Prologue : Corse (mars 1785 - juillet 1786) - Une nuit

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«Ce livre n'est pas un livre d'Histoire. Prière de ne pas omettre l'initiale majuscule qui exhausse, au premier rang des Muses, Clio.»
J.L. Bory, Les Cinq Girouettes...


«Ceci n'est pas un roman historique. Toute ressemblance avec des personnages ayant vécu, toute similitude de noms, de lieux, de détails, ne peut être que d'une pure coïncidence, et l'auteur en décline la responsabilité au nom des droits imprescriptibles de l'imagination.»
L. Aragon, La Semaine sainte

Prologue : Corse (mars 1785 - juillet 1786) - Une nuit


comme celle de Jean Honoré Fragonard....


Il fait doux. Les parfums de l'été sont palpables. La chaleur est à peine tiède. Les journées les plus longues de l'année. Douceur. Torpeur.

Nous sommes allés nous tremper dans les bains. Plus par plaisir de nous rafraîchir que par devoir. Plaisir de sourire aux jolies demoiselles. Bastien va mieux. Il le sent, il le sait. Il a repris pied au pays de l'espoir.

Le colonel est à Ajaccio, Maître Tancrède s'est évanoui dans la nature avec la belle Paolina... Nous nous amusons à jouer les riches messieurs désœuvrés. J'achète du vin, pas mauvais du tout, chez un des voisins qui a une petite vigne dans les collines. Nous buvons et devisons de tout et de rien, et surtout à propos des femmes. J'achète encore plus du vin. Buvons ! Nos gardes-chiourme sont de sortie. Profitons-en ! Nous célébrons Bacchus, dieu très accessible, en attendant de célébrer dans une autre vie les femmes, inaccessibles !
Avec l'aide du voisin vigneron j'arrive - enfin lui surtout arrive - à hisser Bastien dans la carriole. Heureusement nos mulets sont sobres, connaissent la route par cœur et nous transportent sans heurt vers la maison. En y pénétrant je porte Bastien comme je peux sur mon dos et marmonne des excuses d'ivrogne à Maria, pas contente de nous voir revenir dans cet état. Les enfants dorment sur leurs paillasses. Je me traîne avec mon fardeau et le déverse sur son lit, sans ménagement. Mais Bastien est saoul et ne se plaint pas. Je lui ôte son habit, le recouvre et le laisse cuver heureux, j'espère.

Je me dirige vers ma « chambre ». C'est un réduit minuscule, mais cette solitude monacale, ce refus du monde sont mieux que la promiscuité de la chambrée au casernement. Je suis comme un escargot qui se replie sur sa toute petite coquille. Un escargot ivre. J'allume ma chandelle, me déchausse, me décoiffe, enlève ma veste et mon gilet, passe un peu d'eau sur les mains cheveux visage, et soulève le livre posé sur le sol : « Histoire de Dom Bougre ». Déjà lu. Je le repose. Même les bouquins libertins ne comblent plus le manque.

J'ouvre la petite fenêtre en grand sur la douceur de cette nuit estivale. Respirer amplement les parfums, yeux fermés, front contre l'embrasure de la fenêtre, être envahi par la sensation de m'endormir debout.

Les vapeurs de l'alcool se dissipent. Me hissant sur le rebord de la fenêtre je sors dans la nuit, tel un enfant privé de dessert qui veut s'enfuir. Adossé au mur je me perds dans la contemplation de la voûte céleste. Malgré l'heure tardive de nombreux oiseaux volent encore dans le ciel. Je deviens comme mon père, un contemplatif, alors que j'aimerais tant être un vrai homme d'action.

Soudain j'entends frapper à la porte de mon réduit. Qui cela peut-il être ? Probablement un des enfants qui, n'arrivant pas plus que moi à dormir, veut discuter de tout et de rien. A nouveau je bascule à travers la fenêtre. Je vais aller envoyer le mioche paître ailleurs.

« Pas le moment petit,» dis-je en ouvrant la porte. Raté. Je tombe nez-à-nez avec Maria. Je bredouille...

« Bonsoir, oui, euh... »

Elle m'écarte de la main, traverse la chambre, regarde brièvement au dehors, ferme le volet, la fenêtre, tire le bout de drap qui sert de rideau, retraverse la chambre, se retourne vers moi, et, sans me quitter du regard, pousse et ferme la porte derrière elle, tournant la clé de l'INTERIEUR, le tout sous mes yeux abasourdis.


Est-ce que je vois la réalité ou suis-je complètement saoul ? Nous nous regardons sans mot dire. N'osant croire à ma chance, je reste immobile, en stupide homme d'inaction. Déjà elle tourne la clé dans l'autre sens. Noooooooooooon !

Je la plaque contre la porte :

« Non, ne pars pas !

— Ne le dis à personne », me glisse-t-elle à l'oreille. Elle met son index devant sa bouche. Je lui souris. Sa première phrase en français... Elle a à peine trente ans. Elle a envie. Mais pas envie que cela se sache.

