La braise sous la cendre
Dans les montagnes, là où même les corbeaux évitaient de voler, un village s’accrochait aux falaises comme une rumeur oubliée.
On l’appelait "Askar", ce qui, dans l’ancienne langue, signifiait "ceux qui tiennent". Personne ne savait vraiment ce qu’ils tenaient, ni pourquoi. Mais les Anciens disaient que c’était mieux ainsi.
Les maisons étaient taillées dans la roche, aux toits plats recouverts de mousse sombre. L’hiver durait dix lunes, et le vent ne cessait jamais. Il sifflait à travers les ruelles, porteur de légendes qu’on n’osait plus raconter.
Au centre du village, un vieux gong rouillé rythmait les jours. Deux coups au lever du soleil, un au zénith, trois à la tombée du jour.Pas de cloches. Le son du métal résonnait comme une mise en garde.
Les villageois vivaient simplement. L’eau venait d’un torrent gelé, la nourriture de rares serres souterraines et de troupeaux chétifs. Le marché ouvrait une fois par semaine. Tout échange était surveillé par les gardiens. Pas de cri, pas de débat. Juste un échange de mains et de regards.
La vie suivait un cycle précis : naissance, éducation, service, repos, oubli.
À l’âge de deux ans, chaque enfant subissait l’Épreuve de l’Éclat. Personne ne savait ce qu’elle révélait, seulement que certains enfants ne revenaient jamais.
On racontait qu’ils portaient en eux un feu interdit, un pouvoir ancien, un danger pour l’équilibre. Ils étaient isolés jusqu’à seize ans, dans des lieux inconnus. Officiellement, pour leur "préparer une place".
Mais les anciens n’aimaient pas les questions.
Les cérémonies religieuses se tenaient deux fois par mois. On y récitait les lois, gravées dans la pierre :
—Ne quitte pas les frontières.
— Ne questionne pas les anciens.
— Ne parle pas des disparus.
— Ne crois qu’en le Vent et la Roche.
Les punitions étaient publiques. Une gifle pour une rumeur. Une journée à genoux pour un regard mal placé. L’exil ou l’exécution pour les récidivistes.
Et malgré tout cela, le peuple survivait.
Parce que l’habitude est plus forte que la révolte.
Parce qu’ils ne connaissaient rien d’autre.
Et puis il y avait les histoires, chuchotées au coin du feu… Celles des anciens dragons ensevelis sous la montagne. Des flammes oubliées. D’une époque où les hommes parlaient au ciel.
Interdites, bien sûr.
Mais certains murmuraient que c’est en les interdisant qu’on leur avait donné le plus grand pouvoir.
Un jour, quelqu’un écouterait. Quelqu’un croirait.
Et alors, le feu reviendrait.
Thalixia n’aimait pas les fenêtres.
Elle préférait les fissures dans les murs, les ombres qui bougeaient sans bruit. Regarder sans être vue.
Elle avait grandi dans le silence, à l’écart des autres enfants. Officiellement, elle était "fragile". En réalité, Kael, son père, avait menti aux anciens. Une falsification de dossier. Une dissimulation de test.
À la forge, il battait le fer le jour et gardait le silence la nuit. Sauf avec elle.
— « Le monde n’est pas fait que de règles, Thalixia. Il y a ce qu’on voit… et ce qu’on ressent. »
Elle ressentait une chaleur sourde, parfois. Une vibration dans l’air quand la lune était pleine. Et puis, il y avait ce pendentif.
Un éclat d’obsidienne noire, taillé comme une goutte de feu figée. Offert par sa mère juste avant sa mort.
— « Ce n’est pas qu’un bijou, » avait dit Kael. « C’est un rappel. Tu viens d’une lignée ancienne. Et ton feu… n’a rien d’une malédiction. »
Mais dans le village, tout ce qui échappait au contrôle était une menace.
La veille de ses seize ans, l’atmosphère avait changé. Kael n’était plus le même.
Il avait envoyé ses deux filles aînées rejoindre leurs prétendants, loin, très loin. Il ne restait que Thalixia dans la maison de pierre.
À la forge, il martelait avec nervosité. Chaque coup sonnait comme un compte à rebours.
— « Thalixia, » dit-il ce soir-là, le regard brillant d’une peur qu’elle ne lui connaissait pas. « Demain, ils viendront. Ils ont tout découvert. »
Elle ne répondit pas. Le pendentif pulsait faiblement dans sa main.
— « Je t’ai cachée seize ans. Je ne peux plus. Mais toi, tu peux fuir. Tu peux survivre. Tu dois. »
Trois coups, sourds et menaçants, frappèrent la porte.
— « Là. Maintenant. Descends. »
Il ouvrit la trappe du cellier, la poussa doucement, puis la referma.
Le bois trembla. La porte explosa.
Des hommes encapuchonnés entrèrent. Le vent s’engouffra dans la maison, glacial.
— « Kael, forgeron de la quatrième lignée. Tu es accusé de trahison. »
Il ne résista pas. Il leva les mains. Mais sa voix était calme.
— « Vous ne la trouverez pas. Elle est déjà loin. »
Un coup. Un genou à terre. Du sang.
— « Tu as signé ton arrêt de mort. »
— « Alors je mourrai en homme libre. »
Ils l’emmenèrent.
Dans le cellier, Thalixia tremblait. Le pendentif brûlait contre sa peau. Une flamme, réelle, dansa sur ses doigts.
Son cœur battait plus fort que les tambours de la peur.
À l’aube, Kael fut exécuté sur la place centrale. Le gong sonna quatre fois. Une fois de trop.
Personne ne parla. Personne ne pleura.
Dans la maison vide, Thalixia fit son sac. Attacha sa cape. Effleura les murs une dernière fois.
— Je reviendrai. Pour tous ceux qui n’ont pas pu.
Le vent se leva, emportant son dernier regard vers le ciel.
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