Chapitre 58 : Ivresse

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Accrochée à son dos, la sensation de vitesse est grisante. Manuella est légèrement plus haute que Quentin, perchée à l’arrière de sa moto, et peut pleinement profiter du paysage hivernal désolé. Ses bras enserrent la taille du pilote et elle n’a aucun scrupule à se coller fermement à lui. D’ailleurs, C’est lui-même qui l’y a invitée, lorsqu’elle s’est hissée derrière lui.

— Accroche-toi bien, lui a-t-il dit.

Elle n’allait certainement pas s’en priver. Tout en regardant autour d’elle la végétation morne de ce mois de décembre, elle se tient au conducteur comme si sa vie en dépendait. Après la bruine du matin, somme toute très habituelle pour cette région, le soleil est à nouveau de la partie. Et avec lui le froid sec qui lui cingle le corps. Mais Quentin a tout prévu et lui a demandé avant de partir de se changer pour enfiler une tenue plus chaude que le simple legging qu’elle portait tout à l’heure. Il a également récupéré le blouson de motard d’Anthony, afin qu’elle soit mieux protégée, et lui a donné le casque qu’il garde toujours avec lui, pour dépanner d’éventuels passagers.

Parés de leurs tenues adéquates, ils ont quitté la villa sous les yeux ahuris de certains, mais aussi sous le regard complice d’autres. Gwendoline n’a pu retenir un léger signe de tête dans leur direction, tel un encouragement tacite à se donner une chance. Erwann, quant à lui, affichait un sourire béat, de celui qui traduit la joie de s’être enfin débarrassé de la « brouteuse de chatte », comme il appelle désormais Manuella dans un coin de sa tête. Non pas qu’il ait un problème avec la pratique du tribadisme, qu’il adore observer entre deux femmes, à partir du moment où il ne s’agit pas de la sienne. Lui seul se réserve le privilège de dévorer et satisfaire sa partenaire.

Richard, qui n’a rien vu venir de ce rapprochement inattendu, ayant passé la soirée à surveiller Anthony comme le lait sur le feu, n’en a pas cru ses yeux lorsque Manuella et Quentin leur ont fait faux bond pour aller se balader. Mais après tout, s’est-il dit en les observant avec un ricanement, pourquoi pas ? S’il y a bien deux personnes qui ont l’air d’aller parfaitement ensemble, ce sont bien ces deux-là. Lui, à partir du moment où il peut sucer son jeune amant à loisir, il n’en a que faire de qui s’envoie en l’air avec qui.

Maintenant qu’ils s’éloignent des lieux familiers, serrés l’un contre l’autre, l’instant devient magique. Enivrée, Manuella se sent flotter au vent. Elle a le sentiment d’être au cœur d’une chevauchée sauvage. Accrochée à son cavalier, elle vibre sur la monture d’acier qui danse avec les éléments, allant un coup à droite, un coup à gauche, dans un ballet éthéré.

Dans les virages, elle suit la consigne que Quentin lui a prodigué avant de partir, à savoir de se pencher dans le même sens que lui. Même si cela lui fait peur de se rapprocher ainsi de la route, elle lui fait confiance et se conforme à ses directives. Tandis qu’elle s’équipait, il lui a assuré n’avoir jamais eu d’accident, étant considéré comme un excellent conducteur. Bien que fougueux, Quentin a toujours été prudent, quoi qu’ait pu en penser Erwann. Même si ce dernier tremble à chaque fois que son meilleur ami, et désormais son fils, montent sur leur engin, Quentin lui a toujours prouvé qu’il maîtrisait la situation. De fait, il a toujours su éviter les mauvaises surprises de la route pour ne pas se mettre en danger inutilement.

À l’arrière de la moto, Manuella ressent cette assurance et en est séduite. Elle se laisse donc aller à profiter de cette promenade improvisée, pressant sa poitrine contre le dos de son pilote. Elle croise les bras autour de lui autant que possible, en évitant toutefois de l’étouffer. Quentin pose de temps à autre sa main sur un des avant-bras l’enlaçant, comme pour valider cette position plus intime.

