Chapitre V

16 minutes de lecture

19 juillet 2001.

« Suis-moi, détenue 2207. »

Béatrice obéit à la gardienne. La prison de Tijuana ressemble à un labyrinthe, avec ses innombrables portes sécurisées, sas et longs couloirs. Bordel. Béatrice réajuste sa poigne sur le matelas qu’elle transporte, en plus du drap et d’affaires de toilettes fournis à l’issue de sa fouille corporelle.

Une chaleur se propage de son estomac à ses membres crispés à ce souvenir. En son for intérieur, elle maudit la cousine de Marcus, Maria, à cause de laquelle elle se retrouve ici. La nuque raidit, Béatrice cherche à comprendre ses manigances.

Maria la juge-t-elle problématique à ce point, pour son ascension à la tête de Sforza-Romano ? Un juron file entre ses dents serrées. Béatrice ne représentait aucun danger. Suite à son départ de l'organisation, trois ans plus tôt, Marcus avait désigné un cousin éloigné comme successeur à sa place.

Il est mort dans un accident la semaine dernière… Béatrice se rembrunit, songeant à un meurtre. Cela coïncide avec l'annonce du départ d'Aro et Marcus. Après des décennies consacrées à Sforza-Romano, ses pères ont décidé de suivre Reiju et elle à Chicago. Au-delà d’un désir de quiétude, Béatrice sait qu’ils cherchent un endroit où ils n’existeront plus cachés.

À son plus grand désarroi, Maria ne l’a pas compris ainsi. Son erreur de jugement pousse Béatrice à un croisement : rester ici ad vitam æternam ou sortir et éliminer le parti de Maria. Marcus ne peut revenir sur sa décision, sans risquer une guerre ouverte ni perdre son honneur. Je hais la codification de l'Organisation… Tout est tellement plus simple sur le front.

Un bref instant, elle ne tient plus sa literie, mais son Walter WA 2000. La forêt s'étale à perte de vue. Les cadavres s'accumulent entre ses racines. Un serpent s’entortille autour une main inanimée. Béatrice cligne des yeux, brisant cette illusion qu'elle oublie aussitôt.

La gardienne s'est arrêtée en plein milieu d'un couloir désert. Le soleil l'éclaire depuis l'unique fenêtre. Une balafre barre son faciès, endurcie par des années de service militaire trahies par sa posture. Un badge accroché à la poche de son veston indique son grade et son nom. Vargas parle en anglais. Son accent déforme ses mots.

« Première fois ?

— Ça se voit tant que ça ? rit à moitié Béatrice, en espagnol.

— Un peu. C'est bien que tu connaisses notre langue. »

Vargas l'observe longuement.

« Le Faiseur de Braises a demandé à mon père que je veille sur toi. »

Merci Marcus. Une grimace étire ses traits en songeant à son propre surnom, la Chasseuse de Minuit, dont l’ont affublée ses ennemis.

« Ils ont travaillé ensemble pendant la Grande Famine. »

Dans les années 70-80, une crise agricole avait touché le Mexique. Un mouvement séparatiste – l’Union des Peuples Originaires du Sud, abrégé en UPOS – l'avait utilisé à son avantage et engagé la SMP Sforza-Romano, en échange de futurs contrats d’exploitation pétrolière. Un cartel local, El Sur – le Sud – en avait énormément souffert.

Merci pour tes cours d'histoire, Marcus. Béatrice frotte sa tempe, selon ses calculs il avait 12 ans au début de la Grande Famine. Son père n'était pas un enfant de cœur, mais au point de m'être en danger son fils unique à un si jeune âge ?

« D'ici, on peut voir la cour. » change de sujet la gardienne.

Béatrice s'appuie aux barreaux de fer entravant la fenêtre. On est au second étage, estime-t-elle. Tout en bas, des détenues sont dispersées en groupe. Elles portent leur pull gris, assorti à leur jogging, d’autres l’ont noué à leur taille, affichant un t-shirt blanc. Des chaussures à enfiler complètent leur tenue.

« Tu vois les filles assises sur les tables du fond ? »

Béatrice acquiesce. L’une d’elles se détache de cette mare maussade. Son visage et ses mains sont recouverts de tatouages. Elle se lève, dépassant d’une bonne tête ses codétenues.

