Nuit

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Durs sont les mois d’hiver. Telle la mort fermant le cycle de la vie qui suspend alors sa quête d’éternité, la nuit est un mensonge. Délaissée de notre attention, qu’est-elle sinon le silence du jour? Quatre lettres pour de longues heures jusqu’au petit matin.

Dès le crépuscule, le jour fuit lentement l’espace du ciel. Il aime brûler l’air de couleurs ardentes pour mieux être regretté; la nuit arrache en revanche à son avantage des lambeaux de soleil. Ni l’un ni l’autre ne cède. Sous le voile noir, tous les chats sont gris, tout relief s’estompe, avec fatalité et sans bruit.

Il était dix-sept heures. De nombreux voyageurs rentraient chez eux. Scintillantes, des lignes sinueuses jaunes et rouges se profilaient sur les routes. Les phares des automobiles éclairaient une trajectoire, une route à venir, une obscurité à pénétrer pour ne pas se laisser distancer par les heures sombres qui surprenaient si tôt, en ce mois de novembre.

Des yeux clignèrent; des bouches bâillèrent. L’heure vint pour les enfants de se coucher. Bienheureux furent les parents qui parvinrent à faire comprendre à leur nouveau-né qu’il ne faut point confondre le jour et son adversaire. Pauvres petits d’hommes! Il est si difficile de mettre en hibernation leur vive appétence. Déçu mais obéissant, acceptant la frustration, un enfant rangea ses dessins tandis qu’ailleurs un autre laissait de côté ses trains. Sitôt brossées, leurs petites quenottes reposèrent vite sur l’oreiller. Noël approchait, il fallait être sage! Les plus grands choisissaient eux-mêmes leur lecture; les cadets, eux, écoutaient attentivement la voix de leur conteur. Alors, le marchand de sable passa. La nuit sourit aux rêves, projections désirées ou cauchemars. Les monstres les plus vils ne sont-ils pas des créations nocturnes?

Jetant des couches d’enrobé sur la route en travaux, des ouvriers arborant des gilets orange suaient sous la lune, des amis titubaient en sortant d’un bar, un pianiste interprétait un morceau de sa composition, seul dans son salon, une infirmière terminait son service à l’hôpital... Certains dormaient; d’autres veillaient. Le jour se profilait pour chacun d’eux. Les magasins étaient fermés, les activités, bouclées, et les habits de ville, rangés. Semblables à un monde parallèle avec ses règles et ses protagonistes qui méconnaissent le repos nocturne quotidien, les dernières heures des uns étaient les premières des autres.

Paisible est la nuit dans son règne, frêle est la course des hommes dans leur fougue; fiers sont ceux qui repoussent les limites de la journée. Un motard roulait dans la nuit, toujours plus vite. Entourées de décibels défiant la loi de la nature, ses oreilles bourdonnaient au son métallique d’enceintes qui vomissaient férocement, toujours plus fort. Le pilote passa un village dont le nom rayé rappelait aux avertis la vitesse à ne pas dépasser. Que de tort causé à la rage qui animait un être dominé par ses humeurs! Comme ces quatre-vingt-dix kilomètres par heure agaçaient la jeunesse de notre fêtard, des injures fusèrent de sa bouche qui arborait un mégot. Seul sur sa moto, il oublia d’abaisser ses phares quand il croisa d’autres silhouettes métalliques roulant dans l’obscurité. Où allaient-ils tous à cette heure avancée de la nuit? Cent-dix, cent-vingt... L’aiguille du tableau de bord avoisinait l’allure conseillée sur autoroute. Ni les gendarmes ni les policiers ne remarquaient l’inconscience de l’homme.

Douce était la nuit pour les animaux de l’obscure forêt qu’il traversait. Le hibou hululait qu’il s’apprêtait à partir en chasse. D’un bruissement d’ailes, il s’envola. Sa quête nocturne surprit la biche qui promenait ses petits, puis le ciel se mit à verser des larmes amères.

Des pleurs déchiraient la quiétude de l’appartement où une silhouette brune se leva lentement, glissant ses pieds engourdis dans une paire de pantoufles de vert velours. Les gémissements se firent plus précis. C’était un nourrisson qui criait. Dans sa chambre aux murs teintés de bleu, la figure de sa mère se dessina. Pendant qu’un biberon de lait chauffait à la cuisine, des émissions télévisées chassant les veilleurs de nuit l’attendaient; le temps était aux rediffusions. Sur le canapé de son salon, la jeune femme câlina longuement son petit, une tétine masquant sa bouche délicate. Profitant des heures creuses, un lave-linge se mit à tourner.

A la radio, une voix féminine résonnait dans la cabine d’un poids lourd. C’étaient les mêmes émissions de nuit, dénuées d’images. L’auditeur avait cessé d’écouter depuis fort longtemps les propos qui l’avaient bercé dans son camion. Son chargement de première qualité était très attendu des facteurs, messagers du matin. D’ailleurs, l’un d’eux triait déjà les enveloppes selon leur destination. Au même instant, un boulanger modelait le pain dans son fournil, un ouvrier prenait le car vers son usine; d’autres mouraient dans la nuit.

Enroulé dans sa couverture, un homme fut saisi par la faim et le froid. La nuit s’arrêta brusquement pour le fier conducteur. Le garde-boue avant de la moto se plia sous la force d’un chêne heurté après avoir tenté d’éviter un lièvre qui gisait à présent sur la route mouillée. Le corps du jeune inconscient fut projeté dans un champ en jachère. Arrivés sur les lieux, les pompiers prirent en charge la victime. L’accident fut publié dans le journal du surlendemain. Les lumières artificielles étreignirent le flux solaire. Indéniablement, une nouvelle journée commençait, un espoir inédit surgit pour les individus étrangers à la fin tragique d’un adolescent. Le hibou avait déjà clos ses paupières; les fleurs rouvrirent leur corolle dans la rosée du matin naissant et la chauve-souris rentra dans son abri. Indifférente, la nature diurne s’éveillait en silence comme elle s’était assoupie au crépuscule.

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