Hide : culpabilité

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Comment en est-on arrivés là ? Arisawa, fonctionnaire du gouvernement, vient d’abattre deux civils innocents. Sous mes yeux. Elle a vrillé en cinq secondes : c’est l’intervention de Kaya — et sa mention d’une « gaijin » —, qui a tout déclenché.

Lola. C’est évidemment d’elle dont Kaya parlait. Elle est venue me chercher. Et malheureusement, c’est une mauvaise idée. Une fois de plus, elle s’est fourrée toute seule dans la gueule du loup.

Takezô et sa femme Kaya — ces gens qui m’ont aidé sans rien demander en retour, tout en sachant qui j’étais — ne respirent plus. Ils sont morts. À cause de moi.

Je relève la tête vers Arisawa. Elle a l’air un peu sonnée. J’ai déjà vu des gens dans cet état, juste après leur premier meurtre. Cette femme, avant, n’avait probablement jamais tué. Quelque part, cela ne la rend que plus dangereuse.

Il faut que je gagne du temps. Et il y a quelque chose qu’il faut que je sache.

— Qui t’a envoyé ?

Elle me regarde comme si elle me voyait pour la première fois, les yeux vides. Elle tient encore son arme, à bout de bras.

— Quoi ?

— Je t’ai demandé qui t’a envoyé. Kiriyama ? Kinugasa ? Ou quelqu’un d’autre ?

— Personne ne m’a envoyé, articule-t-elle lentement.

— Alors pourquoi ? Pourquoi avoir tué deux civils innocents ?

— Je ne veux pas de témoin.

Pas de témoin. Elle compte donc me descendre...

Un bruit extérieur nous fait tourner la tête à tous les deux. La « gaijin » mentionnée par Kaya... C’est bien Lola, enceinte jusqu’aux yeux. Elle regarde les corps, horrifiée. Il y a de quoi.

— La petite salope française... susurre Arisawa, les yeux agrandis.

Je ne lui laisse pas le temps d’en dire plus. Je me jette sur elle. Pile au moment où elle lève son arme. Je ne sens pas la balle me transpercer, mais j’ai entendu la détonation. Enregistré le choc.

— Cours ! hurlé-je à Lola.

Je croise son regard. J’y lis la peur, mais aussi l’urgence. J’ai la certitude qu’une fois de plus, elle aura l’instinct de faire ce qu’il faut.

Elle fuit.


*


Lorsque je reprends conscience, la pièce est plongée dans le noir. L’odeur du sang, et déjà, celle plus douceâtre de la mort envahit mes narines. Lola. Elle est toute seule dehors... Combien de temps j’ai dormi ? Cinq minutes, ou une heure ?

Le fusil de chasse de Takezô est toujours à sa place, dans le placard. Je m’étais juré de ne jamais faire de mal à une femme, mais aujourd’hui, je vais peut-être devoir faire une exception. Ignorant la douleur qui crie dans mon épaule, je m’en empare. Une espèce d’excitation me porte. Tout me semble tanguer autour de moi, comme sur un bateau. J’ai une vision limitée, mais j’ai l’impression d’être entouré par une bulle de clarté, guide par la certitude de ce que je dois faire.

Je me précipite dehors.

Le sang dans la neige. Les traces mènent à la forêt. Lola... J’accélère, appelle son nom sans vraiment entendre ma voix. Mes oreilles sont parasitées par un sifflement sourd, le même que j’avais eu cette nuit-là. Courir. Le chemin du sang comme des gouttes d’eau écarlates sur le blanc, entre les sapins. Pourvu que je n’arrive pas trop tard !

Je les trouve enfin. Arisawa est là, à l’entrée d’une petite grotte. À l’intérieur, derrière elle, je vois ma femme, allongée, inerte. Tout devient rouge. Je revois Miyako, ensanglantée elle aussi, écartelée comme un pantin sous les assauts de ces salopards. Le cauchemar recommence. J’ai aussi perdu Lola... Les yeux embués, je pique un dernier sprint. Cette fois, je m’entends hurler. Non. Non. Un non infini, qui résonne et revient en boucle comme ce putain de karma. Refus des choses, de la réalité. Qui va éclater dans ma tête et auquel, je le sais, je ne survivrais pas cette fois.

C’est là que j’entends le rugissement. Comment je n’ai pas pu le voir avant ? Un ombre immense se dresse entre moi et Arisawa, barrant l’accès à la grotte. Un mur de rage noire et blanche, de muscles et de crocs. Des yeux noirs et fous, des griffes comme des dagues. L’ours que cherchait Takezô depuis des années, le fameux « Hanshiro ». Celui qu’il traquait le jour où il m’a trouvé. Il est là, comme s’il était venu pour venger la mort de son plus vieil ennemi.

