Lola : les jolis objets dont on use

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Je sens la vibration du moteur sous mes cuisses, et pourtant, c’est mon cœur qui gronde. La sensation du cuir glacé de mon siège sur ma peau me rappelle que je suis vivante, entière… dangereuse. Kiriyama est juste là, quelques centimètres derrière moi, menotté, bâillonné, et pour la première fois depuis des mois, j’ai l’impression de pouvoir respirer.

On l’a eu. Il ne nous nuira plus.

J’observe Hide par le rétroviseur. Son profil est dur, coupé à la serpe, son regard rivé sur la route comme si chaque virage le rapprochait un peu plus de l’inexorable. De sa vengeance. De notre vengeance. Il est silencieux, tendu comme une lame affûtée. Je le connais assez pour savoir que, dans ce silence, il pèse chaque mot qu’il va dire à Kiriyama. Il ne laissera rien au hasard.

Ça le torture. Il ne sait pas comment il va gérer le petit reste de sentiments qu’il a pour lui. Pendant longtemps, cet homme, aussi imparfait, haineux et jaloux soit-il, a constitué son unique famille. Son frère.

Je n’aurais pas dû venir ce soir. J’ai entendu Hide le penser, même s’il n’a rien dit. Je l’ai vu dans la façon dont ses yeux se sont posés sur moi, comme s’il voulait me retenir une dernière fois.

Trop tard, mon amour. Cette guerre, c’est aussi la mienne. Et je suis là pour t’épauler. Laisse-moi t’aider, cette fois.

J’ai croisé le regard de Kiriyama pendant l’interception, avec Masa. Il m’a tout de suite reconnue. Il n’a pas prononcé mon nom, mais je l’ai senti : ce frisson dans sa nuque, cette sueur glacée sur son front. Il croyait que j’étais un pion. Une distraction, un joujou pour son rival. Il a toujours cru ça. Tous les hommes comme lui le croient. Pour les yakuzas comme pour beaucoup d’hommes, les femmes ne sont que des poupées sans liberté d’action, pensée ou volonté propre. Des jolis objets dont on use. Jusqu’à ce qu’ils comprennent. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

La voiture tourne à gauche, et les lumières de la ville s’estompent. Nous entrons dans la zone portuaire de Shinagawa. Le fameux « hangar » est à cinq minutes. Cinq minutes où mon cœur cogne contre ma poitrine. Pas de peur, non. J’ai dépassé la peur. D’excitation. Et même d’impatience.

J’effleure la crosse de l’arme qu’on m’a confiée, posée sur mes cuisses. Cette arme qui reposait dans le coffre, et qui constituait ma seule défense lorsque j’étais encore une jeune épouse terrifiée par les grands méchants yakuzas comme Kiriyama. Comme ce temps me semble lointain… C’est juste un geste, mais suffisant pour que Hide me jette un coup d’œil. Ce regard-là… il n’a rien de celui du chef yakuza. C’est celui de l’homme. Mon homme.

— Laisse-moi lui parler, murmuré-je.

Hide darde sur moi un regard brûlé. Il me contemple sans rien dire un bon moment.

— Pourquoi ?

— Je sais ce que ça te coûte. Et je pense qu’il vaut mieux que ce soit une personne pas impliquée qui s’en occupe.

— Tu es impliquée. Il ne t’a jamais voulu du bien, grogne Hide d’un ton polaire.

— C’est vrai. Mais justement. Moi aussi, j’ai des choses à régler avec lui. (Je marque une pause) Je veux être celle qui commence.

Et qui finit.

— Tu es sûre de toi ? me demande Hide sans détourner les yeux de la route.

Je souris. Un sourire lent, froid, le genre de sourire qu’on ne devrait pas voir sur les lèvres d’une femme amoureuse. Et pourtant, il est là.

— Je le suis.

Masa, les mains sur le volant, ne dit rien. Il me connaît maintenant. Il sait ce que ce regard veut dire. Il était avec moi, alors que tout était désespéré, qu’on croyait Hide mort, et qu’on était prêts à tout pour le récupérer ou le venger.

Le hangar apparaît enfin, gigantesque, ses portes d’acier se dressant dans l’obscurité : on dirait un temple futuriste consacré à une divinité froide et violente. Masa descend le premier, ouvre la porte coulissante. L’air sent le métal, la poussière, et l’huile de moteur rance. Un lieu parfait pour effacer un fantôme.

Je descends sans attendre l’aide de personne. Le talon de mes bottes claquent sur le béton comme des battements de guerre. Kiriyama est traîné hors de la voiture, mis à genoux dans un coin sombre. Ses yeux cherchent Hide. Mauvais choix. C’est à moi qu’il va devoir répondre.

Je m’approche. Je le fixe. Et pour la première fois, je vois la peur. Pas la peur des armes. La peur d’avoir mal joué. D’avoir sous-estimé celle qui l’attendait dans l’ombre.

Masa le tient fermement. Alors, je me penche doucement, mes lèvres frôlant presque son oreille. Pas trop près quand même : ce serpent visqueux me dégoûte.

— Tu pensais quoi, Kiriyama ? Que j’allais rester assise pendant que tu détruisais ce qu’il restait de nous ? Que je n’étais qu’un joli nom dans son lit ?

Il me jette un regard meurtrier. Il tente même de me cracher dessus, mais sa haine manque sa cible, car Hide a compris suffisamment vite pour me tirer contre lui, à l’abri.

— Salope. Tu te prends pour qui ? siffle Kiriyama.

Mon mari lui retourne une claque brutale du revers de la main. Il ne dit rien de plus. Cette fois, Kiriyama abdique. Sa tête part sur le côté, et il ne la relève pas.

Je le fixe sans sourire.

— Ce soir, je représente la famille que tu as trahie. C’est le rôle des femmes, non ? Être le pilier d’une maison.

Kiriyama frissonne. Je me redresse et m’adresse à mon mari.

— Laisse-moi commencer, murmuré-je. C’est moi qu’il a insulté.

Et Hide hoche la tête. Pas parce qu’il me cède du pouvoir. Mais parce qu’il sait que je l’ai déjà pris.

Ce soir, c’est moi qui interroge.
Ce soir, c’est moi qui juge.
Et demain, il n’y aura plus de menace Kiriyama.

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