« Fernanda, lui présente Vargas. La doyenne de ton bloc et la capo des Segadores. »

Les Faucheurs, hein ?

« Elles ont une Santa Muerte tatouée sur leur avant-bras ou leurs omoplates. »

Béatrice note cette information dans un coin de sa tête, puis reporte son attention sur la gardienne. Celle-ci semble attendre une quelconque réaction de sa part. Le silence s'étire, presqu'inconfortable.

« Et ? l'invite Béatrice, à cran.

— Leur gang est affilé au cartel Del Sur.

— Fantastique… Je paris qu'ils ont encore une dent contre Sforza-Romano ?

— Ils ont perdu beaucoup de pouvoir et d'argents.

— Et elles savent que je suis affiliée à ce groupe ? »

Vargas renifle.

« Oui. Elles te prendront pour cible. »

Maria a dû prévoir le coup.

« À côté des bancs de musculation, tu as leurs rivales : les Desollores. Estéfania, leur capo, est jeune, mais a un talent inné pour les affaires. »

Béatrice repère la cheffe des Dépeceurs en train de s’exercer. Son épiderme visible est dénudé d'encre. Pourtant, Estéfania dégage une aura similaire à celle de Marcus. Les détenues qui l’entourent maintiennent une distance respectueuse.

« Je les reconnais comment ? s’enquiert Béatrice. Avec un crâne sur leurs fesses ? »

Vargas ricane.

« Presque. Un visage de femme : le côté droit intact, le côté gauche sans peau. Les filles se la tatouent en haut du bras en général, parfois sur la cuisse. Tu rencontreras d’autres gangs, mais méfie-toi surtout de ces deux-là. Elles se disputent le monopole du trafic de drogues.

— Même en le savant, vous n’arrivez pas à les stopper ? »

L’expression de la gardienne s’assombrit dangereusement.

« Question bête. » admet Béatrice.

Vargas l’invite à la suivre.

Tout en marchant, elle évoque la hiérarchie établie entre les prisonnières.

Les capos ont formé un pacte fragile entre elles. Les tenientes, leurs lieutenantes, sont les seules à recevoir leurs ordres directement d’elles. Elles ont sous leurs responsabilités une à trois sous-lieutenantes, comptant souvent des sicarias, des assassins reconnaissables par le poignard tatoué qui traverse leur gorge.

Viennent ensuite les soldados, soldates, en charge des basses besognes et de « préparer » les recrues à leur incorporation aux gangs. Ces dernières n'évolueront qu'après plusieurs années ou séjours en prison, servant d'abord essentiellement de mules. Parmi les détenues, un groupe neutre a été formé à la demande officieuse des capos, pour gérer les affaires n’ayant aucun lien avec leurs activités. Elles possèdent un statut à part et une immunité relative enviable.

« Ta cheffe de chambre en fait partie. »

*

Une grille s’ouvre sur la cellule, qui se rapproche bien plus d’un dortoir aux proportions ridicules. Béatrice calcule le nombre de bannettes superposées et rassemblées par quatre : quatre-vingt-quatre au total. Devant chaque lit étroit, un cube de trente sur trente numéroté sert d’armoire personnelle.

« Tu es le numéro 51. »

Béatrice retient un commentaire et longe les meubles en métal. Un bruit de rouages la prévient de la fermeture automatisée de la cellule. La gardienne s’en va, la laissant seule pour la première fois depuis son incarcération.

Ça va le faire, ça va le faire. Une fois son lit fait, ses affaires rangées et déchaussée, Béatrice s’allonge et fixe le sommier de la bannette supérieure. C’est à ça que ressemblera mon monde pour les prochains mois…

Malgré les nombreux contacts de Marcus, elle ne sera pas libérée avec aisance – dans le cas où elle prend cette option. Plusieurs témoins la pointent du doigt pour un trafic d’armes rocambolesque. Doublé à ça, le vol réel d’œuvres d’art. J’aurais dû me méfier.

Elle frotte sa joue. Peu de personnes connaissent – ou connaissaient selon le cas – son amour pour l’Antiquité et ses vestiges. Les visages défilent derrière ses paupières closes. Les fantômes se mêlent aux vivants. Lequel a-t-il pu en parler à Maria ou l’un de ses partisans ?