Il aime ressentir cette étreinte, ce corps s’abandonnant à lui, cette confiance qu’elle lui témoigne les yeux fermés. Il l’observe à la dérobée dans le rétroviseur de sa moto, vérifiant que tout se passe bien et qu’elle prend du plaisir à cette petite envolée au cœur de la presqu’île. Cela faisait un moment qu’il n’avait vécu une telle proximité avec une femme et, même s’il ne s’y attendait pas, il reconnaît être enchanté de cette rencontre. Cette ivresse qui s’empare de lui est bien plus agréable que toutes celles qu’il a connues auparavant avec la boisson.

Lorsqu’elle retire son casque, Manuella est toute souriante de sa balade romantique à moto. Elle le fait savoir à Quentin, en le remerciant sincèrement, ce qu’il apprécie. Touché par l’aura volubile de la femme en face de lui, il commence à ressentir de plus en plus d’attrait pour ce qu’elle dégage. Quelque chose l’attire en elle, au-delà de son physique avantageux. Il perçoit des blessures qui font résonner les siennes, fraîchement mises à jour lors de sa désintox. D’ailleurs, doit-il en parler ? se demande-t-il. Soudain, il ressent le besoin irrépressible de se confier et de se débarrasser de ce poids qui pèse en lui aussi lourd qu’une pierre sur son estomac.

— Viens, marchons jusqu’au lieu, dit-il en lui attrapant la main.

Elle acquiesce, troublée par ce geste de rapprochement, et le suit en silence. Elle remarque que sa main chaude est moite. Serait-il stressé ? Apparemment... Pourtant, si c’est le cas, il essaie de ne pas le montrer. Il reprend :

— Je sors d’un centre, tu sais. D’un centre pour alcooliques.

Elle le sait déjà mais ne voit pas l’intérêt de lui en faire part.

— J’ai été très mal en point l’année qui vient de s’écouler. À cause de mon fils, justement. Il n’était pas prévu, et je n’étais déjà plus avec la maman quand je l’ai su.

Elle opine du chef, toujours à l’écoute.

— J’ai frôlé le burn out, mais heureusement, mon taf ne s’en est pas trop ressenti. Mes relations, par contre, ont été très chaotiques. La preuve en est, la cicatrice qu’Erwann arbore maintenant sur le visage. Pourtant, il m’a aidé. Ça a même été le seul.

Il inspire profondément une goulée d’air marin, inondant ses poumons de son oxygène bienfaisant.

— Je me suis retrouvé dans une voie sans issue il y a deux mois. C’était le centre ou crever, je crois. J’ai appelé au hasard pour savoir s’il avait de la place pour m’accueillir et, crois-le ou non, un patient venait de s’enfuir, rompant ainsi son contrat. On aurait dit qu’une place venait juste de se libérer pour moi. J’y ai vu un signe. Ça fait très ésotérique pour le pragmatique que je suis, mais j’ai quand même saisi ma chance.

— Tu as bien fait d’y aller. Cela aurait été dommage de passer de vie à trépas si jeune.

Il rit en validant les propos, appréciant la façon décontractée que Manuella utilise pour dédramatiser les choses.

— Et ça va mieux maintenant ?

Le visage éclairé d’une lumière radieuse, il lui confirme qu’il va beaucoup mieux, sans aucun doute possible, et avoue en être lui-même étonné. Il n’imaginait pas que la vraie vie, sans alcool, ressemblait à ça. Il ne savait pas que les choses pouvaient être si agréables et légères. Il ajoute avoir l’impression de renaître.

— Ça fait un peu cliché, non ? l’interroge-t-il en levant un sourcil inquiet.

Elle lui sourit franchement, le regardant de côté, observant son visage se modifier au gré de ses incertitudes et de ses peurs. Il semble fort et fragile à la fois. Son corps massif, avec sa longue taille et sa carrure musclée, contraste avec son regard soucieux, légèrement perdu.

— Non. Je ne suis pas alcoolique mais je n’ai pas la chance de regarder les choses comme toi. Je t’envie. Tu crois qu’il faut forcément sortir d’une addiction pour voir la vie sous ce prisme-là ?

Il comprend ce que Gwendoline voulait lui dire lorsqu’elle lui a demandé de faire rêver son amie. Celle-ci semble désabusée, ce qu’il trouve complètement insensé étant donné tous les atouts qu’elle a.

— Non, je pense qu’il faut être entouré de gens qui nous tirent vers le haut et croient en nous plus que nous-même. Ce fut mon cas avec Erwann qui m’a redonné confiance. Et je serai heureux d’en faire autant pour toi...

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