Chapitre 72 - La bête du Gévaudan

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  Les jours suivants, l’inspiration coulait en moi. Ma mémoire récalcitrante avait cédée face à l’amour que je ressentais pour Lara. Ma prison me semblait un peu plus vivable ; je souriais tout le temps, d’autant plus que Lara avait rédigé un rapport dithyrambique au sujet de ma santé mentale, en insistant sur les progrès accomplis, mon comportement exemplaire et la disparition de mes angoisses. Elle m’avait bien fait comprendre qu’il ne fallait surtout pas que je parle de la Tenrabee à personne ; pour mon salut, elle voulait que je mente, que je récuse mes élucubrations farfelues au sujet d’un autre monde sous Terre, peuplé de créatures gardiennes d’encres prodigieuses. Il fallait jouer serré pour obtenir une remise de peine et espérer sortir de l’asile.

  Lara tirait des plans sur la comète ; elle rêvait de quitter l’Europe en guerre, avec moi, de vivre en Australie ou en Nouvelle Zélande, loin des tragédies hystériques qui marquèrent l’Histoire du monde à tout jamais. Je me prenais souvent à rêver de cette vie mais, à chaque fois, mon cœur me dictait un tout autre chemin sur lequel je devrais marcher, en compagnie d’une fille qui me manquait éperdument. Et d’un géographe qui aurait su m’extirper des perditions du monde.

  La vérité, c’est que je me mettais enfin dans la peau de Karen, à devoir faire des choix, alors que l’amour n’est pas conscrit par les normes humaines monogamiques. J’en savais quelque chose puisque, pour résumer, la déesse de l’amour, c’était moi.

  Malheureusement, les contingences de la vie choisirent pour nous.

  C’était vendredi. J’allais rendre visite à Sam, dans la salle d’Échec, mais je n’y trouvais que Momo, un pianiste parisien surdoué, au talent merveilleux, qui avait survécu à la bombe atomique. Irradié, il perdit l’usage de sa main gauche et sombra dans la paranoïa. Il parvenait encore à jouer un air d’Erik Satie, certains soirs, sur le piano de l’institut, mais chaque note sonnait comme un clou supplémentaire dans le cercueil de peur qui l’étouffait. Il m’accueillit, comme à son habitude, avec un air de chien battu, avant d’épancher ses craintes sur un débit soutenu :

  — May. Bonjour. Ça fait une pige depuis hier. Il fait froid dehors. Il va mouiller. Tu veux joueur avec moi ? Sam est pas là. Non. Sam est pas là. Il va mouiller dehors. Bonjour, May.

  — Salut Momo. Sam n’est pas là ? Tu sais pourquoi ?

  — La… La bête du Gévaudan l’a mangé. Oui. C’est la bête du Gévaudan. Elle est venue le prendre. Dans la nuit. Il va mouiller dehors. Il fait froid. Tu veux jouer avec moi ?

  — Attends, j’te suis pas bien, Momo. C’est quoi cette bête ? Tu parles de la légende ? Qu’est-ce qui est arrivé à Sam, m’inquiétai-je en lui prenant les poignets pour lire en lui et sonder le passé.

  — La bête du Gévaudan. Il va mouiller dehors. Sam est pas là. Tu veux jouer avec moi ?

  Momo était pétrifié de peur. J’étais capable de percevoir les souvenirs des autres en faisant circuler mon fluide dans leur esprit. Je l’apaisai en l’aidant à s’asseoir devant un échiquier. Je massai ses épaules doucement, tout en fouillant sa mémoire.

Une lumière dans le couloir obscur ; la chambre de Sam ; la silhouette d’un homme ; Momo le voit ; Sam panique ; l’homme le pique avec une seringue ; deux ombres se saisissent de lui ; ils partent dans le jardin.

  — May ! Lâche-le immédiatement ! gueula Dalmont en me frappant.

  Deux infirmiers m’agrippèrent par la taille et me plaquèrent contre un mur, en immobilisant mes bras. Je me laissai faire en me souvenant que Lara m’avait interdit de m’opposer à ces brutes qui détenaient le pouvoir de faire capoter ma requête de remise en liberté.

  — Vous me faites mal, sanglotai-je, actant ma soumission.

  — Tu étrangles Momo, maintenant ? C’est malheureux mais je vais devoir faire un rapport relatant cet évènement déplorable. Tu n’es pas guérie.