L’espagnol mexicain envahit le couloir puis la cellule, alors que de multiples conversations annoncent le retour des autres détenues. Béatrice s’assoit et les observe tour à tour. Une silhouette petite et élancée se détache de la masse. Ses cheveux lisses d’un noir profond cascadent jusqu’à sa taille menue. À chacun de ses mouvements, une onde les agite en de subtiles vagues.

La respiration de Béatrice s’amenuise dans sa gorge. Au travers de cette mer de velours, des yeux noisette lui ouvrent un monde de joie et de félicité. Un sourire étincelant illumine le visage au teint mordoré. Tel un rayon de soleil vivant, Béatrice croit presque y voir l’incarnation du Mexique, avec une passion ardente, une douceur mélancolique et une force tranquille.

« Enchantée, gata. Je suis Esméralda, ta colocataire du dessus et la cheffe de chambre. »

Béatrice ne réagit pas au surnom « chatte » – sans le savoir, Esméralda utilise le nom-signe que Reiju lui a donné. Son interlocutrice s’accroupit à son niveau.

« Beatriz. »

Son accent napolitain lui parait aussi épais que celui de sa codétenue.

« Italienne ?

— Oui.

— J’ai toujours voulu visiter Rome, la "ville éternelle", rêvasse Esméralda. Alors, comment t’as atterri ici ? »

Parce que je suis conne.

Esméralda pose sa tête sur ses avant-bras croisés.

« Tu es belle, très belle… Mais t’as cette aura, tu sais ? Danger et sexe. Tu ne serais pas une espionne ? Comme James Bond, mais avec des seins ! »

Un fou rire secoue Béatrice.

« Non. Contrefaçon, vol d’œuvre d’art et trafic d’armes. »

Esméralda siffle.

« Rien que ça ?

— Rien que ça, et toi ?

— La classique… Traffic de drogues. Tu viens, que je te présente aux autres et t’explique les règles d’ici ? »

Pourvu que tu ne sois pas un piège. Tout en masquant sa méfiance, Béatrice lui sourit et se lève pour la suivre. Du coin de l’œil, elle observe discrètement sa peau vierge de tout tatouage. Bon ou mauvais signe ?

*

La nuit a été pénible. Entre l’environnement inconnu, la lumière constante et la présence de gardes et de plus de quatre-vingts inconnues potentiellement à la botte de Maria, Béatrice n’a quasiment pas dormi. Le réveil à 4h30 amenuise un peu plus ses réserves d’énergie. Elle suit Esméralda pour le desayuno, le petit-déjeuner.

Telle une grande usine aux machines rodées, des codétenues servent dans un plateau le repas épicé et dans un gobelet un café. Trop sucré au goût de Béatrice, elle l’avale tout de même d’une traite. La journée se poursuit, monotone et déshumanisante.

Esméralda la raccompagne à leur cellule pour récupérer leur nécessaire de toilette : une serviette blanche, un bout de savon, du dentifrice et une brosse à dents au manche coupé – pour que personne ne l’utilise comme un poignard. Comme le redoutait Béatrice, les hygiènes sont des espaces grands ouverts – à l’exception des toilettes dont les panneaux offrent un semblant d’intimité, tout en exposant les jambes des occupantes.

Une gardienne veille à l’entrée, bras croisés sur un ventre grassouillet. Les détenues défilent en groupe devant elle. Cinq à cinq, elles accèdent à un vestiaire où tout le monde se dévêtit, avant d’accéder aux douches.

Béatrice étudie cet engrenage, amassée et perdue dans une mer grisâtre. Des regards alourdis par la fatigue et le défaitisme se mêlent à d’autres plus curieux. Des murmures indistincts entrecoupent le silence pesant.

« Gata, les règles sont simples : pas de contact visuel prolongé, on ne reluque pas, on ne s’attarde pas, on respecte autant que possible l’espace de l’autre. Il n’y a pas d’eau chaude jusqu’en novembre. »

Méfiante envers sa bonne étoile, Béatrice s’enquiert :

« On passe avec qui ? »

Esméralda lui indique d’un geste le trio devant elles. Un rictus ourle la bouche de la plus grande, tandis que ses camarades lui chuchotent quelque chose. Une ombre abîme son visage, le rendant bestial.

