Hide : réveil

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Au collège, déjà, je faisais une tête de plus que Yama-chan. J’étais plus grand que les autres gosses de mon âge, et à l’école, on m’appelait « le maori ». On se moquait de moi en disant que je devais avoir été jeté dans la mer en Polynésie puis échoué sur la plage, que je n’étais pas Japonais, le genre de choses que se disent les sales gosses entre eux. Je les laissais dire. Mais Yama-chan, lui, prenait ce genre de choses au sérieux. Et il prenait systématiquement ma défense. Quitte à se faire taper dessus... J’étais alors obligé d’intervenir, et une petite insulte potache se transformait en pugilat général. Par la suite, dans la rue, c’était pareil. Un regard de travers, la moindre provocation, et il partait au quart de tour.

T’es con, me disait-il à chaque fois, l’œil poché, alors que nous sortions de là bras dessous bras dessus. Tu te laisses insulter comme un fragile ! Comment espères-tu te faire respecter, si tu les laisses te dire tout ça ? T’es une véritable baraque, une montagne de muscles qui pourrait écraser ces connards d’une pichenette, et pourtant, tu les laisses te pisser à la raie !

Pour lui, imposer le respect, c’était super important. Montrer qu’on a des couilles dans le pantalon, tout ça. On voulait tous les deux réussir, se sortir de là, avoir un avenir. Devenir quelqu’un, ou mourir en essayant : c’était notre leitmotiv. On voulait soulever le monde à deux mains : la réussite, pour nous, c’était le meilleur moyen de se venger. De ce côté-là du moins, j’étais comme lui. C’est juste que j’exprimais mon ambition différemment. Pour moi la baston, ça se passait dans l’octogone. À l’époque déjà, je ne m’étais pas rendu compte qu’en réalité, Kiriyama m’en voulait. Je n’ai rien vu du tout. Même en constatant son absence au parloir jour après jour, année après année, je n’ai jamais remis son amitié en doute. Pour moi, il était la personne la plus loyale et fidèle au monde. Celui en qui j’avais le plus confiance.

Il avait raison : j’étais trop con.


*


La première chose que je réalise en ouvrant les yeux, outre le fait que Kiriyama n’est plus avec moi, c’est que je suis vivant. Mais dans quel état... La douleur se rappelle à moi immédiatement. Elle irradie de mon épaule gauche jusqu’à mon dos, mes côtes. J’ai l’impression de sortir d’un K-O, d’un combat particulièrement ardu. Puis je me souviens. La chute dans le torrent. La lutte contre l’eau glacée. La balle. Arisawa. La fuite de Higashinaebo... Lola.

Je me redresse d’un seul coup, serrant les dents face à la douleur. Lola. Elle est en danger. La prévenir, vite... Appeler Masa.

Mais je ne sais même pas où je suis.

Un rapide examen des environs m’apprend qu’au moins, je ne suis pas de retour en taule. C’est une habitation. Un peu sombre, mais tout à fait confortable. Un enchevêtrement de poutres au plafond, des murs en pisé, des cloisons et du parquet... un futon. Et des fourneaux anciens, plus loin, au-delà du plancher surélevé où je suis allongé, sur du sol en terre battue. Une maison paysanne traditionnelle. Grande, ancienne. Plutôt bien chauffée : je suis torse nu, le bras gauche en écharpe... Une odeur de fumée réconfortante me parvient aux narines. De thé, aussi. Au moment de me tourner vers leur source, j’aperçois quelque chose bouger dans mon champ de vision. Je me mets debout aussitôt.

— Oh là, du calme, fait la voix d’un vieil homme. Rassieds-toi.

Il y a un type de l’autre côté du foyer, qui tisonne les cendres chaudes, une théière fumante à sa droite. Il vient tout juste de la retirer du feu. C’est ça, sans doute, qui m’a réveillé.

Je me rassieds lentement, les yeux toujours fixés sur lui. Je prends le temps de le regarder. Une barbe grise et fournie, des cheveux courts et drus, le teint basané et des yeux noirs et brillants. Derrière lui, dans l’alcôve d’honneur, toute une collection de crânes d’ours qui me fixent de leurs orbites vides, tous crocs dehors, entourés de pompons de papiers blancs, d’arcs et de flèches traditionnels. Cet homme est un aïnou.