  — Quoi ? Mais je n’ai rien fait ! Momo, dis-lui !

  Le pianiste fut pris d’une peur panique ; en se roulant sous la table, il semblait chercher de l’air frais pour respirer.

  — La bête ! May ! May ! May ! Le feu blanc ! Le feu blanc ! Symphonie sidérante en tierce majeur ! Da capo !

  Il ne pourrait pas me disculper, évidemment. Dalmont vint m’attraper le menton en me poignardant des yeux. Il prenait plaisir à me torturer. La menace que représentait le chantage du docteur Oliver lui avait confisqué ce plaisir.

  — Les folles dans ton genre, qui s’inventent un monde débile pour se rendre intéressante, ne changent pas.

  — Où est Sam ?

  — Ah, cette tapette de complotiste ? Je l’ai transféré.

  — Transféré ?

  — Tu m’emmerdes à poser des questions. Mais disons que, là où il est, il ne risque plus de parler à personne.

  — Enfoiré ! Je jure que…

  — Écoute, chienne. Je vais tout faire pour que tu restes ici très, très, très longtemps. Je vais te pourrir la vie ; je vais te faire regretter d’avoir trahi notre petit secret. Le joli cul du docteur Oliver ne sera pas toujours là pour te protéger. Un accident est si vite arrivé.

  Ne pas répondre à ses invectives. Si seulement je contrôlais l’encre de la quiétude de Tuzadsama. Seule ma haine cherchait à exploser hors de moi pour lui couper tout ce qui dépasserait de son corps de monstre, pour lui couper l’envie de menacer Lara. Je serrai les dents sous sa poigne bestiale, en renâclant, faisant une promesse à mon âme de lui arracher la tête un jour.

  « AhheuuAAAahhhhaa !! »

  J’aurais juré que, sans son intervention, Dalmont m’aurait étranglé à mort. Serah, les mains enduites de peinture, se jeta sur le gros directeur moustachu en lui plantant sa truelle dans le dos. Les infirmiers à la solde du tyran la saisirent ; Dalmont se retourna et la cogna méchamment au front. Un coup pour assommer, voire pour tuer. Serah lâcha sa truelle ; Dalmont me fusilla une dernière fois de ses petits yeux de fouine, claqua des doigts et ils emmenèrent la pauvre artiste dans le parc.

* * *

  Ce soir-là, je n’arrivai pas à m’endormir. Je savais que, le lendemain, j’allais revoir celle qui faisait battre mon cœur, mon adorée, ma source de bonheur, Lara Oliver. Je tentai de ne plus penser à Dalmont, mais les mots de Momo trottaient dans ma tête. La bête du Gévaudan, qui dévoraient les voyageurs égarés, vivait sans doute dans cet asile de pèlerins perdus. J’avais soudain très peur pour Lara. Dehors, la lune luisait sous un brouillard épais. Momo avait raison : il faisait froid et un crachin continuel se mit à perler. Je savais que Lara reprenait son service à 6h00 ; il était 5h20. Je pris mon courage à deux mains et décidai d’aller l’attendre dans son bureau. Je savais qu’à cette heure-ci, Greg était de surveillance ; aucun risque pour moi, s’il m’attrapait, je feindrais le somnambulisme en lui faisant un gros câlin.

  Dans le couloir dévoré par les ténèbres, je crus entendre le hurlement d’un loup, dehors. Mon imagination me jouait certainement des tours. En cristallisant quelques gouttes d’encre obsidiennale exfiltrant les pores de mon index, j’invoquai une pâle lueur orangée, semblable aux pierres sombres de la Tenrabee. Cette pensée m’arracha un sourire alors que le fantôme d’Antoine semblait me guider dans les couloirs de l’asile.

  Son bureau n’était pas fermé à clef. Je m’y introduisis et me cachai dans la penderie, accroupie par terre, ma robe de nuit collant à ma peau transpirante. Emmitouflée dans l’une de ses blouses qui sentaient le lilas, je me sentais en sécurité. Moi qui souffrais d’insomnies chroniques depuis mon internement, je m’endormis enfin comme un bébé, imaginant ses lèvres sur les miennes, ses bras protecteurs et son sourire magique, sous le chaud soleil de Brisbane.

