Chapitre six : Comment conquérir une dondon et devenir caporal

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En attendant ces embrasements à venir, embrasements des armes et surtout des esprits, nous vivions une vie ennuyeuse les meilleurs jours avec heures de garde à n'en plus finir, et carrément sinistre les jours de manœuvre sous la pluie -avec ration de boue supplémentaire- ou sous la neige, avec la morsure glaçante du métal des canons sur nos mains qui les déplaçaient. Ces jours-là toute cette agitation me paraissait sans aucun avenir. L'immense tentation de la désertion me saisissait. Mais déserter pour faire quoi ? Retourner gratter la terre ? Jamais. Travailler comme commis ? Pas mieux. Sans réelle éducation, sans fortune, j'étais englué dans un cul-de-sac nommé armée.

En temps de guerre nous étions de la chair à canon. En temps de paix de la chair à brimades. J'en connaissais certains qui à bout avaient préféré la désertion. Certes il était moins risqué de déserter qu'avant, une ordonnance royale ayant supprimé la peine de mort pour désertion en temps de paix. Mais restaient, pour ceux qui étaient repris, la condamnation aux galères ou, pour ceux qui tombaient sur des juges plus cléments, d' autres "joyeusetés".

Dans l'absolue innocence -ou bêtise- de ma prime jeunesse, je ne savais point en m'engageant que viendrait l'amère désillusion. Certains jours je ne «tenais» que par ma solde, payée à peu près régulièrement. Mais la pauvreté suintait par tous les pores de ma peau. Echapper à la misère ? Comment ? En tentant de grimper, un tant soit peu, sur cette maudite échelle de la vie dont les barreaux sont si espacés et si glissants, telle l'Echelle de Jacob de la Bible où ceux qui restent en bas souffrent et peinent.

Je dois à la vérité de dire que pour les brimades tout dépendait des officiers auxquels nous avions à faire. Une vie de garnison peut être pleine de contradictions, être la meilleure comme la pire des écoles. Certains officiers -officiers supérieurs ou bas-officiers- avaient une bonne personnalité, autoritaires au moment des exercices, mais n'abusant pas de leur autorité, ils devenaient presque faciles à vivre en dehors des champs de tirs. Les meilleurs de ces hommes cherchaient même, à leur manière teintée d'intérêt philosophique ou religieux, à élever nos âmes. Nous les estimions et avec eux grandissait l'estime de nous-mêmes. Sous leur commandement nous nous sentions, et étions, disciplinés et honorables.

D'autres supérieurs n'étaient là que pour nous avilir : mépris, sanctions -le plus souvent injustifiées-, hurlements bestiaux, soufflets, coups de canne ou de plat de sabre, à la brutalité sans rime, ni raison. Ces officiers-là nous faisaient souffrir pour le plaisir de faire souffrir, ne voyant pas en nous des hommes, mais des larves soumises. Avec eux l'humiliation était notre pain noir quotidien.

Le plus brutal de ces supérieurs fit une chute sur une baïonnette, lui faisant rencontrer plus tôt que prévu Notre Seigneur là-haut, ou plus sûrement, le diable tout en bas. Seul un bas-officier fit cette chute regrettable... Aucune enquête poussée n'eut lieu après le décès de ce tortionnaire. Mais nous savions tous qu'il en aurait été autrement en cas de décès accidentel d'un officier noble. Nous ne touchâmes jamais, alors, à un seul cheveu de ces messieurs. Le message fut reçu : il fut mis un holà à ces inutiles brimades.

Nous étions des soldats formés et, même si nous n'en avions pas vraiment conscience, une denrée précieuse pour les puissants. A la demande du roi nous aurions pu, à la minute, partir à la guerre, chaussés, équipés, armés. Mais nous partions surtout en direction du plus proche cabaret pour boire à la santé de tout et de rien et oublier tout.

Je n'étais pas un pilier de taverne mais observais intéressé les joueurs, les prodigues, les débauchés. Ceux qui passaient leurs nuits dans les tripots à dilapider leur fortune, ou simplement leur solde, qui distribuaient leur argent à des femmes légères, à des comédiennes au sortir des théâtres, ceux qui brûlaient leur vie par les deux bouts de la chandelle comme s'il n'y avait pas de lendemain, me semblaient plus vivants que les pisse-froid qui nous faisaient la morale.

