Chapitre trois : La Soupente et les bouquins...

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A la fin du repas j'aidai à laver la vaisselle. C'est un travail de femme, mais petit commis je ne pouvais échapper à la corvée. Repu et bien décidé à laver de bonne grâce, cela me permettait de rester près de la jolie Julie, lui souriant sans mot dire, l'air très niais.

Puis Marais monta avec moi deux étages pour me montrer ma chambre. Chambre est un bien grand mot pour une minuscule soupente sous les toits qui servirait de repaire à mes lectures, mes espoirs, mes rêves pendant trois ans.

Une paillasse propre, une chaise, une petite table sur laquelle étaient posés un bougeoir, une chandelle et un petit miroir cassé sur un angle ; pour compléter ce « riche » ameublement un coffre en bois vide et une fenêtre basse donnant sur des toits sans charme.

Julie m'apporta un drap et une couverture. J'osai enfin lui dire quelques mots :
« Vous êtes très jolie, Demoiselle, murmurai-je.

— Merci.» Elle s'éclipsa en minaudant. Parler aux femmes est un art et j'étais très, très loin de le posséder.

Ce « royaume » sous les toits recelait des trésors. Levant la tête, Ô miracle, je vis une étagère, planche fixée au mur.

Et alors, me diras-tu ami lecteur avec raison, s'extasier sur une planche ? Toute la beauté de cette planche venait des livres que je découvris dessus. Me hissant pour les atteindre je clamai :

« MA bibliothèque ! », me sentant conquérant du savoir, général en chef de mes bouquins.

Dès le premier livre j'éternuai sous l'assaut de la poussière. Nul n'avait fait l'effort de les lire depuis une éternité.

« Salut les amis, dis-je aux livres, fini le temps du repos ! »

Ils avaient été laissés par un peintre sans le sou, sans attache, gagnant sa vie en peignant des portraits au hasard de ses errances. Il proposa au maître drapier de peindre son épouse et ses enfants. Marais s'empressa de refuser. Il lui suffisait d'avoir sous les yeux sa famille officielle, jour après jour, pour ne pas souhaiter en laisser une trace pour l'éternité. Mais mon patron, en toute discrétion, s'attacha les services de l'artiste pour faire le portrait de sa jolie maîtresse et de son mignon rejeton adultérin.

Ce peintre peignait vite et « très embellissant » appréciaient ses clients, hobereaux des campagnes se rêvant mécènes des arts à l'égal des princes. Mais surtout il savait tenir sa langue. Ce vagabond céleste aurait pu bien vivre de son art, mais buvait tous ses gains. N'ayant plus de nouvelle tête à peindre et ayant épuisé tout son crédit auprès des auberges locales il laissa les livres en gage au père Marais et promit, sans tenir parole, de revenir un jour.

Le boutiquier ne lut pas ces livres abandonnés :

« Je n'ai pas de temps à perdre avec ces romans inutiles Il faut lire les gazettes qui informent de ce qui se passe, des prix des grains, de la laine et autres denrées. »

Grâce à cet artiste, que je ne connus jamais, je lus mes premiers romans.


Dans ma bibliothèque inespérée je trouvai, en trois tomes, un livre titré « Gil Blas de Santillane » par Monsieur Le Sage, à Amsterdam. Qu'était-ce donc qu'Amsterdam ? Ce roman me plut tant que je le dévorai des dizaines de fois. Il narrait les aventures d'un domestique, héros d'aventures plus folles les unes que les autres, dupé par des tricheurs de toutes sortes, errant d'un lieu à l'autre,
servant des maîtres bizarres, croisant des voleurs, des comédiens, des poètes ridicules, des femmes aimables ou de mauvaise vie -ou les deux à la fois-, des maris cocus, des moines, des nobles ruinés, des courtisans trop riches, des enlèvements, des auberges, des palais, des prisons... Un fouillis de monde comme je n'en avais jamais vu, ni lu. Une explosion de vie. Gil Blas m'inspirait : il commençait sans rien, à part une méchante mule et finissait riche et puissant. Que d'aventures ! Je voulais être Gil Blas, mais en mieux. Etre un héros, oui, et maître de mon destin !

