Chapitre IV

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Le nez en sang, probablement cassé, Myung-Dae bénit ses années de hapkido. Il se focalise sur sa maîtrise de cette discipline, plutôt que d’accepter la raison de sa survie face à Béatrice. Le cœur noircit, il songe à ses camarades moins chanceux.

Trois ont été tués par balle, un quatrième égorgé – Béatrice possédait un couteau de botte, en plus du Sig-Sauer volé, des deux Colt 1911 et du Smith & Wesson M1917. Comme la majorité des personnes enrôlées de gré ou de force dans les rangs de l’Armée de la Collaboration, ils n’étaient que des civils avant le lancement de la partie catalane.

Au souvenir de sa vie d’ingénieur en aéronautique, Myung-Dae serre le volant de la Peugeot 206 à s'en blanchir les doigts. Derrière lui, la respiration laborieuse de Klein et le visage grimaçant d’Hajji augmentent son anxiété. Hajji jure, son bras gauche tenu contre lui. Un faible tribut à payer pour avoir réussi à neutraliser Béatrice, en lui injectant un sédatif préparé par le Serpent.

« On aurait dû utiliser nos flingues, se plaint Hajji.

— Et… désobéir au Serpent ? siffle Klein. Lui et Ahmès… ont des plans pour ses copains… et elle.

— Ne parle pas, lui intime Myung-Dae. Dès qu’on l’a remise à l’équipe de Muller, on t’emmène à l’infirmerie.

— Pas besoin… je prends juste… un peu de temps à… à…

— Guérir, finit pour lui Hajji. Pareil ici ! On est qu’au second stade de notre mutation, pas comme toi, Hoffman. »

Myung-Dae ne répond pas, l’estomac et la gorge noués. Son coude le brûle, là où une intraveineuse a été posée pendant plus d’une semaine. Au prix d’un immense effort, il se retient de frotter sa peau. Mal à l’aise, il gigote sur son siège.

« Elle se réveille », les avise Hajji.

Assis de part et d'autre de Béatrice, les soldats s’écartent au mieux. Comme ils le craignaient tous, le sédatif n’a duré qu’une quinzaine de minutes. Les yeux de biche dévoilent une aura meurtrière, bien qu’un peu embrumée, accentuée par un cocard et une pommette fendue. Elle semble si petite, fragile presque, les mains menottées posées sur ses cuisses.

Des cicatrices strient la peau mate découverte. Elles content une histoire angoissante, amplifiée par ses holsters vides. Ne reste-t-il plus qu’une meurtrière froide de son amie d’enfance ? Ils ont partagé des secrets et des rêves. Ils riaient à en avoir mal au ventre, se disputaient par moment puis se réconciliaient à chaque fois. Son cœur se comprime.

La Protectrice semble aussi inhumaine que l’Élu.

Tels la peste et le choléra. Bien que cornélien, ce choix ne lui appartient pas. À son niveau, il ne peut intervenir que par des « erreurs » minimes en faveur des Perpignanais – et indirectement de la victoire de la France. Il refuse de franchir la fine ligne qui sépare ses actions et la Résistance. Jamais il ne mettra en danger Helena, sa sœur cadette, ou lui.

Pas même pour sa douce Béatrice.

Toutes ces années, Myung-Dae a imaginé des milliers de scénarios de leurs retrouvailles. Aucun ne s’approche de leur situation actuelle. Il aimerait lui poser tant de questions. Pourquoi avoir fui l’hôpital ? Pourquoi avoir réduit à néant leur lien ? Pourquoi la craint-il maintenant ? Pourquoi tue-t-elle avec une telle aisance ?

Chaque réponse potentielle l’effraie.

« Qu’est-ce qu’on fout là ? »

Un accent napolitain marque les mots de Béatrice et confirme l’une des craintes de Myung-Dae. Il déglutit, de la sueur perle sur son front et dans le creux de sa nuque. Béatrice n’a jamais quitté l’Italie. Si elle s’acharne autant à éliminer l’Élu qu’à trouver le meurtrier de ses parents, ils auront une chance de le vaincre.

Myung-Dae s’arrête à côté d’une aire de jeux. Il commet l’erreur de se tourner vers Béatrice dont les prunelles, similaires à l’œil de tigre, le déstabilisent.

« Un jour, tu comprendras peut-être… »

Il sort du véhicule, trop lâche pour se taire et en dire plus à la fois. Hajji aide Béatrice à descendre, Klein reste en arrière à cause de ses blessures. Le trio s’avance vers l’immeuble H1, coincé dans une rangée de bâtiments aux volets clos. Myung-Dae hésite brièvement entre l’accès menant au sous-sol et l’escalier desservant le premier palier. Il doit faire un signe à Caleb, son ancien coéquipier qu’il soupçonne d’avoir des liens avec la Résistance. Le nom cynique de ce groupuscule le fait presque rire, si leurs rangs ne diminuaient pas aussi vite que ceux de la Collaboration augmentent.

