L'homme aux mille visages

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Le silence de la chambre d'hôtel était un luxe qu'il chérissait. Plus profond que la nuit qui enveloppait Paris, il était le prélude de ses missions, le dernier instant de calme avant que sa vie ne se fonde avec celle d'une autre. Il se délectait de cette bulle de solitude, un cocon de tranquillité qui lui permettait de se recentrer. La lueur pâle de l’ordinateur portable, posé sur le bureau minimaliste, éclairait son visage sans âge, un mélange subtil de maturité et de sérénité. Un message succinct venait d'arriver, une simple confirmation qui faisait vibrer l'air : il était attendu.

Il savait que la correspondante était Hélène. Il connaissait son histoire par cœur. Mariée depuis quinze ans, avec un mari brillant mais accaparé par sa carrière dans l'informatique, elle était devenue l'épicentre d'une famille qui tournait autour d'elle. Architecte de formation, elle jonglait avec les plans et les chantiers, gérait la dynamique familiale au millimètre entre l'école et les activités extrascolaires et s'affranchissait de toutes les tâches qui lui incombaient bien trop souvent.

L'attention, ce besoin humain vital, avait disparu de sa vie il y a plusieurs années, noyée dans les listes de tâches et les impératifs du quotidien. Elle était devenue une simple figure, une présence fonctionnelle au service de la famille et se travail, dont on ne questionnait jamais les besoins profonds, l'amenant progressivement à s'oublier elle-même.

Leur histoire avait donc commencé des mois plus tôt, par un simple courriel sur un forum obscur dédié à l'art et à la solitude. Si les premiers échanges avaient été purement conversationnels, elle avait rapidement laissé transparaître un grand vide, un manque, une souffrance. Il se souvint d'un message en particulier, où elle lui décrivait un dîner avec son mari et des amis. Elle avait choisi sa plus belle robe, s'était maquillée comme pour une première fois, mais personne n'avait relevé son effort, pas même son mari. Elle avait exprimé, sans le savoir, un besoin impérieux d'être vue mais personne ne s'en était soucié. Elle s'était alors confiée sur la monotonie de son quotidien, sur cette solitude qui peut être la plus forte au milieu d’une foule, et sur le sentiment poignant d'être devenue invisible, s'oubliant peu à peu jusqu'à penser que quelque chose ne tournait pas rond chez elle.

L"homme aux milles visages était avant tout un auditeur. Un miroir sans jugement, capable d'absorber les confidences sans en exiger d’autres. Il n'avait jamais pris l'initiative d'approcher qui que ce soit ; son existence était une simple attente, une toile de fond pour ceux qui avaient besoin de lui. Son travail ne s'enclenchait que sur commande. Sur Internet, lorsque la question de sa profession se présentait, il aimait répondre qu'il prenait « soin des autres avec des services sur mesure ». Une phrase si vague qu'elle était parfaitement juste et révélait toute la compléxité de ce qu'il proposait car son métier, s'il fallait lui en donner un, était de combler un besoin universel qui transcendait les classes sociales et les situations familiales.

Ce besoin traitait l'âme et le besoin d'être vue, écoutée, valorisée, et parfois profondément désirée. Le grand vide et l'énorme manque qu'Hélène avait exprimés, laissaient deviner le besoin d'amour dans l'expression de toutes ses dimensions. Et c'est cela, la véritable vocation de cet homme, reléguant ceux qui n’y voyaient qu’une simple prostitution au rang de néophytes. D'ailleurs, ses tarifs, bien que chers, étaient justifiés non pas par une transaction physique, mais par l'investissement total de son être. Des semaines, parfois des mois, étaient passés à écouter et à devenir un confident sans tabou ni jugement. Il ne faisait pas le commerce de son corps, mais l'offrande de son esprit. Son professionnalisme était la garantie que l'expérience ne franchirait jamais la ligne rouge de l'implication émotionnelle, une règle d'or pour lui.

Chaque mission était alors unique et sur-mesure, s'adaptant aux besoins profonds de la cliente. Ces femmes, issues de tous les milieux et d'âges très variés, venaient à lui pour des raisons différentes. Parfois, la mission était purement platonique : un simple accompagnement pour une cérémonie ou un dîner d'affaires, un bras pour une soirée où l’on se sent trop seule. Mais souvent, le désir de se sentir désirée devenait trop fort. Certaines pouvaient le contacter pour demander le contrepied sexuel de leurs pratiques habituelles et l'exploration de leurs fantasmes inavouables, ou une initiation dans un cadre sécurisant et défini. Ces dernières, aussi jeunes que plus matures se trouvaient inexpérimentées et cherchaient une exploration, une aventure, une découverte de leur propre corps et de leurs désirs en toute sécurité pour répondre à un besoin plus ancré.

Il ferma son ordinateur comme on referme un livre. Le clavier était le seul pont entre lui et les autres, un rempart protecteur. Il se leva, son corps long et svelte se mouvant avec une grâce mesurée. Ses muscles fins et dessinés n'étaient pas le fruit d'une quête de la perfection, mais le résultat d'un travail constant, pour avoir l'endurance et la force sans jamais intimider. Ses journées étaient un art de vivre. Il méditait pour son âme, lisait pour son esprit, et se promenait dans les musées, s'imprégnant de la beauté du monde pour mieux l'offrir aux autres. Sa barbe était un caméléon, qu'il pouvait tailler pour s'adapter aux goûts de sa cliente. Sa grande taille lui conférait une stature et un charisme qu'il utilisait pour inspirer respect et confiance.

Après un moment de réflexion, il se dirigea vers le mini-bar, prenant une bouteille d'eau. Son hygiène de vie était son fondement, la garantie d'une clarté d'esprit inébranlable. Il ouvrit la fenêtre, laissant la brise fraîche de la nuit effleurer son visage. L'air de la ville l'appelait, lui rappelant la mission qui l'attendait. Il avait hâte de rencontrer Hélène, enfin. La mission serait plus profonde : il ne serait pas un amant d'un soir, mais l'homme qui la regarderait et la validerait, lui rappelant la valeur de son existence. Il était tout ce qu'elles voulaient qu'il soit, mais il était avant tout lui-même, un homme qui avait trouvé sa place en se cachant. 

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