— Comment tu te sens ?

Je comprends alors que c’est lui qui m’a soigné. Et, probablement, sauvé la vie.

— Mieux, merci.

Ma voix sonne affreusement rauque, comme si je revenais d’un séjour dans l’au-delà. C’est un peu le cas. Arisawa m’a tiré dessus, et je suis tombé dans ce torrent glacé. J’aurais dû mourir : noyé, ou plus tard, d’hémorragie ou d’hypothermie. Mais quelqu’un m’a trouvé, et soigné. Et il se trouve devant moi.

Gêné par la prévenance de cet homme, je baisse la tête, tente d’esquisser un salut poli. Difficile, avec ce bras immobilisé.

— Ne bouge pas trop : ce n’est pas cassé, mais bien esquinté. Heureusement pour toi, j’ai déjà soigné des blessures par balle.

J’attends la question qui viendra nécessairement, mais l’homme ne la pose pas. À la place, il redresse la tête.

— Je suis chasseur d’ours et musher. Je m’appelle Kotani Takezô. Et toi ?

J’hésite un instant à lui répondre. Mais cacher son nom à un homme qui donne le sien, et qui, en plus, vous a sauvé la vie... De toute façon, il doit bien se douter du genre auquel il a affaire. Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve un homme blessé par balle.

— Ôkami Hidekazu, finis-je par dire. Je vous suis redevable.

Kotani Takezô balaye ma remarque d’un revers de main.

— Oh, pas la peine d’être si formel. Je parle mal le japonais poli...

— Je vous suis tout de même reconnaissant. Mais je ne vais pas m’attarder, je ne voudrais pas vous causer de souci. Puis-je vous demander où je suis ?

— Au pied du mont Kamuishiri, près de Tôbetsu. J’ai bien peur que le nom du hameau le plus proche ne t’apprenne rien. Ici, nous sommes en pleine nature, loin de tout.

Et c’est sans doute ce qui me doit d’être encore libre, ai-je envie de lui dire. Si j’avais atterri en ville, celui qui m’aurait trouvé aurait appelé les flics.

Je hoche la tête.

— Je vois. Est-ce que je peux pousser l’inconvenance jusqu’à vous demander un téléphone ?

Le vieux secoue la tête.

— Je n’en ai pas. Ou plutôt, plus. La dernière tempête a coupé la ligne, et je n’ai pas prévenu pour réclamer à ce qu’on la répare.

Malgré moi, je lui jette un coup d’œil acéré. Ce vieux est sans doute digne de confiance... mais je n’aime pas la situation. Coincée ici, sans aucun moyen de communication... et surtout, aucun moyen de joindre Lola.

— Est-ce qu’il y a un moyen de prévenir quelqu’un ?

— Le courrier. Le facteur monte jusqu’ici une fois par semaine. Moins, depuis que le col est bloqué par la neige. Heureusement, nous avons les chiens... Notre meute a remporté la course régionale, il y a 4 ans.

D’accord. Je suis vraiment au milieu de nulle part.

— Repose-toi, ajoute le vieux en versant du thé — une décoction aux agrumes, d’après l’odeur sucrée — dans les tasses. C’est tout ce que tu as à faire pour le moment.

J’accepte la tasse qu’il me tend, remercie, trempe mes lèvres dedans. Lorsque la boisson si réconfortante coule dans ma gorge, je me rends compte à quel point celle-ci est sèche. Et à quel point je suis épuisé. La douleur, lancinante et incessante, revient à l’assaut.

Le vieux Kotani me voit grimacer. Il tend le bras et me prend la tasse, doucement.

— Allez, rallonge-toi, fait-il en la reposant sur le tatami. Je la laisse-là. Ma femme va revenir bientôt : elle est descendue en ville chercher des antidouleurs.

