Chapitre 2 : Le package

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L’entretien entre Gwendoline et Maître Le Tonquédec se déroule en toute discrétion. Ces derniers chuchotent, penchés l’un vers l’autre, tels deux conspirateurs. Pourtant, ils sont presque seuls dans l’établissement en ce jeudi matin. Le café est désert, la plupart des habitués sont déjà au travail. Quelques chanceux savourent leur petit noir en terrasse et profitent des dernières douceurs de l’automne, avant le retour des frimas. L’avocat et sa cliente sont à l’écart, dans un renfoncement. Il lui en fait la remarque et avoue que cette configuration lui sied. Son initiative les met à l’abri d’oreilles indiscrètes. La confidentialité s’avère de rigueur, glisse-t-il tout bas. Son ton est doux, mais son visage grave souligne l’importance des enjeux de cette rencontre.

Bien que ne portant pas sa seyante robe de cérémonie, le bâtonnier joue son rôle avec professionnalisme. Son large front est barré d’un pli et ses sourcils épais se rejoignent en leur centre, traduisant sa concentration. Un crayon à la main, prêt à noter sur son bloc de papier, il se râcle la gorge.

— Racontez-moi les grandes lignes de ces dernières semaines.

— Bien sûr, obtempère-t-elle avec déférence.

D’une voix claire quoiqu’éraillée par le stress, elle lui retrace les évènements. Tout y passe, depuis le jour de l’arrestation d’Erwann à son domicile, avec la perquisition à six heures du matin, jusqu’à leur dernière visite au parloir. Elle ne lui précise pas, cependant, qu’elle était ressortie de celui-ci vaseuse et vacillante, après les dérangeantes révélations de son compagnon. C’est en partie grâce au soutien de Richard qu’elle avait dépassé son malaise et repris son véhicule. Ce dernier l’avait aidée à surmonter ses appréhensions. Il l’avait rassurée sur la moralité de son meilleur ami. D’après lui, Erwann avait repris ses esprits aussi vite qu’il plongea dans le stupre, durant les quelques mois qu’avait duré leur séparation.

— Monsieur Le Bihan est incarcéré depuis plus de six semaines, c’est bien cela ?

Sortie de ses pensées, Gwendoline relève les yeux.

— Oui, depuis le vendredi 14 octobre. Il a fêté ses 41 ans en prison, il y a deux jours... le 29 novembre.

— Ce sera la dernière fois que cela arrivera, croyez-moi. Il sera sorti pour Noël.

Elle hoche la tête en réprimant un soupir.

Pourvu qu’il dise vrai.

Tandis que l’avocat compile ses déclarations, la future maman pose les mains sur son ventre arrondi. Elle le caresse, un sourire aux lèvres. Ce geste la replonge dans cette difficile période que son homme et elle viennent de traverser. Gwendoline ne peut pas tenir rigueur à Erwann de ses égarements, alors qu’elle-même est enceinte d’un enfant qui est peut-être celui d’un ancien client. Tous les deux ont commis des erreurs, de graves erreurs au demeurant ; des erreurs avec lesquelles ils doivent désormais composer. Ils ont à tour de rôle fait leur mea culpa. Que peuvent-ils faire de plus ? Rien. Bien que séparés pour le moment, les deux amants ne désirent qu’une seule chose maintenant : passer le reste de leur vie ensemble. Pour cela, ils doivent aller de l’avant et accepter l’histoire de l’autre. Aimer, c’est prendre le package complet, avec ses bons et ses mauvais côtés.

L’avocat retranscrit sur papier les questions qui lui viennent en tête au fur et à mesure de leurs échanges, celles qu’il posera à son client lors de leur entretien en détention cette après-midi. Si Gwendoline ne confie pas ses états d’âme au bâtonnier, elle lui narre chaque étape de l’escalade qui avait conduit son partenaire en prison.

Elle évoque la première incartade de ce dernier en relatant l’épisode avec Jocelyn Prigent. Erwann lui avait administré deux énormes coups de poings en plein visage sur un shooting où le couple travaillait ensemble. Lui, en tant que photographe, son métier actuel et sa passion depuis l’adolescence, et elle, en tant que modèle photo débutante. Erwann n’avait pas supporté les critiques à l’encontre de sa douce. Impulsif, il n’avait pu contenir sa hargne lorsque Jocelyn, son supérieur, s’était montré irrespectueux. Deux droites qu’Erwann ne regrette pas mais qui l’ont amené une première fois en cellule, pour vingt-quatre heures de garde à vue.

Gwendoline parle de la plainte de Jocelyn pour coups et blessures. Celle-ci s’accompagne d’une I.T.T. supérieure à huit jours, pour laquelle Erwann comparaîtra prochainement, afin d’en fixer les dommages et intérêts.

— Elle risque d’être accompagnée d’une peine de sursis, assortie d’une obligation de soin, au vu de son... emportement.