« Hoffman ? »

Le regard qu’il échange avec Hajji dure à peine une seconde, pourtant Myung-Dae y lit une détermination mêlée d’un espoir vacillant. Ils partagent un doute qui les entrave aussi sûrement que la peur d’Ahmès et des saeat. Prennent-ils la bonne décision en jouant les idiots et en aidant indirectement Béatrice ?

Myung-Dae déglutit et s’enfonce dans les caves. Ses poils se hérissent sous l’air humide. Les néons clignotent puis se stabilisent, éclairant chaque recoin de ce labyrinthe réaménagé. Muller et deux de ses hommes les attendent. Ils ne prononcent pas un mot. Béatrice suit ses nouveaux gardiens, un air étrangement serein l’anime. Le quatuor disparaît au bout du couloir.

J’ai fait le bon choix, tente de se convaincre Myung-Dae. Elle nous sauvera.

« Elle survivra comme nous, le rassure Hajji. Pis, au fond, ça confirmera juste sa vraie nature après le massacre de ce matin… »

Il frotte sa nuque et demande, d’un ton hésitant :

« Klein est dans un sale état… Est-ce qu’une équipe médicale peut nous rejoindre ? Genre chez Caleb, maintenant qu’on a fini notre job ? »

*

Un frisson remonte le long du dos de Béatrice. La sensation fantomatique de l’aiguille dans sa nuque la dérange encore. Malgré ses nombreux tatouages, elle n’a jamais réussi à s’habituer. J’aurais préféré être assommée à coup de crosse… Focus, ma vieille ! Le trinôme qui l’encadre semble aussi inexpérimenté que Myung-Dae et compagnie.

Sinon, pourquoi l’auraient-ils entravée les mains devant ?

Elle oblitère ce détail et planifie ses actions. Dès qu’elle repèrera ses pères, elle compte étrangler l’un de ses baby-sitters avec ses menottes et l’utiliser comme bouclier vivant. Pourvu que ça fonctionne mieux que le tunnel. Son hésitation lui a coûté cher. Au lieu de tirer à vue dès le départ, elle a laissé parler Myung-Dae.

Un sifflement aigu interrompt sa réflexion. Un court instant, sa vision se trouble et un vertige manque de la faire trébucher. Elle inspire et expire par le nez, se focalise sur son environnement – s’éloignant ainsi des hématomes qui fleurissent sur ses membres ankylosés.

Vaseuse, l’idée de revoir ses pères la motive à avancer. Les couloirs s’enchaînent, ils tournent un coup à gauche, puis à droite, montent parfois quelques marches, en descendent d’autres. Béatrice sait que les sous-sols ont été réaménagés, grâce à ses souvenirs épars des caves – Helena, Myung-Dae et elle s’amusaient à les traverser le plus vite possible dans le noir.

Avant qu’elle ne puisse interroger ses accompagnateurs, ils s’arrêtent devant une porte blindée et la mettent en joue. Un soldat la pousse dans la pièce sombre et l’y enferme. Fais chier, ils sont moins cons que le groupe de Myung-Dae.

Béatrice s’assoit contre le battant en métal. Le regard fixé devant elle pour s’accoutumer à la faible luminosité, elle fouille ses boucles à la recherche d’une épingle à cheveux. Une habitude que Reiju l’a forcée à adopter après une mission au Sahel. Avec, elle commence à crocheter la serrure d’un des bracelets de fer. De longues secondes lui sont nécessaires quand, enfin, un clic résonne contre les murs. Elle glisse les menottes dans une poche de son pantalon et masse ses poignets endoloris.

Tic, tic, tac.

Les néons éclairent la pièce où elle se trouve, ainsi qu’une salle adjacente révélée par un miroir sans tain. Des tables longues chargées de nourriture et de boisson occupent la majorité de l’espace restreint. Par un accès au fond, une trentaine de personnes entrent. À la vue des victuailles, ils se jettent dessus.

Des cris de joie muets se mêlent à des larmes. Ils s’assoient devant les assiettes remplies avec empressement. Un vieil homme aux lèvres craquelées attrape un verre. Il tousse, ayant bu trop vite. Une mère s’installe à côté de lui, son bébé contre elle. Elle mord dans une cuisse de poulet, le gras et le jus barbouillant son menton et ses joues. Un homme câline un garçon, lui présente du raisin qu’il avale goulument.

