La dernière histoire

Image de couverture de La dernière histoire

 Une atmosphère sombre régnait dans la pièce dont le mobilier se limitait à une chaise et un secrétaire. Un faible halo de lumière projeté par une lampe de bureau auréolait une vieille machine à écrire.

 La victime, Jorgen Rudile, était l‘auteur d‘une vingtaine de romans policiers, dans lesquels ses enquêteurs fictifs élucidaient des meurtres plus tordus les uns que les autres. Affalé sur sa chaise — les accoudoirs l’empêchaient de basculer sur le côté — le dos à la porte et la tête en arrière, le cadavre fixait le Velux comme s’il cherchait l’inspiration dans les étoiles. Son casque audio, relié à un minuscule lecteur mp3, lui couvrait toujours les oreilles. Il s’agissait d’ailleurs de l’arme du crime : il avait été étranglé avec le câble de ses écouteurs. Quelle ironie ! Lui qui avait à tant de reprises dépeint des meurtres abominables dans ses livres, voici qu’il était lui-même victime d’un assassinat. Ses héros de papier auraient sans aucun doute résolu l’affaire en deux temps trois mouvements. Face à une telle concurrence, le commissaire ne put s’empêcher de douter de ses propres capacités. Serait-il à la hauteur ?

 Les experts de la police scientifique n’avaient trouvé ni empreintes digitales, ni ADN du meurtrier. Rien. Comme s’il n’avait jamais été là. Qu’un tueur porte des gants n’était pas inhabituel, mais en général, il laissait toujours une trace, si infime soit-elle. Un cheveu, une tache de sang ou un peu de salive. De plus, un détail le dérangeait. Cela faisait trois jours qu’il pleuvait dans toute la région. Si l’assassin était venu de l’extérieur, il aurait dû y avoir des empreintes de pas ou des traces de boue. Il n’avait quand même pas retiré ses chaussures à l’extérieur. Peut-être était-il entré par la porte de derrière, mais là non plus, pas la moindre trace.

 À droite sur le bureau, quelques pages dactylographiées. La dernière attendait toujours dans les rouleaux de la vieille Remington que son auteur daigne l'achever. Après avoir enfilé ses gants en latex pour ne contaminer aucune pièce à conviction, le commissaire s’empara du tapuscrit et en commença la lecture.

La nuit venait de tomber. Il attendait sous une pluie torrentielle. L’eau tombait des bords de son chapeau et s’écoulait le long de son manteau en cuir noir. Après plusieurs mois de recherches intenses, il connaissait enfin l’identité de son géniteur. Cet enfoiré qui les avait abandonnés, sa mère et lui, lorsqu‘il était petit. Toute son enfance, il s'était demandé qui pouvait bien être ce père dont il ne gardait aucun souvenir. À l’école, ses condisciples parlaient de leur père comme un employé parle du patron. Pour eux, le père n’était que le symbole d’une autorité à renier, mais que n’aurait-il pas donné pour avoir dans sa vie un homme, un modèle à suivre. Une personne qui aurait pu aider sa mère, au moins financièrement. Aussi loin qu’il se souvienne, elle avait toujours couru après l’argent, sans pour autant être jamais parvenue à en posséder assez pour se sentir en sécurité. Quand elle ne faisait pas le ménage dans un bureau, elle servait de la bière derrière un comptoir. Morte six mois plus tôt d’un arrêt cardiaque, elle n’avait jamais voulu lui livrer la moindre information quant à son géniteur, argumentant sans cesse que pour elle, il n’avait jamais existé. Rien ne justifiait qu'il en connaisse l'identité. Elle avait brûlé toutes les photos et lui avait fait promettre de ne pas chercher à le retrouver.

Bien entendu, cela ne l’avait pas empêché de continuer ses recherches. Que vaut une promesse face à une obsession vitale ? Il avait interrogé tout le monde dans la famille, mais sa mère avait fait passer la consigne : pas un mot sur son passé à quiconque, surtout pas à son fils. Après sa mort, il les avait tous littéralement harcelés, mais personne n’avait répondu à ses questions. Puis, un jour, il avait découvert le graal : un acte notarié officiel, dans lequel son père renonçait officiellement à sa paternité, ainsi qu’aux droits et aux devoirs qui lui incombaient. Le nom ne lui disait rien. Une recherche sur Google ne livra aucun résultat et les administrations s’étaient montrées si peu coopératives qu’il avait fini par engager un détective privé. À l’aide de moyens à la limite de la légalité, celui-ci avait découvert l’adresse de son père biologique.

Grâce au système de navigation, il avait trouvé sans peine son domicile, mais après tant d’années durant lesquelles il n’avait rien désiré plus fort que de rencontrer cet homme, il appréhendait le moment où ils se feraient face. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il lui dire ? Lui-même n’en savait rien. Il avait tant désiré l’amour d’un père mais pour l’instant, il ne ressentait que de la rancune pour l’individu qui habitait cette immense villa. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait. Une immense propriété. Deux voitures garées devant un garage, dont l’une d’elle présentait les courbes caractéristiques de la marque Porsche. Le détective privé lui avait révélé que son père était auteur de romans policiers. Visiblement, il ne manquait ni de succès, ni d’argent. Son sang ne fit qu’un tour. Il vivait dans l’abondance alors que sa mère s’était saignée aux quatre veines pour à peine subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Le décor qu’il avait sous les yeux lui donnait la nausée. Tout cela aurait pu lui appartenir.

