Malden - 4.1

7 minutes de lecture

Chère mère,

Comme promis, je vous écris dès que le moindre temps libre s’offre à moi. Il faut bien avouer que j’ai atteint le front depuis plusieurs jours, mais les tâches qui nous ont été confiées ont pris toutes mes journées si ce n’est pour dire toutes mes nuits. Ne me laissant pour coucher ces quelques lignes qu’un moment de battement en fin de journée sous la fluctuante lumière de ma lampe. Notre affectation est des plus étrange. Le cadre qui nous entoure est bien triste. C’est un champ de boue à perte de vue. Les rares arbres encore présents ne sont rien de plus que les fantomatiques reflets de ce qu’ils étaient. Décharnés et sinistres. Il y a quelque chose de mauvais en ces lieux. Les soldats qui nous ont précédés ont tous cet étrange regard vide. Cet air résigné face à la fatalité de notre situation. Un état que je ne désire en aucun cas adopter.

Non, je ne peux envoyer cela à mère...

Malden se mit alors à écraser dans sa main la lettre en la jetant par terre. Il grimaça, mais ne perdit pas de temps pour sortir de son sac une nouvelle page afin de reformuler ses pensées sur une feuille vierge de manière moins brute. Il épousseta la surface de cette dernière pour y enlever la poussière et la noircit de sa plume dans l'instant.



Chère mère,

Comme promis, je vous écris dès que le moindre moment de libre s’offre à moi. Il faut bien avouer que j’ai atteint le front depuis plusieurs jours, mais les tâches qui nous ont été confiées ont pris toutes mes journées si ce n’est pour dire toutes mes nuits. Ne me laissant pour coucher ces quelques lignes qu’un instant de battement en fin de journée sous la fluctuante lumière de ma lampe. Notre affectation est des plus atypique. Le cadre qui nous entoure est bien triste. C’est un champ de boue à perte de vue. Les rares arbres encore présents ne sont rien de plus que les fantomatiques reflets de ce qu’ils étaient. Décharnés et mélancoliques.

Grande avait été mon envie de rejoindre la guerre. Un empressement de jeunesse comme vous le disiez si bien. Une phrase dont je ne saisissais pas la portée, la réalité, mais maintenant, je crois comprendre ce que vous vouliez dire par là. Où tout du moins appréhender vos mises en garde.

Vous devez bien sourire avec père.

Cela fait une semaine que ma brigade a rallié sa position. Nous tenons une mince ligne de défense face aux unionistes. Nous sommes si proches que certaines nuits, on peut les entendre parler. Ils sont un danger constant, mais il y a une chose qui nous préoccupe tout autant, voire plus. Le froid. Ce n’est pas une sensation de brise désagréable comme dans la cité nation. Mais plutôt un continuel état glacial ambiant qui vous prend, qui vous étreint pour ne plus nous lâcher. Les hommes qui étaient eux aussi motivés lors de notre départ ont bien changé. Le moindre nuage au loin a tendance à les rendre agressifs, tendus.

De temps à autre, les rebelles nous bombardent. Leurs canons labourent la terre et nos fortifications en une repoussante symphonie de mort. J’ai déploré la perte de l’un de mes soldats il y a deux jours. Le pauvre n’a pas eu le temps de rejoindre nos abris. Il ne restait rien de lui. J’ai longuement imaginé ce moment, sentit une fébrilité rien qu’à l’idée et j’ai toujours eu peur de ne pas savoir réagir face à la disparition d’un de mes camarades.

Ce ne fut pas le cas, enfin pas tout à fait. Pour tout dire, je n’ai juste rien éprouvé. Depuis mon arrivée, je n’ai jamais vu autant de corps. La mort semble être une norme ici. Un fait que j’accepte sans vraiment le vouloir. La guerre a cet étrange effet sur les hommes, cette sensation d'indifférence face à l’horreur qui s’imprime en nous.

D’ailleurs, nous ne sommes pas seuls à faire face aux unionistes. Un régiment de coloniaux a été assigné à la zone. La vie avec eux se passe bien, les hommes savent une vérité indéniable de la guerre. Qu’elle fauche sans distinction de rang. Noble comme roturier, citadins comme coloniaux. Je n’ai jamais vu autant d’égalité entre Impériaux. Seuls quelques officiers semblent avoir gardé leurs mauvaises habitudes en traitant nos compatriotes comme de simples indésirables avec lesquels ils sont obligés de vivre. Vous devez me trouver bien fataliste à vous parler comme ça, à vous porter le moindre de mes maux, mais n’ayez nulle crainte, car je ne désespère pas pour autant.