Une poignée de captifs reste debout, parfois appuyée contre les murs. Des griffures ? Béatrice colle son nez à la vitre sans tain. Elle sursaute lorsqu’une fillette l’imite inconsciemment de l'autre côté. Ses grands yeux ressortent de son visage émacié, comme s’ils allaient en tomber et rouler le long des pommettes saillantes. La poussière imprègne ses cheveux emmêlés et ses vêtements marron trop grands et crasseux.

Les sbires d'Ahmès les retiennent depuis combien de temps ?

Un raclement retentit. Les hommes et femmes ne le remarquent pas, occupés à ingurgiter le plus possible de viandes et d’eau. Béatrice, elle, lorgne la trappe ouverte au plafond. Dans le jet des néons, quelque chose se mêle à la poussière en suspens. De la poudre ? Elle tambourine le verre teinté, la fillette s’en éloigne d’un bond.

En un instant, les prisonniers cessent leur repas. Un couple récupère l’enfant qui pointe le miroir. Derrière, Béatrice augmente la cadence de ses coups. Elle leur hurle de regarder en haut, de se méfier. Mais il est trop tard. Le vieillard renverse son verre, farouchement tenu jusque-là. Il tousse, crache du sang. La femme à ses côtés hurle, le torse imprégné d’un rouge ferreux et son bébé amorphe dans les bras.

« Santa Maria… »

Les uns après les autres, ils manifestent des symptômes identiques. Exsangues, aphones et les membres raides, ils sont immobilisés sur place. Seuls leurs yeux bougent encore, écarquillés et affolés. La sueur ruisselle de leurs tempes au col de leurs chemises marron.

Les mains tremblantes, Béatrice prie :

« Ave Maria piena di grazia, il Signore è con te. »

Elle ne peut qu’accueillir leur mort et adresser un mot envers la Sainte Vierge.

« Tu sei benedetta tra le donne e benedetto è il frutto del tuo seno Gesù. »

Mais cela ne suffit pas.

« Santa Maria, Madre di Dio, prega per noi peccatori, adesso e nell’ ora della nostra morte. »

Croit-elle seulement encore en ce Dieu qui laisse libre cours au Jeu ? Un chant sinistre s'écoule dans ses veines, une chaleur la consume de l’intérieur. J’ai vu pire. Ses traits se tordent. J’ai fait pire. Devant elle, ses victimes et ses camarades passés se superposent aux gazés.

Ressaisis-toi ! Béatrice frappe sa cuisse, le souffle saccadé.

L’illusion se brise.

Derrière la vitre teintée, le repas des gazés offre un tableau oppressant. Les corps contorsionnés accablent Béatrice. Celle-ci titube, puis s’effondre à côté de l'entrée de l'observatoire. Son ongle gratte l’étoile à huit branches, encrée sur la dernière phalange de son index. Béatrice utilise ce symbole de sa famille reconstituée comme focal. Un froid grignote ses pieds et remonte le long de ses jambes.

Ses doigts glacés glissent de son visage à ses cheveux qu’elle tire en arrière. D’un geste mécanique, elle défait puis refait sa queue de cheval. Une mèche revêche s’échappe et chatouille son nez. Elle la coince derrière son oreille rougie. La boucle se rebelle à nouveau.

« Bordel ! »

À fleur de peau, elle retire son élastique et se décide pour un chignon. Un sourire fleurit sur ses lèvres pincées. Esméralda adorait se moquer de cette coiffure. La voix de la défunte résonne autour d’elle, avec un réalisme frisant la folie.

« Quel joli pompon, gata ! »

Le cœur de Béatrice s’emballe. Esmé ? Elle la cherche du regard. Ses paupières s’alourdissent. Hallucine-t-elle la fumée qui tombe du plafond comme son amante accroupit devant elle ? Une aura dorée, aux reflets de bronze, auréole l’être fantomatique. Béatrice l’appelle, aphone. Elle ne parvient pas à lever un doigt, le corps paralysé.

Sa poitrine se lève et s’affaisse sous un souffle affaibli. Pourtant, ses veines charrient un sentiment d’urgence. Pardon, Esmé, pardon. Une larme roule le long de sa joue, s’écrase dans le coin de sa bouche entrouverte.

Au fond, elle ne mérite pas d’être ici. Pas quand sa lumière s’est éteinte à Tijuana à cause de sa faiblesse. Elle accueille, immobile, le châtiment à venir du spectre d’Esméralda. Celle-ci sourit. Dieu, qu’est-ce que ton sourire m’a manqué. Il est tendre, doux et délicieux tout à la fois.

« Voyons, ce n’est qu’un cauchemar. Réveille-toi. »

Réveille-toi ? Je ne dors pas…

Béatrice s’endort, emportée par le gaz.

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