Son imagination le projeta dans une réalité alternative dans laquelle il aurait eu un père riche, qui aurait passé son temps à écrire dans son bureau, tandis que sa mère lui aurait préparé ses plats préférés. Elle n’aurait jamais eu besoin de travailler et serait même peut-être encore en vie. Son père lui aurait appris à lire et à écrire des histoires. Ils auraient partagé les mêmes passions. Le dimanche, ils auraient visité un musée ou ils seraient allés au cinéma. Une famille heureuse, comme toutes celles qu’il avait côtoyées jalousement tout au long de son enfance.

Au lieu de cela, cet être égoïste avait préféré son indépendance et refusé de prendre ses responsabilités. Il avait même reconnu officiellement devant notaire ne pas être son père. Un mensonge légal. Une boule se forma dans le creux de son estomac. Il ne ressentait plus que de la haine pour cet homme. Une haine féroce et destructrice.

Seule une fenêtre de cette imposante bâtisse était illuminée. Comme si l’homme vivait seul dans ces centaines de mètres carrés. Cette pensée ne fit qu’accentuer sa colère. Il se faufila jusqu’à la porte d’entrée et constata que celle-ci n’était pas verrouillée. Il entra et se retrouva dans un vaste hall. Un escalier menait à l’étage supérieur. Il entreprit l’ascension des marches aussi silencieusement qu’un chat sur ses pattes de velours : le tapis sur l’escalier absorbait le bruit de ses pas. Une faible lueur sous une vieille porte en bois ainsi que le bruit caractéristique d’une vieille machine à écrire trahissaient la pièce dans laquelle son père se trouvait.

La porte grinça mais le romancier ne s’interrompit pas pour autant. Il était dos à la porte, deux écouteurs sur les oreilles et frappait de ses dix doigts les lourdes touches de l’engin ancestral. Il était tellement concentré sur son travail qu’il ne remarqua que trop tard la présence de son agresseur. Celui-ci s’approcha par derrière, s’empara du lecteur mp3 posé à gauche sur le bureau, lui passa le câble autour du cou et serra de toute ses...

 Le commissaire reposa le manuscrit, choqué par ce qu’il venait de lire. Comment Jorgen Rudile avait-il pu décrire les circonstances de sa propre mort ? L’auteur avait été attaqué au moment exact où il tuait sur papier son homologue fictif. Exactement le genre d’histoire qui alimentait les séries fantastiques à succès, mais le commissaire était d’un naturel sceptique et, pour lui, le scénario le plus logique était toujours le plus probable. Il ne faisait aucun doute que l’assassin avait lui-même écrit cette nouvelle abracadabrante afin de faire croire à une sorte de prémonition.

 Le commissaire concentra son enquête sur le personnage décrit dans l’histoire. Peut-être avait-il écrit cette nouvelle pour se justifier. Jorgen Rudile avait-il réellement eu un enfant qu’il avait abandonné ? Il était marié depuis plus de vingt ans mais sa femme était morte d’une crise cardiaque six mois plus tôt. Son gynécologue avait été catégorique : elle n’avait jamais pu avoir d’enfants. Même après des mois d’enquête dans l’entourage du romancier, le commissaire ne découvrit aucun indice selon lequel il aurait eu une relation extra-conjugale.

 La seule chose qui fit avancer l’enquête fut une analyse du style de l’écrivain. Chaque auteur a une manière d’écrire qui lui est propre, et en comparant la nouvelle trouvée sur le lieu du crime avec plusieurs romans disponibles dans le commerce, il s’avéra que le style correspondait non seulement à celui de Jorgen Rudile, mais également à celui d‘un autre écrivain. Celui-ci vivait dans une grande villa, semblable à celle de la victime. Lorsque le commissaire s’y rendit, il trouva la porte entrouverte. Lentement, il pénétra dans le hall d’entrée. Le plancher du premier étage craquait sous les pas de l‘écrivain. Il était sur le point d‘appeler le maître de maison lorsque son attention fut attirée par un poster sur sa droite. Son sang se glaça. Il s’agissait d’une reproduction de la couverture d’un des polars du propriétaire des lieux. Sous le titre, écrit en lettres capitales, le commissaire reconnut son propre portrait. Sur le dessin, il portait son imperméable et son chapeau, comme toujours. Après mûre réflexion, il ne se souvenait pas avoir jamais porté autre chose.

 Toutes les pièces du puzzle s‘assemblèrent dans son esprit. Lui qui n’avait jamais cru au destin, il voyait désormais son chemin tout tracé devant lui. En cet instant précis, il n’avait plus le moindre doute. Il savait exactement comment cette histoire devait se terminer. Il gravit les escaliers quatre à quatre, dégaina son arme de service, pénétra dans le bureau où son créateur était en train d'imaginer le fil de sa vie. Tous les événements qui avaient forgé sa personnalité se révélèrent être une farce, un tissu de mensonge issu de l'esprit pervers de cet homme à l'imagination débordante. Cela ne pouvait en aucun cas continuer. Il pointa son arme sur l‘écrivain et …

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La dernière histoireChapitre6 messages | 7 ans

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