« Suivante. » signale la gardienne, lançant un regard flegme à la ronde.

Des bancs, fixés au sol, s’alignent le long d’un mur carrelé. Esméralda s’assoit en premier pour se déchausser. Béatrice l’imite, avant d’ôter son pantalon puis son sweat. Son débardeur et ses sous-vêtements s’ajoutent à la pile morose. Alors qu’elle se saisit d’une serviette rêche et d’un petit savon, une main l’arrête dans son geste.

« Quelque chose cloche ? » s’enquiert-elle d’une voix exténuée.

Esméralda rougit et secoue sa tête, créant une onde dans sa chevelure. Ses doigts effleurent l’emblème des Sforza-Romano gravé sur l’arrondi de son sein gauche. Une louve menace, encadrée par des branches de mufliers. Une cicatrice en tranche le tracé fin. L’air s’alourdit, s’électrise presque.

Leur différence de carrure éveille un sentiment étrange en Béatrice. Là où elle est tout en muscle ou en rondeur, Esméralda est souple et menue. La chaleur grimpe, leur respiration s’approfondit, élevant et abaissant leur poitrine en un mouvement identique.

« Esméralda, chuchote Béatrice. Les filles de notre groupe se lavent déjà.

— Pardon, je… Je ne savais pas où j’avais la tête. »

Leur arrivée interrompt les messes basses des autres détenues. Béatrice les ignore, leur tournant le dos dans une illusion d’intimité. Le savon inodore efface les tracas de la nuit. L’eau glacé pourchasse le moindre reliquat de fatigue. Une main se plaque brutalement à quelques centimètres de son crâne.

Dès le premier jour, hein ?

Béatrice se retourne et fait face à sa visiteuse. La trentenaire la dépasse d’au moins trente centimètres. Une faim dangereuse pulse sous les traits déformés par un sourire faussement amical.

« T’es plutôt mignonne la nouvelle, même pour une pute de Sforza.

— J'suis pas d’humeur pour ses conneries. »

La Grande perche ignore l’avertissement, ne modifiant pas sa position. Ses doigts libres caressent les grains de beauté de Béatrice – l’un sur sa pommette droite, l’autre au-dessus de sa lèvre à gauche.

« Esméralda ne te protégera pas. Moi par contre, si tu es gentille, je m'arrangerai avec Fernanda… »

Béatrice la repousse d'un coup sec.

« Pas intéressée.

— Tu le regretteras, salope. » l'insulte la Grande perche, avant de retourner à sa douche.

*

Le soleil perce au travers des fenêtres hautes de la laverie. Il inonde de sa clarté les prisonnières et le tas de draps. Béatrice en profite, le nez en l’air, sous le rire amusé d’Esméralda qui la compare à un renard. Elles ont été binômées ici pour le prochain mois. S’occuper du linge n’a jamais été la tasse de thé de Béatrice, mais elle en est ravie. Cela aurait été une catastrophe si elle avait été affectée aux cuisines, ayant par deux fois failli brûler l’appartement qu’elle partageait avec Reiju à Bari.

Les tâches monotones l’aident à réfléchir. En onze jours, Béatrice a essuyé une multitude de bagarres, de menaces et tentatives de meurtre perpétrées par les Segadores. Un soupir affaisse ses épaules. Esméralda lui sourit gentiment :

« Ça va ?

— Je dois trouver un moyen de calmer Fernanda. À ce rythme, ton instinct et mon expérience ne suffiront pas.

— Tu devrais t’allier avec les Desollores. »

Béatrice se tend. Sforza-Romano n’a aucun passif avec eux. Cependant, elle ne veut pas être mêlée à leurs affaires. J’en ai suffisamment dans mon assiette avec Maria et ses magouilles. Les problèmes s’accumulent beaucoup trop à son goût. Je regrette presque la Pologne, tout était plus simple là-bas. Son cœur se pince alors que des souvenirs remontent à la surface. Ou pas…

« Gata, Estéfania est ce qu’elle est. Mais, tu l’aides déjà indirectement. »

D’une voix basse, elle lui rappelle :

« Tu as envoyé deux tenientes et plusieurs sicarias de Fernanda aux urgences. En le faisant officiellement, Estéfania t’accordera sa protection.