L’inspectrice n’a pas le temps de hurler. Le monstre lui arrache la tête d’un seul coup de patte. Puis il éructe, la gueule béante, et se tourne vers le fond de la grotte où gît Lola. J’entends cette dernière crier... Elle est vivante. Vivante, vivante... J’ai à peine le temps de le réaliser. Le sang excite l’ours, qui retombe à quatre pattes. Agir. Vite.

Je n’aurais pas de deuxième chance. L’ours est trop près. Bizarrement, une fois encore, les choses m’apparaissent très clairement. La fraîcheur de la nuit dehors. Le souffle du vent sibérien et des mille bruits de la forêt. Le sifflement de tout à l’heure à disparu, le foutu karma aussi. Je mets un genou à terre, arme le fusil. J’inspire : je n’aurais droit qu’à un seul coup. Dans cette balle, je dois mettre toute ma volonté. Mon épaule hurle, mais j’ignore la douleur, la panique de voir ma femme tuée par ce monstre : mon bras reste droit, mon intention fermement verrouillée. Je presse la détente. Expire. Un coup. Un seul.

La bête s’écroule.


*


Je me précipite au chevet de Lola, cherche du regard quelque chose pour couvrir son corps tremblant. Il n’y a rien d’autre que les vêtements dont elle s’est débarrassée, et qui jonchent le sol poussiéreux de la caverne comme des oripeaux. Pourquoi est-elle nue ? Et tout ce sang sur ses mains !

— Lola, c’est moi, Hide. Tu m’entends ?

Elle ouvre les yeux.

— Hide...

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Et là, elle me le montre. Le bébé, couvert de fluides, tout fripé. J’en reste muet de stupeur. Ça ne ressemble à rien, mais c’est la plus belle chose que je n’ai jamais vue.

Son fils. Notre fils.

Je le prends entre mes mains, le plus délicatement possible. Comment on tient un bébé ? J’en sais foutrement rien. Mais ça vient tout seul, comme si c’était instinctif.

Comme si j’avais attendu ça toute ma vie.

— Coupe le cordon, coasse-t-elle. Je peux pas le faire moi-même.

Son ordre me tire de ma stupeur. Elle a accouché ici, toute seule...

Face à un ours. Et la menace d’un flingue.

— Hide ! insiste-t-elle, minérale.

— Pas ici. On le fera à l’hôpital, lui dis-je en passant mon bras libre autour d’elle.

On dirait que cette épreuve l’a changée. Elle est toute dure, compacte. Mais elle finit par se détendre dans mes bras.

— Ah, c’est ce que disait Anfal. Qu’il faut laisser le bébé profiter des derniers nutriments...

Je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte. Elle me parle d’une femme requin, d’une déesse de la mer qui accouche dans une caverne. Comme elle. Je la prends contre moi, la berce.

— Chut, je suis là. Je m’occupe de toi. Et de lui. Tu peux te reposer.

— Hide... sanglote-t-elle. J’ai eu tellement peur...

Je sens mon cœur se contracter douloureusement. Tout ça, c’est à cause de moi. Si elle a tant souffert, eu si peur. Elle aurait dû accoucher dans une clinique, entourée de soins. Au lieu de ça, elle met au monde dans la nature, en plein hiver sibérien, menacée par une tueuse armée et un ours... Est-ce que je vais réussir à me le pardonner, cette fois-là ?

— Je sais, fais-je en embrassant son front mouillé de sueur. Tu as été très courageuse.

— Je veux plus jamais vivre ça. Plus jamais, tu m’entends ? réplique-t-elle dans un sursaut de rage.

— Je suis là, maintenant. Ça n’arrivera plus. Je te le promets.

— Tu me le jures ?

— Oui. Je t’avais dit que je serais là pour la naissance...

— ... et tu as tenu parole, sourit-elle à travers ses larmes.

Je les essuie du bout des doigts.

Otoko ni wa nigon wa nai zo.


*


Une lumière dans la nuit. Je me redresse. Quelqu’un arrive. Mais je reconnais cette silhouette, cette façon de courir.

— Boss !

Masa. Il était donc là, lui aussi. Lola n’était pas toute seule.

— Elle vient d’accoucher. Il faut l’emmener à l’hôpital. Tout de suite.

Masa n’a pas l’air surpris. C’est l’une des choses que j’apprécie chez lui.

— Je vais la porter à la voiture, propose-t-il en me tendant un téléphone. Je l’ai vue en arrivant : elle est garée pas loin.

— Je peux marcher, grince Lola. Donne-moi mon fils, Masa. S’il y a un autre dingue homicide dans les parages...

— Non, on va te porter, lui dis-je.