* * *

  Caprices du destin. Lara n’était pas venue travailler, ce matin. Je paniquai devant la table d’examen médical, en imaginant le pire. Je me mis alors machinalement à chercher des indices sur son bureau en désordre. Je posai mes mains sur le bois ; je ressentis comme un cri de souffrance. Quelque chose d’anormal était survenu ici. Quelque chose qui avait mis en danger Lara. Soudain, mon regard se figea sur une copie d’un livre que je connaissais par cœur, pour l’avoir écrit, des années auparavant, bien avant mes déboires avec la C.P.L.. Et mon internement.

  « Demain est une promesse. »

  L’un de mes tous premiers romans, publié chez un petit éditeur, qui me rapporta un succès d’estime. Je ne savais pas comment Lara avait bien pu en dénicher une copie mais je l’ouvris tout de même.

  Elle y avait écrit une dédicace audacieuse, dans le but de me l’offrir :

  « Ma très chère Maya. Je t’offre ce titre écrit par un auteur dont je suis la plus grande fan. Un titre prémonitoire car je veux croire en nous, après les tourments que ce monde nous impose. Courage ! Je te promets que demain te rendra le sourire. Je suis tombée amoureuse de ta résilience, qui a sublimé la mienne. Je t’aime plus que tout au monde. Lara. »

  Je fondis en larmes. Je mourais d’envie de la serrer contre mon cœur. Je réalisai combien j’étais amoureuse d’elle. Une porte claqua dans le couloir. Je cachai mon roman sous la blouse de Lara dont je m’étais vêtue, en recoiffant ces stalagmites qui me servaient de chevelure. J’avais un mauvais pressentiment ; il fallait que je parle à Greg.

  Discrètement, je me faufilai dans les couloirs de l’asile gouvernemental de Mende, jusqu’au parc, où je retrouvai Greg en train de fumer dans sa ruelle habituelle, devant les entrepôts du réfectoire.

  — May ! Un petit câlin ? me proposa-t-il, toujours haut perché, malgré le fait que je ne l’avais pas encore touché.

  — Plus tard, d’accord. J’ai besoin de toi ! Est-ce que tu sais pourquoi le docteur Oliver n’est pas encore arrivée ?

  — Heu… Qui ça ?

  — Le docteur Lara Oliver, tu sais, l’australienne.

  — Nan, pas vue… Oh, putain, May, ‘faut que je te dise un truc de fou… On a capitulé ! Ils l’ont dit aux infos, hier.

  — Quoi ? De quoi tu parles ?

  — La guerre est terminée. Et on a perdu ! Toute l’Europe prend les couleurs rouges et jaunes du vainqueur ! C’est pour ça que je me suis mis minable avec une bouteille de Saint-Émilion, avant que la fête soit finie.

  — Qu’importe les couleurs de l’oppresseur, du moment qu’on ait l’ivresse, hein ? Ça changera rien pour les fous de cet asile.

  — Détrompe-toi ! On ferme boutique ! Ordre de Dalmont ! Zou ! Dehors ! Je suis au chômage, May ! D’ailleurs, j’allais partir. On se casse avec des potes vers le Sud. Il paraît qu’il y a encore des bateaux qui naviguent vers les derniers pays libres. Viens avec nous ! Tu nous feras des câlins !

  — Dalmont va vraiment nous libérer ? C’est une blague ?

  Brusquement, une rafale de feu retentit. Greg fit tomber sa clope ; du sang gicla de sa bouche stupéfaite. Il s’effondra sur le bitume. Je me retournai ; derrière moi, le directeur et trois soldats armés de mitraillettes me tinrent en joue. Dalmont me prit la main et la baisa.

  — Margaret, te voilà enfin. Viens, le nouveau commandement désire que les docteurs soient épargnés. Tu as de la chance.

  Je les suivais sans un mot, dans le parc de l’asile piétiné par de nombreux soldats de l’armée de l’Est. Je m’apprêtai à être le témoin d’une tuerie ignoble qui glaça mon encre. Devant les murs de l’institut, alignés comme du bétail, les gentils fous de l’asile étaient sèchement exécutés de balles dans la tête. Ça n’arrêtait pas, à droite, à gauche, dans les chambres, aux étages, dans la salle d’Échec, sur le parvis de l’entrée. Les hypersensibles, les paranoïaques, les anorexiques, les artistes, les traumatisés de la vie, les surdoués, ceux touchés par des troubles neurologiques, les guérisseurs, les autistes, les malades mentaux, les optimistes, les musiciens, les addicts, les voyants, les rêveurs, tous ceux qui, à leurs yeux, étaient improductifs furent exterminés.

