résonne aussi fort que si un micro était posé près de sa bouche.

— Accusé de violence physique et verbale...

Son amie lève à présent un sourcil intrigué mais ne prononce toujours pas un mot. Elle se réinstalle sur sa chaise, donnant l’impression qu’une pointe a été posée sous sa fesse et qu’elle en est gênée. Puis enfourne une première fourchetée de la préparation industrielle. Une sensation désagréable de manger du plastique s’empare de sa bouche.

— D’agressions sexuelles...

La jeune femme aux yeux bleus intenses pose ses couverts et s’adosse à sa chaise, bras croisés, tout en broyant sa nourriture avec application. Puis tend une main et reprend sa fourchette pour piquer une tomate cerise qui a roulé sur la table. Elle rate son coup.

— … de viol...

Cette fois, elle parvient à planter son couvert en plastique dans le mini-fruit. Du jus gicle sur le formica, laissant une trainée rouge sang. Manuella arrête de mâcher les aliments insipides.

— … sur six jeunes femmes.

L’hôtesse se râcle la gorge et termine sa mastication. Puis fait glisser sa langue sur l’émail de ses dents, d’une blancheur impeccable. Elle prend le temps de déglutir. Il est difficile de savoir ce qu’elle a le plus de mal à avaler : sa salade non assaisonnée au goût de polystyrène ou la litanie d’horreur qui vient de lui être exposée.

— De meurtre aussi, peut-être ? questionne-t-elle, arquant bien haut un sourcil épilé à la perfection.

La question est posée calmement, mais l’ironie n’échappe pas à la visiteuse. Des larmes de rage apparaissent dans ses yeux. Dans un effort surhumain, elle les contient pour prendre la défense de son compagnon :

— Bien sûr que non.

— Nan mais tu sais, à Nantes, on est déjà connu pour avoir hébergé le délicieux Xavier de Ligonès, et pas très loin de chez nous, à Lavau, il y a aussi eu ce merveilleux découpage de femme en règle, avec cette pauvre Laeticia, alors je me disais qu’Erwann allait bien finir par avoir son heure de gloire.

Gwendoline ne relève pas le sarcasme. Les deux femmes se toisent, s’interrogeant du regard. Laquelle baissera les armes en premier ? Contre toute attente, Manuella abandonne son attitude défiante et continue de manger son repas sans saveur. En temps normal, elle serait montée sur ses grands chevaux et aurait tiré à boulets rouges sur Erwann sans reprendre son souffle. A-t-elle perdu ce qui fait d’elle ce qu’elle est : sa verve hargneuse et aiguisée ?

Décontenancée, Gwendoline se demande ce qu’elle doit en penser. Les alarmologues climatiques ont donc vu juste : le dérèglement de la planète est en cours. La preuve en est : ici-même vient de se produire un phénomène inquiétant : la banquise faîte femme vient de se réchauffer.

— Il sort bientôt, probablement d’ici une ou deux semaines. Avant Noël, nous l’espérons.

— Le brave homme. Donc tout va bien.

— Pas exactement non, tout ne va pas bien, comme tu t’en doutes. Il risque toujours un procès et quinze ans de prison.

— Tu connais mon passé, Gwen, soupire son interlocutrice. Que veux-tu que je réponde à ça ? Je ne veux pas qu’on se prenne encore la tête, toi et moi, mais... sérieusement, agression sexuelle, violence... viol ?

Ah non, fausse alerte, la banquise vient de se regivrer !

— Je ne m’attendais pas à ce que tu le soutiennes, évidemment.

— Pourtant, j’ai fait ce que j’ai pu pour lui laisser une chance à ce corniaud… Mais il a enchaîné les bourdes, quand même... Et maintenant, la prison ?

— Il est innocent.

— Jusqu’à ce qu’il soit reconnu coupable, assène une Manuella, sûre d’elle. Je n’en reviens pas que tu prennes son parti malgré mon histoire et celle de ta mère !

Le sang de Gwendoline se met à bouillir dans ses veines glacées. Comme elle le fait remarquer à Manuella, il s’agit bien là de deux histoires complètement différentes.

Manuella avait vécu pendant cinq ans une relation avec Christian, un homme violent, avant de réussir à s’en libérer le jour où ce dernier eût un accident de voiture qui le laissa paralysé. En brisant le corps de son tortionnaire, ce malheur lui avait sauvé la vie. Grâce au soutien de Gwendoline et d’une association venant en aide aux femmes battues, Manuella avait réussi à s’extirper du piège dans lequel elle était enfermée. Quant à la mère de Gwendoline... onze ans de violence conjugale avaient eu raison de sa joie de vivre et de santé. Mais cette dernière aussi était parvenue à en sortir, brisée, certes, mais vivante.

Mais tout cela ne concerne pas Gwendoline en définitive. Elle ne voit aucune ressemblance entre Erwann, Christian ou son psychopathe de père, décédé depuis des années. Tandis que son compagnon est accusé injustement, les deux autres étaient des malades qui auraient dû être soignés.

Gwendoline rappelle à Manuella qu’elle connaît leurs positions à toutes les deux, concernant les hommes. Positions qu’elle partage évidemment lorsqu’il s’agit de condamner la violence faîte aux femmes. Mais revient à la charge en défendant Erwann, prétextant qu’il n’est ni son « taré de père », ni Christian, l’ex dangereux et toxique de son amie.

— Mais qui te dit qu'il n'est pas pire ? s'insurge Manuella, défigurée par ses yeux exorbités.

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