Je n'avais pas encore ces audaces-là. Je me fis apprécier des autres soldats car, sachant lire, le soir à la veillée ils me faisaient faire la lecture des almanachs achetés à des colporteurs. Puis je leur servis à écrire des lettres. Presque tous mes compagnons soldats étaient illettrés et, parmi les rares qui savaient lire et écrire, une très infime minorité savait tourner joliment une lettre, surtout les plus importantes à cet âge-là : celles destinées aux demoiselles à séduire. J'avais englouti tant de livres, où les héros et les héroïnes s'écrivaient sans relâche, que je volais sans aucune vergogne les plus jolies phrases.

Les demoiselles se pâmèrent tant et si bien dans les bras de ceux qui étaient censés avoir écrit ces phrases fleuries que ma réputation grandit. Les jolis tendres mots coulaient de moi comme l'eau de la source. Je devins l'atout indispensable dans la manche de tout séducteur militaire - à la belle gueule mais à la triste écriture- souhaitant augmenter son tableau de chasse.

Ironie du sort quand une demoiselle me plaisait les mots me fuyaient. Quand j'arrivais à attraper une tournure, une phrase et à les coucher sur le papier, tout n'était que platitudes. Les demoiselles ne répondaient jamais à mes missives. Je n'étais qu'un petit soldat de rien du tout et «n'accédais» à l'époque qu'aux femmes que l'on payait...

« Collot, me fit savoir poliment un adjudant, j'ai besoin de ton aide. »

Celui-là savait écrire, mais j'écrivais avec plus de facilité que lui

« Mon adjudant, si cette dame répond grâce à mes lettres à vos attentes, n'oubliez pas de me dispenser des corvées de nettoyage des latrines. »

Ainsi je fus dispensé des corvées les plus accablantes, les plus vulgaires. Je n'étais pas un bon écrivain mais au pays des aveugles les borgnes sont rois.

Arriva le jour où je fus convoqué chez un des capitaines, très fier de sa ronde personne. Je craignais qu'il ne se fâchât contre moi. Toutes ces lettres à écrire pour d'autres empiétaient sur mon temps de soldat et cela commençait à se savoir, même chez les officiers supérieurs.

Quand j'entrai dans le bureau, et avant même que j'eusse le temps de le saluer réglementairement, le capitaine se leva de suite, à mon étonnement car ce n'était pas la règle d'agir ainsi devant un simple soldat. Regardant dans le couloir, pour s'assurer que personne d'autre ne s'y trouvait, il ferma soigneusement la porte derrière moi.

« Mon petit Collot..., commença-t-il —ce qui m'agaça car je le dominais d'une tête — ...Savez-vous garder un secret ? »

Toi, mon gros, m'amusai-je intérieurement, je sais où tu veux en venir. Ta légitime ne te suffit plus et tu cherches à séduire une chair plus jeune et plus tendre.

« Tous les secrets du monde resteront en moi tels une forteresse de Vauban : imprenables, même sous la torture ! » J'exagérai, mais il faut savoir appâter son public.

L'objet de son « attention », selon ses mots, était une bourgeoise replète. Ce choix m'étonna car l'épouse du capitaine était plus jeune et bien plus désirable... Que cet officier d'artillerie me demandât de l'aider dans sa prose amoureuse me surprit aussi car l'artillerie était l'arme des savants, au moins au niveau des officiers. Le capitaine devait forcément savoir rédiger. Je découvrais peu à peu que les hommes, même les nobles, pouvaient parfois perdre tous leurs moyens face aux femmes... Il avait échoué à obtenir une réponse à ses lettres écrites et envoyées telles de la mitraille. J'intervins pour ajuster l'angle d'approche et corriger le tir.

Mon heure de gloire était arrivée. Je sentis que je pouvais tenter quelque chose audacieux. Je pris une grande inspiration et lui demandai très directement :

« Si je vous aide à conquérir cette dame il est normal que vous me retourniez un petit quelque chose.

— Un petit quelque chose ? »

J'étais intelligent. Je me croyais instruit. Je voulais forcer les portes de la destinée :

« Mon capitaine, je possède toutes les qualités pour devenir caporal, un excellent caporal. »

Le capitaine conquit sa grosse dondon... J'obtins mon premier grade. Je fis des jaloux.

Qu'importe ! Je fus plus fier que si j'avais trouvé un bâton de maréchal dans ma giberne. Enfin je me redresse ! C'est cela le bonheur ! J'ai vingt ans. Je suis caporal !

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