  Je me retins de vomir en voyant le crâne de Momo exploser à ma droite, alors que nous rentrions dans le bâtiment principal de l’institut. Dalmont semblait cautionner cet enfer, nous guidant vers son bureau, au troisième étage. Là-bas, mon esprit s’embrumait alors qu’il signait une liasse de papier devant un général étranger au crâne rasé, qui ne parlait pas français.

  Une poignée de main ; le haut gradé retourna dans le parc donner des ordres ; la plupart des soldats charriaient les corps dans des camions, les autres se retirèrent, en se dirigeant vers Mende.

  Un silence de cathédral paraissait marquer à jamais ce moment. Dalmont vint simplement s’asseoir à son bureau, sous mon regard effrayé totalement perdu. Je n’osai plus lui poser des questions. Je m’agenouillais devant lui. Une telle vengeance ne pouvait être que celle d’un démon.

  — Ils ne te feront pas de mal. J’ai falsifié ton identité. Tu fais partie des élus. En restant avec-moi, et en m’obéissant, tu survivras. Les docteurs vont être réquisitionnés pour aider à l’effort de guerre. Il leur reste l’Espagne et le Portugal à assouvir. Puis l’Afrique.

  — Est-ce que le docteur Lara Oliver…

  — Je l’ai avertie de l’invasion imminente du Sud de la France. Son pays lutte encore contre eux. Elle aurait été exécutée. Elle s’est enfuie à temps. Rassure-toi.

  — Je n’en crois pas un seul mot ! lui crachai-je à la gueule, bouleversée.

  — May, May, May… Toi et moi, on est parti du mauvais pied (il s’essuya le visage avec un mouchoir blanc). Déshabille-toi, et je te promets que tu ne souffriras plus jamais. Je te protègerai.

  — Salopard de collabo ! osai-je, en défiant son regard.

  — Déshabille-toi. Accepte la réalité. Tu ne peux plus vivre dans ton monde de fantasmes. C’est la guerre. Obéis-moi et je te pardonne. Je ne te ferai pas souffrir.

  — Non ! Je vais vous tuer !

  — Alors Sam, ton petit protégé, va mourir, lui aussi.

  — Quoi ? Il est en vie ?

  — Je te l’ai dit : obéis-moi, comme une bonne chienne, et tu ne souffriras plus.

  — Vous êtes un monstre !

  — En ces temps troublés, seuls les monstres et ceux qui leurs obéissent survivent.

  Les larmes coulaient abondamment sur mes joues salies. Je commençai à retirer ma blouse et mon pull ; mon livre, dédicacé par Lara, tomba ; je laissai glisser mon pantalon ; je me jurai de devenir plus forte pour massacrer tous les monstres de tous les mondes, connus ou inconnus. En sous-vêtements, vulnérable, mon encre bouillonnait de haine ; la vie de Sam méritait sans doute un ultime sacrifice, d’autant plus que son mensonge grossier au sujet de Lara me laissait un mince espoir de la revoir saine et sauve.

  Dalmont fit un grognement de plaisir en se dirigeant vers moi. Il embrassa mon cou en touchant mes seins ; je me souvenais des atrocités qu’il m’avait fait subir par le passé. C’en était trop !

  « Sam, Lara, pardonnez-moi… Si je le laisse faire encore une fois, c’est mon âme qui mourra. »

  Un hurlement de défense transcendantal. Mon corps réagit tout seul. De mes yeux, une giclée d’encre obsidiennale l’aveugla ; puis je lui collai un tel marron dans le nez qu’il fut projeté contre le mur, la trogne explosée, dans une marre de sang.

  Je défonçai la porte dans un cri de haine.