— En parlant de protection, je n’arrive toujours pas à te placer dans ce monde.

— Je suis la porte-parole du groupe neutre. Tu t’en souviens ? Je te l’ai expliquée à ton arrivée.

— Oui, tu m'as dit qu'il a été formé à la demande de la direction du pénitencier, mais… On sait toutes que les capos en sont à l’origine. Malgré ça, tu... »

Béatrice pince ses lèvres.

« Tu perds ta neutralité en m’aidant. Et personne ne te cherche des noises : même Fernanda, alors que je réduis ses rangs régulièrement.

— En te défendant, lui pointe Esméralda.

— Et parce que tu me préviens. Ok, tu peux avoir un instinct digne d’un chien qui détecte les cancers. Mais. Mais parfois, c’est trop précis, Esmé. Trop pour venir d’une simple intuition, c’est comme si… Comme si quelqu’un t’informait avant qu’on m’attaque ou qu’on essaye de me piéger.

— C’est… compliqué, tente d’éluder Esméralda.

— Tout l’est. »

L’amertume de Béatrice ne semble pas échapper à sa camarade d’infortune.

« Ma grand-mère était une bruja, une sorcière, lui explique avec appréhension Esméralda. Elle m’a appris deux-trois trucs avant de disparaître. »

Esméralda se tue, les sourcils froncés. Ses poings se serrent sur un drap qu’elle s’apprête à mettre au sèche-linge. Le silence s’étire, stressant.

« Tu n’es pas d’ici, lâche-t-elle enfin.

— Et ?

— Les Européens, vous y voyez le travail de Satan. Et tu es croyante. »

Ah !

« Esmé, je crois en Dieu, sans avoir de preuve irréfutable de son existence. J’ai la foi, grâce à mon père adoptif qui m’a fait découvrir le christianisme. Toi et moi, nous avons été élevées dans des cultures différentes. Et… c’est une force et un enrichissement si l’on s’ouvre à l’autre. »

Béatrice programme la machine à laver, avant de reprendre.

« Montre-moi ton monde, s’il te plaît. »

Donne-moi le moyen de ne pas y voir la main de Maria. Je veux avoir confiance en toi, sans réserve. Ses pensées la mortifient. Tout se complique, trop et vite. Entre Maria et l'Organisation, sa détention et les cartels, son cœur s’y met à son tour.

La gardienne lui permet de ne pas ruminer davantage :

« Détenue 2207, arrête de bavasser. »

Béatrice jette un coup d’œil en direction de la gardienne. C’était elle qui les surveillait aux douches le lendemain de son incarcération. Cette dernière lisant fréquemment, au lieu de les fliquer, elle a été surnommée la Bibliotecaria. Aujourd’hui n’échappe pas à la règle. Tel un aigle affamé pour une distraction, Béatrice décortique le titre du roman au dos plié : « Los amantes sulfurosos de Monterrey ».

« Un problème, détenue 2207 ? s’agace la garde.

— C'est du porno ? »

La dizaine de prisonnières ricane.

« Tu souhaites finir en isolement ?

— Non merci, bonne lecture.

— Saleté de Sforza. » gronde Bibliotecaria.

Romano. Béatrice vide une machine et donne sa corbeille à Esméralda qui remplit un sèche-linge. Ensemble, elles abattent une charge de travail correcte. Béatrice ignore sciemment une codétenue glisser des sachets en plastique entre les plis des draps séchés.

Au bout d’une heure, une sonnerie retentit pour annoncer leur pause de cinq minutes. Les prisonnières sortent fumer à l’arrière de la laverie. Béatrice s’assoit sur l’une des tables, ses jambes pendent dans le vide. Esméralda l’imite, tout en guettant la gardienne qui est plongée dans sa lecture.

« C’est vraiment un livre érotique ?

— Le titre est assez parlant, sourit Béatrice.

— Oui, bien sûr… »

L’expression d’Esméralda, un mélange de gêne et de bravade, lui rappelle celle de son frère à une époque lointaine.

« Tu ne sais pas lire ? »

Esméralda se recroqueville sur elle. Un rougissement s'étend à ses joues et sa nuque, dégagée par sa queue de cheval.

« Tu n’as pas à en avoir honte, la rassure Béatrice.