D'une main je lui enlève le doigt qui est devant sa bouche et je la mordille, je l'embrasse. De l'autre main je ferme la porte à clé. Pas question qu'elle m'échappe. Je suis comme un mort de soif qui a traversé un trop long désert. Elle aussi. Elle sent bon le savon. Je m'en veux de ne pas m'être mieux lavé. Encore heureux que le colonel nous ordonne de nous raser la barbe tous les jours... Comment ai-je fait pour la séduire?... Je ne sais... Ne pose pas de questions...

Enlevant le fichu qui cache ses cheveux j'admire ses cheveux, beaux et épais, comme sur le tableau. Je commence à la déshabiller tout en la tenant plaquée contre la porte, de peur que l'oiseau ne s'envole. Oiseau que je ne cesse d'embrasser. D'un mouvement un peu brusque elle me fait comprendre qu'elle en a assez d'être collée à la porte. Pendant qu'elle me déshabille je fouille dans mes poches pour lui donner une belle pièce. Je veux la lui donner. Elle n'est pas contente, vraiment pas, donne un coup brusque dans ma main. Je lâche la pièce qui va percuter un mur et rouler sur le sol dans un bruit qui semble narguer mon imbécillité. J'ai compris. Elle n'est pas venue pour être payée.


Elle a un très joli corps, mince, très blanc, très doux au toucher, partout, avec juste les rondeurs qu'il faut là où il faut. Ah, ses seins ! Faire l'amour complètement nus est d'une indécence absolue, pensent bien des gens, mais il n'y a que comme cela que je le vis, elle aussi, semble-t-il. Je la porte vers le lit. J'ai honte de l'état de ce réduit. J'aimerais l'aimer sur un matelas moelleux, dans une belle chambre, dans une grande demeure. Le peu de femmes que j'ai possédées c'était dans des endroits frustres, mais, au moins, ces femmes étaient toutes jolies. Allez, elle est très désirable, sois ici, saisis ta chance, agis en homme !

Je la dépose sur le tremblant. En remarquant les cicatrices presque effacées sur mon dos elle ne dit mot, se contentant de les suivre du bout du doigt et de les lécher. Je frissonne. Elle a compris. C'est la meilleure façon d'apaiser les lointaines peines. Je vais m'allonger sur elle quand, tout-à-coup, nous n'y voyons plus rien. La chandelle s'est totalement consumée. Elle me fait comprendre qu'elle veut continuer dans le noir...

« Non, merci, Madame », lui dis-je en italien.

J'aime voir, surtout à ces moments-là. Si Dieu, la providence, la nature, ou qui on veut, n'avait pas souhaité que nous voyions pendant que nous faisons l'amour il nous aurait faits aveugles. Heureusement nous avons la vue, et il reste une chandelle entière près de la lanterne. Fébrilement je cherche à tâtons dans le noir mon briquet d'amadou réglementaire pour remettre de la lumière. Ah, le voilà ! Il s'allume presque de suite. Merci à la qualité du matériel donné, par le fournisseur aux armées, pour la mise à feu des canons.

Fiat lux. C'est grand plaisir de voir à la lumière de la chandelle... Elle a un beau corps, fait pour être regardé, admiré, caressé, possédé. La vue de son nombril et de son sexe me fascine. La vue de tout son corps me submerge car il y atrop longtemps que je n'ai pas fait l'amour... Elle relève ses bras. Quand je vois ses aisselles rasées, comme sur les tableaux de déesses nues, je suis tel un navire face à la houle. Je m'allonge près d'elle, puis sur elle. Mais non, elle me fait comprendre que non, ce n'est pas comme ça qu'elle veut. Elle se met par dessus la coquine. Ah, oui, elle veut dominer... Tout ce que vous voulez, Madame... Elle pose l'index sur ma bouche. Oh oui... Pas de bruit... Mais j'ai tant bu... Si j'avais su... Elle sait se retirer à temps. Moi aussi, quand je ne suis pas saoul.
... et facta est lux.



Etre dans ses bras. Après. Quand plus rien n'est sauvage, juste de la tendresse. Sa joue posée contre mon épaule. Peau contre peau. Sa jambe enlaçant la mienne. Elle parle tout bas. Je l'écoute sans comprendre grand chose, mais sans l'arrêter. Ses enfants, sa maison, son jardin, le village, mais elle est seule. J'aime le doux son de sa voix.

Elle veut quitter la chambre. Je ne le veux pas. Je la serre à l'en écraser. Je n'ai jamais été aussi rapace. C'est à qui ne s'endormira pas le premier...

Nous recommençons avec plaisir. D'intenses minutes passent. Je n'ai jamais été aussi vivant...

Au matin j'étais à nouveau seul dans mon lit. Je me levai, la cherchai. Cherchai son regard. Mais je compris vite qu'elle m'évitait autant que possible. Puis elle mit à nouveau son index devant ses belles lèvres, me regarda longuement, une seule fois.

Il n'y aurait pour Maria et moi point de lendemain..


Avais-je donc été si nul ? Non, je ne le crois pas, quoique j'aurais pu être meilleur. C'était plutôt le poids d'une peur. Peur que quelque chose se sut. Continuer à vivre comme si rien n'avait eu lieu. Dommage, mais nous restaient les souvenirs. Comme une étoile filante éblouissante et décidée.

Permets-moi, ami lecteur, de te conter ce qu'il m'arriva dans la vie avant que cette délicieuse dame tombât dans mes bras...

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