Le livre suivant était « Candide ou l'optimisme, traduit de l'allemand par Monsieur le Docteur Ralph ». J'ignorais qu'il s'agissait du pseudonyme du célèbre Voltaire. De toutes façons je ne savais pas ce qu'était un pseudonyme et qu'il existât un « Voltaire ». Sur la première page les lettres MDCCLIX imprimées étaient encore plus mystérieuses. Les bonheurs et malheurs du héros Candide et de ses compagnons m'enchantaient. Gil Blas m'avait fait découvrir un pays, Candide me dévoilait la Terre entière : tant de pays sur notre Terre et je n'en connaissais rien. J'avais envie de faire pareil, d'aller voir ailleurs, même si le livre se finissait par « il faut cultiver notre jardin », perspective qui me réjouissait peu. J'avais sarclé la terre avec mon père sans y trouver rien de fascinant. Je n'avais pas alors bien compris ce livre et sa morale.

Je ne savais pas qu'en « Gil Blas » et « Candide » le destin heureux avait déposé entre mes mains deux des plus grands romans de ce siècle-là.

Puis je dénichai un traité de dessin : « La Nouvelle Méthode pour apprendre à dessiner sans Maître », de Charles-Antoine Jombert,

« Où on explique par de nouvelles démonstrations les premiers éléments et les règles générales de ce grand art avec la manière de l'étudier pour s'y perfectionner en peu de temps. Le tout accompagné de quantité d'exemples, de plusieurs figures académiques dessinées d'après nature, et les proportions du corps humain d'après l'Antique, enrichi de cent vingt planches. M. D. CC. LV ».

La page de garde de ce traité de dessin indiquait que l'auteur était libraire du Roy, pour l'Artillerie et le Génie, vis-à-vis la rue des Mathurins à l'Image Notre-Dame. Mais qu'étaient-ce donc que l'Artillerie et le Génie ?

A mon grand étonnement je découvris, au milieu des planches de dessins, des représentations d'hommes et de femmes nus. C'était la première fois que je voyais dessinés des femmes nues. Ce n'était pas dans les livres du curé qui m'avait appris à lire que j'aurais pu apercevoir semblables gravures. Je trouvais aussi des feuilles vierges, quoique maculées de traces d'humidité, et une mine de plomb pour dessiner.

« Voilà un art intéressant. » J'appris ainsi seul à dessiner.

Ma bibliothèque se concluait par six petits cahiers intitulés « Arrest de nosseigneurs de la cour du parlement, portant défense aux personnes de condition commune... de chasser, porter armes à feu, avoir pigeons, et tirer, sur iceux, ny les prendre avec appasts, ou autres engins ». En un mot si tu es roturier point de chasse, de port d'armes et de pigeons. Mais le pauvre passe outre aux ordonnances royales autant que faire se peut... et brandit même l'arme à feu et l'épée, tout roturier qu'il soit, s'il se fait brigand...

Plus que ces livres, Julie, jolie Julie, douce Julie, me chavirait le cœur ainsi que les livres d'amour qu'elle me prêtait. Tout n'était que soupirs, attentes, désirs, pleurs, espoirs, amants, chevaliers, séparations, lettres envoyées, lettres perdues, volées : le sentiment coulait à flot et les larmes itou. Je faisais mon miel, mon paradis de ces lectures d'une mièvrerie abyssale, qui à l'époque me bouleversaient autant, et même plus, qu'elles bouleversaient Julie.

En grandissant je tentais de me rapprocher de Julie, qui me repoussait. Je finissais tout seul, tout triste, par charmer le veuvage (1) dans ma soupente.


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1 : Devineras-tu, ami lecteur, ce qu'est «charmer le veuvage», occupation solitaire ?

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