  Une demi-douzaine de soldats pointèrent leurs armes sur moi. Je sautai dans les escaliers en essuyant une rafale de feu pulvérisant les fenêtres de l’étage. Je courai à toute allure dans le parc de l’asile, les balles me rasant le visage, certaines pénétrant dans ma chair, d’autres rebondissant contre mon encre que je convoquai sous la forme d’un bouclier noir cristallisé. Je décapitai un gradé en bondissant sur un tank, prenant appui sur le canon pour franchir le muret. Dans la campagne lozérienne, je filais dans un champ, puis dans une forêt éparse de cormiers, les envahisseurs à mes trousses. J’entendais bientôt des hélicoptères et des engins motorisés assiéger ma petite forêt. Recroquevillée sous une souche morte, je grelottais de froid malgré l’adrénaline. Une vive douleur couvrait mon ventre de crampe : une balle m’avait perforée. Néanmoins, l’encre obsidiennale se mélangeait à mon sang pour recoudre les chairs meurtries.

  Acculée, je ne savais pas quoi faire ; un nombre incalculable de soldats m’assiégèrent beaucoup trop vite pour que je pense à fuir. Ils étaient des centaines. Mon escapade spectaculaire ne termina comme la bête du Gévaudan, traquée par une battue, encerclée par les hommes, trahie pas son instinct.

  Ma peau frissonnait ; les arbres ne me dissimulaient pas suffisamment ; je me levai ; la canopée s’agitait sous les pales des hélicoptères où deux snipers essayaient me viser. Finalement, je levai les bras au ciel, épuisée, devant les ombres des soldats attendant les ordres.

  Le général chauve ayant pactisé avec Dalmont s’approcha à dix mètres de moi, les mains derrière le dos, le visage austère. Un de ses subordonnés vint lui dire quelque chose à l’oreille ; il acquiesça.

  J’haletai en attendant ma dernière heure sonner. Mais la voix du directeur de l’asile de Mende troubla encore une fois mes pensées :

  — Chienne ! S’ils ne te tuent pas, c’est qu’ils veulent t’étudier ! Je sais que tu es une bête de foire ! Tu as certains dons, hérités de l’époque du Grand Détocentro. Montre-leur ! Allez ! Fais couler ton encre maudite !

  — Je… je ne peux pas le faire sur commande… L’encre réagit à mes émotions. L’amour et la haine. Si j’ai peur, ça ne marche pas.

  — La haine ? Intéressant, gronda Dalmont en divulguant un sourire nauséabond.

  Il dit quelque chose au général des envahisseurs qui appela aussitôt un soldat. Ce dernier s’en alla chercher trois prisonniers. Dans la forêt glaciale, je distinguais avec peine la silhouette de Serah, Sam et Lara ; ils avaient tous les trois été drogués ou assommés puisqu’ils avaient du mal à marcher.

  Sans aucune sommation, sans même tenter de négocier avec moi, Dalmont tira une balle dans la tête de Serah qui roula quelques mètres sur les feuilles mortes.

  — Je t’ai assez énervée, chienne ? Montre ton encre à nos amis, pour qu’ils me croient. Où bien je fais sauter la cervelle du suivant.

  — Non ! D’accord, d’accord ! Je vais le faire !

  Sam ne semblait pas comprendre ce qui se passait, plongé dans un coaltar de tous les diables. Ma belle Lara commençait à peine à refaire surface.

  — Maya ? On est où ? bredouilla-t-elle, avant que le général au visage sec ne la cogne avec son bâton de maréchal.

  — NON !

  L’encre obsidiennale jaillit de mes doigts et de mes yeux ; elle commença à se former autour de ma peau dénudée pour me couvrir d’une robe semblable à celle qu’Atekytsana portait lorsqu’elle conquit la Tenrabee.

  Il y eut une tension vive dans les rangs des soldats. Le général dit un mot dans sa langue natale et l’un de ses sbires abattit Sam, d’un coup de feu dans la nuque. Dalmont rigolai comme un diablotin, en frappant de sa botte crottée, le cadavre du frère de Karen.

  — Tu aurais dû m’obéir, May ! Tu m’appartient, sale…

  Dalmont ne put parler davantage car son cou était broyé par une main d’encre obsidiennale féroce, qui le souleva hors du sol et lui arracha la tête tant la pression était considérable. Une pluie de sang s’abattit sur le bourreau de Sam ; une lame d’encre extrêmement fine découpa ce dernier en deux. Ma haine prit le contrôle total de mon corps. Le général se mit à l’abri dans un tank, les autres soldats commencèrent à tirer ; je fus criblée de milliers de balles et tombai sur le ventre. Lara, se débattant, criant mon nom, inconsolable en réalisant mon sort funeste, courut vers mon cadavre mais fut abattue dans son élan.

