Hide : la rivière Sanzu

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Hide poussa l’inspectrice dans les couloirs, heureusement vides à cette heure-là.

— Tu es fou à lier, souffla Arisawa, le bras fermement tenu par Hide. Tu comptes sortir par la grande porte ?

— Non. Par celle des livreurs de bouffe.

Arisawa grogna. Elle connaissait l’existence de cette entrée de service, et enrageait que Hide la connaisse aussi. La nuit, elle était fermée, mais pas surveillée.

— T’as un badge, pas vrai ? Tu vas l’ouvrir, lui ordonna Hide en la dirigeant vers un couloir dérobé.

— Comment as-tu appris l’existence de cette porte ? grinça l’inspectrice.

— J’ai travaillé dans l’équipe de la cuisine, répondit Hide.

Arisawa jura. Hide réfréna son sourire : oui, c’était stupide de laisser autant de latitude à des détenus aussi dangereux que lui. Mais il fallait rester concentré. La liberté était juste-là, derrière cette lourde porte. C’était toujours au dernier moment, à une seconde de la fin du match, que tout basculait.

— Allez, ouvre, ordonna-t-il à Arisawa avec une légère bourrade.

À contrecœur, l’inspectrice apposa son badge sur le lecteur électronique. Une diode verte s’alluma, et la serrure se débloqua avec un clic caractéristique.

Le son de la liberté, songea Hide avec un soupçon d’excitation.

Dehors, la neige commençait à tomber. Les flocons qui tourbillonnaient doucement dans le silence, ce paysage blanc en suspension... cela faisait presque oublier l’énorme complexe carcéral derrière lui. Hide vissa son regard sur la forêt givrée qui s’ouvrait devant lui, ignorant délibérément la route.

— Et maintenant ? siffla Arisawa.

— Maintenant ? Tu la fermes et tu marches.

L’inspectrice grimaça, alors que la neige mouillait le bas de son pantalon. Elle ne portait que des escarpins fermés et un tailleur blazer, l’uniforme officiel des fonctionnaires du gouvernement.

— Il y a au moins quinze centimètres de neige... tu veux vraiment nous perdre dans cette forêt pleine de glace et d’ours ? Tu ne portes qu’une paire de tennis et ton uniforme de prisonnier !

— Justement, c’est pour ça que je ne veux pas traîner. Je te conseille d’économiser ton souffle, parce qu’on en a pour un petit moment.

— Espèce de dingue... Nous perdre dans la forêt par un temps pareil ! Tu crois vraiment que tu vas t’en tirer aussi facilement ?

— Allez, avance.

Le bras toujours enfoncé dans son coude, il la poussa de nouveau. Arisawa fut obligée de suivre, et s’enfonça avec lui dans la forêt enneigée.

*

N’ayant pas de montre, Hide n’eut aucune idée du temps que prit leur petite escapade enneigée. Il imposait à Arisawa un rythme vif, en partie pour ne pas geler. Mais au bout d’un moment, l’inspectrice, qui avait de plus en plus de mal à marcher, trébucha dans la neige.

— J’en peux plus, souffla-t-elle.

Hide releva les yeux et scanna le coin. Il avait suivi une petite rigole tout le long, en espérant avoir un point de repère. Le petit ruisseau avait fini par se transformer en une grosse rivière, qui vrombissait derrière un rideau d’arbres.

— On se sépare ici, décida Hide. Si tu suis la rivière en sens inverse, tu arriveras à la prison dans une ou deux heures maximum, je dirais.

Arisawa le fixa.

— Tu me laisses repartir comme ça ?

— Qu’est-ce que tu t’imaginais ? Que j’allais te tuer ?

— Pourquoi pas, oui. Entre autres.

Hide décida d’ignorer le sous-entendu.

— Je ne suis pas ce genre d’homme. Cela peut te paraître étrange, mais j’ai des principes. Notamment, ne jamais faire de mal à une femme.

— Quel chevalier ! ironisa Arisawa.

Un sourire étrange flottait sur les lèvres de l’inspectrice. Ou plutôt, de l’agent du procureur... ce fameux procureur qui le haïssait et avait tout fait pour le faire exécuter, en repoussant jusqu’au dernier moment son recours en appel. Hide réalisa que cette Arisawa devait le détester autant que lui.

— Tu vas rejoindre ta femme, c’est ça ? ajouta-t-elle en changeant soudainement de ton.

Hide garda le silence. Hors de question de faire part de ses plans à cette vipère.

Cette dernière croisa les bras étroitement autour de son corps.

— C’est drôle, un yakuza avec des principes...

— Je ne suis plus un yakuza, coupa Hide. On m’a banni de l’Organisation.

Arisawa releva un regard dur sur lui.

— Que tu crois. Tu penses que ton exclusion du Yamaguchi-gumi t’a sorti de ce milieu, mais c’est faux. Yakuza tu es, yakuza tu resteras, et ce stigmate te suivra jusqu’à ta mort.

C’est ce qui se disait dans la rue, en effet. Et au fond de lui, Hide savait que c’était vrai.