— Oui, c’est un sanguin, confirme le magistrat sans complaisance. Mais les sanguins sont aussi perspicaces et doués pour agir dans l’action, ce qui a profité à mon fils, alors ce n’est pas un mauvais trait de caractère. Continuez, je vous prie.

— Erwann en a conscience, rassurez-vous. Il sait qu’il a besoin d’aide pour apprendre à gérer ses émotions. Il est désormais suivi par une psychologue de la maison d’arrêt. Cela lui fait du bien et il compte poursuivre.

— Excellent, ce sera porté à son crédit durant l’enquête et s’il y a un procès.

Gwendoline acquiesce, le cœur gonflé de fierté pour son homme. Lorsque celui-ci lui a annoncé par courrier sa volonté de se faire soigner et d’entreprendre une thérapie, elle se revoit soupirer de soulagement. Il ne fait aucun doute pour elle que la démarche est nécessaire. Erwann a besoin d’exorciser ses démons du passé. Son homme a été abandonné à la naissance par son géniteur, avant d’être élevé par Yvonnick, son beau-père. Elle comprend que ce départ raté dans la vie laisse des traces. Même si Erwann n’en parle jamais, le traumatisme est réel et demande à être explorer.

À la fin de son récit, Gwendoline évoque leur suspicion d’un coup monté. Elle tend à l’avocat la liste des personnes qui pourraient être mises en cause. Y apparaît, entre autres, son meilleur ami, Quentin, avec lequel Erwann s’est écharpé l’été dernier. Mais aussi Solvène, une ancienne compagne d’Erwann, mère de son fils ainé, Anthony. Ce dernier vient de se faire connaitre en tant qu’enfant légitime, après que sa mère en ait caché l’existence. La découverte est récente, à peine une semaine avant l’arrestation d’Erwann. La coïncidence, troublante, ne le classe néanmoins pas parmi les suspects, selon Gwendoline. Erwann n’y croit pas non plus et a demandé à sa compagne de ne pas en parler. Le jeune majeur a beau être arrivé au mauvais moment, ils ne l’imaginent pas à la tête de cette machiavélique organisation de destruction. Sa mère, en revanche, reste sur leur liste noire.

Le professionnel note l’ensemble des informations, entourant les points importants et soulignant les éléments essentiels, les interrogations qu’il reste à élucider. Gwendoline le regarde, béate d’admiration. Leur sauveur, pense-t-elle. L’homme de la situation. Une situation ubuesque que Maître Le Tonquédec semble le seul capable de dénouer. Tout ce qui l’intéresse, c’est que cette force de la nature inspire assez de crainte aux diffamateurs pour les faire plier et que la vérité surgisse des tréfonds où elle gît. Et elle est sûre que l’avocat parisien, breton d’origine, comme son compagnon, possède toutes les qualités requises pour contrer cette machination diabolique. S’il est aussi têtu et déterminé qu’Erwann, il convaincra son auditoire lors de son plaidoyer. N’est-il pas réputé comme un brillant avocat accumulant les succès au barreau ? Elle compte sur sa détermination et sa ténacité pour exterminer leurs adversaires affabulateurs. Il ne fait aucun doute pour elle que son physique de mastodonte n’est que le reflet de son mental d’acier.

Elle termine son exposé par les raisons qu’elle estime à l’origine de la détention abusive de son compagnon : en effet, bien qu’Erwann n’ait pas eu le temps d’être condamné pour son affaire avec Jocelyn Prigent, les deux histoires s’étaient chevauchées. Les empreintes d’Erwann, fiché dès sa première altercation, l’avaient trahi. La police, alertée par deux affaires portant sur des faits de violence et d’agression, avait fait du zèle.

— Ils avaient six plaintes de femmes avec des motifs très lourds et un homme désormais connu pour avoir la main leste. Ils ont agi « dans l’intérêt de l’ordre public », comme on dit, énonce Gwendoline.

Malgré sa bonne volonté, son ton sonne comme une fatalité.

— Je comprends, commente l’avocat après une première gorgée de son petit noir. Pour faire simple, Monsieur Le Bihan est la victime d’un système judicaire qui ne sait pas sur quel pied danser. Ce dernier est parfois trop laxiste et lent à se mettre en branle, ou trop réactif, avec les erreurs de jugement à l’emporte-pièce que cela comporte. Et l’opinion publique actuelle est implacable dans les faits de viols et de violence envers les femmes. C’est une bonne chose en temps normal, mais une mauvaise dans notre cas. Nous voilà donc au cœur d’une affaire qui a pris des proportions démesurées. Cela arrive malheureusement. Votre compagnon est le coupable idéal. Ils veulent le faire payer pour tous ceux qu’ils n’ont pas réussi à attraper et en faire un exemple et ça, ça ne me plaît pas du tout.

Gwendoline baisse la tête, consciente du risque qu’encourt Erwann à être condamné à la peine la plus lourde pour les crimes de viol dont on l’accuse injustement. Une vague d’angoisse la saisit... Quinze ans de prison, autant dire une éternité.







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