L’adrénaline est retombée, et la douleur est revenue. Mes deux bras sont HS : à cause de la première blessure, et à cause de la nouvelle. À chaque fois, Arisawa m’a tiré dans l’épaule, comme si elle ne voulait pas me tuer.

On règlera ça plus tard. Lola d’abord.

Masa s’approche pour la soutenir. En se relevant péniblement, Lola aperçoit le corps ensanglanté près de la dépouille de l’animal.

— Cette femme... C’est celle qui m’a dit que tu étais mort.

— Ne regarde pas. Masa, emmène-là dehors. Je vous rejoins.

Arisawa. L’ours ne l’a pas ratée. Et pourtant, aussi incroyable que cela paraisse, elle respire encore.

Je pose un genou à terre.

— Arisawa ? Tu m’entends ?

Elle hoche la tête. Ou plutôt, la bouillie qui reste.

— Je vais appeler les secours.

Elle secoue la tête, comme prise d’une crise de tremblements. Je la vois essayer de dire quelque chose, des bulles ensanglantées sortant de sa bouche.

Je me penche pour écouter.

— Ne... me regarde pas, l’entends-je murmurer dans un sifflement rauque.

La dernière fois qu’on m’a demandé ça, j’ai regardé. Cette fois, je tourne la tête.

— Pe... Pe...

— Oui ?

Au prix d’un effort qui semble surhumain, elle parvient à parler.

— Pe...personne ne m’a envoyé, répète-t-elle.

Cette fois, je la crois. Pourtant, il y a bien une raison.

— Tu comptais me descendre, dis-je sombrement. Quitte à éliminer tous les témoins. Pourquoi ?

Elle hoquète, la bouche maculée de sang.

— Kiri... Kiriyama...

Ses doigts s’ouvrent et se referment convulsivement. Je les prends dans les miens, les serre très fort.

— Hiroshima. Onomichi... C’est là... qu’il est.

— Hiroshima ?

— Oui... Il est protégé par le... Kyôdô-kai. Le procureur... aussi.

Le Kyôdô-kai du quartier d’Onomichi ? Un groupe largement anti-Yamaguchi-gumi... Mais après tout, Kiriyama avait fait scission. Et il était resté introuvable pour tous mes contacts. C’était donc probable.

Pour Maeda, en revanche... Cela faisait un bout de temps que je m'en doutais.

Arisawa hoquète, enfonce ses ongles dans ma paume.

— Kiriyama... fait chanter Maeda. Des photos... compromettantes...

— Ménage tes forces. J’appelle les secours, lui assuré-je en pressant ses doigts.

Mais Arisawa chasse ma main. Elle essaie de parler, encore.

— Je te... voulais... Pour moi toute seule, lâche-t-elle en agrippant mon regard.

Ce sont ses derniers mots.


*


Lorsque je sors de la grotte, Masa a déjà chargé Lola dans la voiture. Il m’attend à la lisière de la forêt avec une lampe-torche, pleins phares allumés.

— Aniki !

Je le rejoins rapidement.

— On y va.

— La flic ? s’enquit-il en ouvrant la portière du SUV.

— Morte. Comment vont Lola et le petit ?

— Bien. Ane-ue ne veut pas aller à l’hosto. Elle dit qu’il faut se tirer d’ici le plus vite possible et rouler vers le sud avant que les flics ne s’aperçoivent du massacre. Je suis d’avis qu’elle a raison.

Je regarde Lola, confortablement installée dans la voiture, enroulée dans une couverture, le bébé serré contre elle. Elle lui donne déjà le sein. Son visage est fatigué, mais elle me renvoie un regard déterminé. Une vraie guerrière.

— Je savais que t’étais forte, mais pas à ce point-là, lui dis-je en m’installant à côté d’elle. T’es sûre que tu veux pas aller à l’hôpital ?

Je regarde le bébé, encore tout violet, emballé dans la veste de Masa avec son placenta. Notre fils.

— Et toi, avec ta balle dans le buffet... J’ai cru que t’étais mort, pour de vrai, me dit-elle avec plein de ressentiment dans la voix.

— Je suis désolé. Je me la suis prise dans l’autre épaule, cette fois. C’est pour ça que j’ai pas pu te porter.

— Faut se barrer, Hide. On ira à l’hosto plus tard, loin de ce trou sordide, des flics, et de tous ces morts.

— J’ai déjà appelé les gars de Sendai, m’annonce Masa en se mettant au volant. Ils vont nous prendre en charge dès qu’on quittera Hokkaidô.

Je hoche la tête. Heureusement, on a encore des gens de confiance dans notre agenda.

— Ok, fais-je en passant mon bras autour de l’épaule de Lola pour la serrer contre moi. Roule.

Ses yeux se ferment déjà. Et, comme le bébé, elle s’endort.

Ma femme. Mon fils.

Ma famille.

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