Il n’a pas voulu la laisser seule avec moi, et l’a envoyé braver la neige à sa place, avec un attelage de chiens de traineau. Je ne peux pas lui en vouloir... C’est ce que j’aurais fait moi-même si j’avais trouvé un yakuza tatoué en uniforme de prisonnier, échoué entre deux rochers avec une bastos logée dans l’épaule. Alors, je me recouche. Du reste, la fatigue me fait bientôt fermer les yeux. Ma dernière pensée est pour Lola : comment la prévenir ?


*


— Il s’est réveillé ?

— Tout à l’heure.

Silence. Je garde les yeux fermés, le dos tourné. Je ne tiens pas à espionner leur intimité, mais j’ai besoin de connaître leurs intentions.

La conversation reprend :

— Il t’a dit son nom ?

— Oui.

— Alors ?

— Il te le dira lui-même, sans doute plus tard.

— Il n’a pas dit ce qui lui était arrivé ?

— Patience, femme !

J’ouvre les yeux. Inutile de faire durer le suspense. Cette femme qui est descendue en traineau pour me trouver des médicaments veut savoir qui je suis, et c’est tout à fait légitime.

— Excusez-moi pour le dérangement, fais-je en baissant la tête. Je m’appelle Ôkami Hidekazu. Je ne vais pas rester longtemps.

La femme me fixe, immobile. Elle porte encore sa parka et ses moufles : sa chevelure grise, attachée en chignon, est mouillée par la neige.

— Ah ça... Y a pas de mal, vous êtes le bienvenu ! Ici, on dit que les étrangers trouvés en montagnes sont les envoyés des dieux, annonce-t-elle en servant le thé. Tenez, buvez. Pour faire passer l’antidouleur.

Encore du thé. J’ai surtout faim, et envie de pisser.

— Je peux vous demander où se trouvent les toilettes... ?

Pisser chez les gens, ce n’est pas forcément la meilleure façon de montrer sa gratitude. Mais là, je n’ai pas le choix.

La femme sourit.

— C’est là-bas, au fond du couloir.

Je me lève péniblement. Tout mon corps me fait mal, comme si on m’avait battu avec une barre de fer. Je n’ai pas ressenti ça depuis une dizaine d’années au moins... Plus, même. Pas depuis cette fameuse nuit où...

Je t’en prie, ne regarde pas !

Je chasse ces souvenirs de ma tête. Lors de ces longues années de pratique de la méditation, c’était mon seul but : réussir à vivre avec ces images-là, que j’ai absolument tenu à regarder.

Je sais qu’elle m’en a toujours voulu. Et qu’elle m’en veut encore, probablement. Du moins, si elle se souvient de qui je suis, et de ce que j’ai signifié dans sa vie. Mais il fallait que je regarde. Sans détourner les yeux. C’était ma façon de la soutenir, de prendre un bout du fardeau avec elle. Et d’assumer. Ce que j’avais causé.

— ... C’est moi qui me suis occupée de ces choses-là ces derniers jours, vous savez. Pendant que vous dormiez.

La voix de la femme du chasseur me tire de ma rêverie morbide. Cette femme m’a donc changé ma couche, comme à nouveau-né. Fort bien.

J’incline légèrement la tête.

— Je vous remercie. Désolé de vous avoir causé tout ce dérangement.

La femme sourit, dévoilant une dentition inégale.

— Il n’y a pas de mal. Vous êtes bel homme, vous savez ! Et je n’ai jamais touché un corps aussi musclé. Vous êtes un sportif de haut niveau ? Un boxeur, peut-être ?

— Kaya ! gronde son mari.

— Oh oh ! Vous êtes rouges tous les deux !

— Tu es indécente, la tance le vieux Kotani. Tu embarrasses notre invité, et moi par la même occasion ! Ne poses pas de questions comme ça.

— Arrête un peu, tu veux ? Ça te fait rire, d’habitude, ce genre de choses !

Il s’ensuit une engueulade joyeuse entre les deux, le genre de complicité qui fait sourire. Je profite de ce moment pour m’éclipser dans le couloir. Des gens sympathiques, ces Kotani. J’espère qu’ils n’auront pas à regretter d’avoir secouru un type comme moi.

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