— Je suis née et j’ai grandi à Nezahualcóyotl, l’un des plus importants bidonvilles du pays. »

Elle se tait, ses mains entortillées dans son haut.

« Ma mère… »

Un sourire triste abime son visage habituellement joyeux.

« Elle est morte en donnant naissance à mon petit frère, Joaquin. Ma grand-mère a fait de son mieux pour nous élever. Avant de disparaître, un peu avant mes dix ans. »

Béatrice lui offre son épaule. Esméralda y pose sa tête et poursuit d’un ton détaché :

« J’ai fait ce que j’ai pu pour m’occuper de Joaquin. Prostitution, vol… Il a rejoint un gang et a été tué pendant une bagarre. À ce moment-là, j’ai rencontré Maximiliano. »

Un son étranglé saigne son larynx.

« Je… Je faisais tout ce qu’il me demandait, au désespoir de ma cousine – la seule famille qu’il me reste. C’est comme ça que les flics m’ont chopé avec de la cocaïne. »

Elle éclaircit sa gorge et se redresse.

« Tout ça pour dire, je n’ai jamais eu l’utilité d’apprendre à lire. Je ne comprends même pas pourquoi je te raconte tout ça…

— Cela te soulage un peu, non ? »

Esméralda réfléchit longuement.

« Un peu, oui.

— Tu as fait de ton mieux pour survivre, lui rappelle Béatrice, d’un ton doux. Je sais lire, mais ça ne m’a pas servi à grand-chose quand j’étais à la rue.

— Ne t’invente pas une vie, l’avertie Esméralda.

— Pourquoi je ferais ça ? »

Esméralda vérifie qu’elles sont seules, en dehors de leur surveillante, pour lui chuchoter :

« Des gardiennes t’aident à couvrir tes agressions. Tu te défends. Mais, au minimum, tu aurais dû finir à l’isolement. Quelqu’un de haut placé a dû les payer ou tu es... Ou tu n’es pas qu’un simple membre des Sforza-Romano. Sauf que tu ne t’en sers pas pour écraser Fernanda ni pour t’allier à Estéfania. Je ne sais pas à quoi tu joues, je ne sais pas… Je ne sais pas quand tu dis la vérité ou que tu mens. »

Béatrice remonte le bas de son pantalon, révélant son tibia gauche. Sous la représentation de Nike, une longue entaille s’étend.

« Un mec torché m’a blessé avec une bouteille cassée. Pour sa défense, j’essayais de lui faire les poches. J’ai appris ma leçon : systématiquement éloigner les objets contondants et pointus de la porter de mes cibles. »

Béatrice rabaisse son pantalon.

« J’ai déjà vu toutes tes cicatrices, lui pointe Esméralda.

— Et la règle de ne pas se reluquer sous les douches ?

— Sous les douches, pas les vestiaires.

— Suis-je bête, rit Béatrice. Mon père adoptif est haut placé. Mais, que ce soit avant ou après l’avoir rencontré… Je n’ai pas eu de vie facile. »

Béatrice triture ses ongles, le regard sombre.

« Je veux te faire confiance. Toi aussi, sinon tu ne m’aurais pas partagé ce qui te dérange.

— Belle déduction, souffle Esméralda, taquine. Comment procède-t-on ?

— Je ne sais pas. Ici, tout est différent.

— Si l’on était libre, que ferais-tu ?

— Je ne m’ouvrirai pas autant.

— Pourquoi ?

— Je me serai enfuie et cachée de toi.

— Logique, se rembrunit Esméralda.

— Quelque chose se passe entre nous, et j’en ai peur. Si je ne peux pas le contrôler ou limiter les dégâts, je préfère être lâche. En prison, c’est impossible. C’est tentant de céder aussi, d’avoir un peu de normalité, tout ça… »

Je n’arrive vraiment pas à me la boucler, hein ? Béatrice se lève pour faire les cents pas, les bras croisés et la tête rentrée dans ses épaules. Esméralda la rejoint.

« On trouvera un moyen, j’en suis sûre. »

La sonnerie marquant la fin de leur pause les interrompt.

« On reprend le travail, détenues 1329 et 2207.

— Oui, m’dame ! » s’exclament en cœur Béatrice et Esméralda.

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