  Le feu cessa.

  Agonisante, Lara rampa jusqu’à ma main et l’embrassa. Je me relevai lentement.

  « Je t’aime… », expira-t-elle, dans un dernier souffle.

  Cette vision fit sauter tous les verrous de mon pouvoir ; un vent d’aura prodigieux désintégra ma robe cristallisée et mes sous-vêtements alors que je flottai en l’air en hurlant. Je me réveillai aux pouvoirs de la gardienne des Encre de la vie. Je sentais mon corps fusionner avec l’intégralité de la puissance de l’encre obsidiennale. Je la maîtrisais ; elle était mienne ; je faisais corps avec elle ; plus besoin de stylo, plus besoin de formules littéraires absurdes, plus besoin d’émotions catalysantes parce que j’avais enfin les même facultés qu’Atekytsana en son temps ; je ressentais la vie tout autour de moi, je ressentais la peur et le doute qui emprisonnait les esprits de centaines d’humains fébriles, qui avaient trop joué avec le feu. Car le feu, c’était moi ; j’étais à même de reconquérir l’espace, de déplacer des montagnes, ou des cités d’or. J’entrevoyais le futur, je me souvenais de chaque moment du passé.

  En me stabilisant à une dizaine de mètres de hauteur, les yeux rouges, l’encre virevoltant autour de moi tel un cyclone, je lui commandai de pulvériser les hélicoptères qui s’écrasèrent dans la forêt, la consumant dans un brasier immense ; la plupart des soldats tentaient de fuir ; j’en éventrai les trois quarts dans une vengeance expéditive, soulevant les feuilles de la forêt sous des veines de courants mortels qui cisaillaient les jambes de mes ennemis. Le général tira un coup de canon ; le boulet explosa sur moi ; je tombai de mon piédestal un moment, le bras arraché par l’explosion que je voulus stopper. Décidemment, l’armée des envahisseurs ne me faisait pas de cadeau. De nouvelles recrues me mitraillaient sans relâche pendant que j’essayais de soulever mon corps. Des millions de balles tamisèrent ma peau qui se liquéfia en un amas aqueux rose et noir.

  Malgré les flammes qui s’estompaient, un silence salutaire vint mettre un terme à cette bataille. Le général sortit de sa boite de métal et approcha prudemment de ma carcasse dégoulinante. Je n’étais pas morte. J’étais simplement dans un état de sommeil permettant aux cellules éparpillées de mon corps de femme de se reconstruire. L’encre avait sa propre volonté et ne pas laisser sa gardienne mourir était sa priorité. Mes organes déchiquetés étaient remplacés par des cristaux rosâtres s’agglutinant pour reconstituer ma forme humaine. Peu à peu, mes tissus cellulaires se régénéraient et mon visage balafré revint à la vie ; une inspiration douloureuse, comme une renaissance. En me redressant, j’avais encore du mal à appréhender que je venais de ressusciter. Une angoisse terrible m’étreignit et me rassura en même temps ; je gardais ma personnalité mais je me sentais redevable ; une synergie naturelle s’opéra entre l’encre et moi. J’accédais à l’ensemble de ma mémoire ; je pleurais Lara en même temps que je désirai ardemment revoir Karen et Antoine. Et je me mis à sourire.

  Épuisée mais conquise.

  — Yaojing ! Māra ! se prosterna le général de l’armée des envahisseurs.

  — Si c’est pas du suédois, je comprends rien, l’ami, soupirai-je, en ayant du mal à reprendre des forces. Vous devriez me laisser en paix.

  — Paix, répéta-t-il.

  Il fit signe à tous ses soldats de baisser leurs armes. Il y avait une forme de respect indigent, presque cavalier, dans cette conclusion morbide. Je lui tendis la main avant de tomber de tristesse et de fatigue.

  Finalement, derrière le général au crâne rasé, un colosse fantasmagorique fit poindre le dernier acte de ma vie humaine sur Terre. Ils semblaient se connaître, tous les soldats se prosternant devant lui. Le golem intima l'ordre à toutes les forces armées en présence de partir. Ils obéirent aussitôt.

  Bdalisterius, alerté par mon aura de légende, parvint finalement à me retrouver, sept ans après notre dernière rencontre, dans le Cœur de Paradigma.

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