Qu’importe.

Il haussa les épaules.

— Peut-être. Mais je serais toi, je ne m’attarderais pas ici. Comme tu l’as dit, il y a des ours, et tu ne portes pas de vêtements adaptés au climat de Hokkaidô.

— Toi non plus.

— Je suis résistant. Sur ce...

Hide ne comptait pas s’attarder. Pour l’instant, la neige ne tombait qu’à petits flocons, mais il savait que ça n’allait pas durer. De la fenêtre de sa cellule, il avait souvent vu ces petites neiges se transformer en véritables tempêtes. Le blizzard sibérien pouvait se lever à tout moment, et les transformer tous les deux en congère en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. En outre, Hide ignorait à quelle distance il se trouvait de la civilisation. Et il comptait mettre le plus de kilomètres possible entre lui et la prison avant le petit matin. L’alerte serait bientôt donnée, avec Arisawa... Mais il ne pouvait rien faire d’autre que la laisser là. Alors, il lui tourna le dos, résolu à continuer son chemin sans elle.

— Pas un pas de plus, Ôkami, résonna la voix de l’inspectrice.

Hide s’arrêta. Quelque chose dans la voix d’Arisawa lui avait hérissé les poils de la nuque. Elle ne plaisantait pas. Et il était en danger.

Il jeta un regard par-dessus son épaule. L’inspectrice le tenait en joue, avec un 9mm, le New Nambu M60, le flingue officiel de la flicaille japonaise.

— Tu comptes me tirer dessus ? demanda-t-il en gardant le ton le plus mesuré possible.

Mais il sonna glacial aux oreilles d’Arisawa.

— Ne fais pas le fier à bras, Ôkami. Si tu ne me suis pas à la prison, je n’hésiterai pas à tirer, oui.

Hide se retourna pour lui faire face.

— Ben vas-y, la défia-t-il, son regard noir vissé dans le sien. Parce que je ne ferai pas demi-tour. Et comme je te l’ai dit, on va geler sur place, si on reste là.

— Je ne plaisante pas, siffla Arisawa.

— Moi non plus.

Arisawa ne bougeait pas, mais ses bras tremblaient. Hide la fixa ainsi pendant un long moment, gardant son regard ambré calmement posé sur elle. Puis, de nouveau, il lui tourna le dos.

— J’y vais, la prévint-il.

— Ne bouge pas, j’ai dit ! hurla l’inspectrice.

Hide lui jeta un nouveau regard par-dessus son épaule. Puis il fit un pas en avant. Et un autre. Il avait presque gagné la lisière des arbres lorsque le coup partit, crevant le silence de la forêt enneigée.

Pendant un instant, Hide crut qu’elle l’avait manqué. Puis une douleur sourde irradia dans son épaule. Et un deuxième coup claqua.

Il tomba à genoux. Derrière lui, il entendit Arisawa jurer. Visiblement, elle avait perdu son sang-froid.

— Je t’avais dit de ne pas bouger, imbécile ! hurla-t-elle. Comment je vais faire maintenant pour te ramener jusqu’à la prison ?

Hide perçut à peine ce qu’elle disait. Autour de lui, tout devenait brumeux. Le ciel qui s’éclaircissait à l’approche de l’aurore, prenant la couleur blanche de la neige, l’eau grise et tumultueuse qui bouillonnait devant lui... La rivière Sanzu. Le fleuve que devaient franchir les trépassés dans l’après-vie. Il était devant.

— Arrête-toi ! Tu veux vraiment que je te descende, ou quoi ? s’époumonna Arisawa, la voix étrangement voilée.

Il se releva, tituba. La rivière était toute proche, et avec elle, le mirage de liberté et de libération qu’elle représentait... Il tomba dedans.

***

Et voilà, nous arrivons à la fin de la première partie. Désolée de vous avoir fait tant attendre avant de poster ces deux derniers chapitres... Comme vous le savez, j’ai été très occupée pendant ce mois de novembre, notamment avec la sortie de mon premier roman édité : Je brûlerai ton armure aux éditions Rival :

https://www.amazon.fr/brûlerai-ton-armure-Instincts-Primaires-ebook/dp/B0CNKVNTW8/ref=sr_1_2_sspa?crid=3IVIOXA5ZB1O&keywords=je+brulerai+ton+armure&qid=1702155469&sprefix=%2Caps%2C113&sr=8-2-spons&sp_csd=d2lkZ2V0TmFtZT1zcF9hdGY&psc=1

Il est sorti en eBook mercredi dernier et sortira en version papier ce mercredi qui vient ! C’est une romance SF — donc un univers très différent de celui des yakuzas —, mais si vous aimez le clan Ôkami, vous aimerez sans doute ce roman également. N’hésitez pas à y jeter un coup d’œil, et s’il vous intéresse et que vous l’achetez, à laisser des petites étoiles (ou encore mieux, un commentaire) sur Amazon ! Ça m’aidera beaucoup à rendre mon travail visible dans cet océan de bouquins publiés. Merci, et à très bientôt pour la suite des aventures de Lola et Hide !

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