Cette lettre se voulait rassurante, mais je me rends compte qu’épancher mes pensées sur le papier fait ressortir toute la mélancolie de ce lieu, l’inscrit amèrement dans ce courrier. Pour finir, je ne peux que vous prier d'avoir nulle peur pour moi ou mes camarades, nous veillons les uns sur les autres et avec un peu de chance nous serons rentrées en permission dans moins d’une année.

Votre fils qui vous aime,

Malden



— Qu’est-ce que vous griffonnez comme ça ? fit le médecin de section Milo en entrant dans le trou de souris du lieutenant Devràn.

— Une lettre à la famille.

Malden avait déjà replié cette dernière sur son sommaire bureau de caisses pour saisir la petite tasse d’acier qui lui était tendue.

— C'est bien, ça entretient l’esprit. Et ceci, dit Milo en levant sa propre coupe. Ça entretient votre corps.

Les doigts de Malden, même à travers ses protecteurs gants de cuirs, lui fit sentir la chaleur du breuvage. La réconfortante aura qui en émanait. Alors qu’il amena la coupe encore fumante à ses lèvres, il put humer les attirants effluves qui en sortaient. Quand il se mit à boire quelques gorgées, il se brûla au début la langue avant de renifler ensuite avec joie le revigorant goût parfumé si connu des feuilles de Leydorris*. Sa bouche et ses sens se trouvaient pendant un court instant échappé de la nauséabonde odeur qui régnait dans l’air.

— Particulièrement réussis !

— Merci Lieutenant. À force d’en faire infuser, on finit par prendre le coup de main. Et puis vous aviez le choix entre ça et la substance suspecte que fait bouillir Padduck. Alors bon…

— Autant faire confiance au seul médecin compétent des lieux.

— Ha ! ces bonnes paroles ! s’exclama Milo en trinquant avec son supérieur.

Malden et son invité se trouvaient dans le petit bureau sommaire que s'était aménagé le lieutenant Devràn. Ce trou d’obus avait été renforcé par quelques planches et sacs de terre sur ses parties hautes. L’un des chenillards de la section lui servait de mur. D’anciennes caisses de munitions et de rations composaient ensuite son mobilier de travail. Une grande ombre planait également sur ce lieu. La ruine de ce qui devait être auparavant une tour s’élevait non loin dans les airs en témoignant des violents affrontements qui s'étaient déroulés de par sa forme distordue, qui n’attendait qu’un dernier coup de boutoir pour s’écrouler. Cette construction marquait également la position exacte de la longue ligne de défense occupée par la brigade Kempfer et des quelques régiments de coloniaux qui leur étaient rattachés.

— Quelle nouvelle des hommes ce matin ? se hasarda à demander Malden alors qu’il rangeait ses affaires.

— Ho, rien de particulier. Un soldat s’est ouvert la main avec son propre couteau en tentant d’ouvrir une conserve et un autre commence à avoir une infection à son pied gauche à force de garder ses chaussettes.

— De réjouissantes informations en cette belle fin de journée…

— Je m’excuse, se défendit Milo en replaçant ses lunettes. Mais c'est bien vous qui vouliez savoir. Pour me faire pardonner, laissez-moi vous parler de la raison de ma visite, que diriez-vous de rejoindre les cantines ? Les hommes les ont prises d’assaut avec l’arrivée des rations du soir. On devrait voir comment la section se débrouille et récupérer notre dû.

— Alors ne perdons pas trop de temps ! conclut Malden en bondissant hors de ses quartiers.

Tandis qu’il boutonnait sa veste à la va-vite et qu'il enfilait sa casquette, Malden refusa la boîte de cuivre que lui tendait le médecin. Milo, qui l’avait ouvert, plaça avec justesse une graine d’Hamseck* sous sa lèvre avant de commencer à la chiquer. L’objet et l’addiction qui en découlaient étaient courants dans l’armée ou les usines de la cité nation. Le moindre réconfort était le bienvenu, surtout au front.

Les deux hommes qui quittaient les « quartiers » de Malden s’enfoncèrent dans les impressionnantes défenses qui les entouraient.

Les tranchées étaient profondes. De part et d’autre Malden et Milo, se trouvaient encerclés par de hauts et intimidants murs composés de couches de bois bien divers avoisinant les quatre à cinq mètres de haut. L’aspect labyrinthique de ces profondes allées requérait des panneaux d’indications pour ne pas se perdre et les noms d’importances parsemaient ainsi les embranchements d'anarchiques poteaux de signalisation. Ils débordaient à chaque fois de signes mal accrochés qui tombaient dans l’épaisse mélasse qui recouvrait la voie.

Le sentiment d'enfermement qui avait toujours accompagné Malden durant sa vie, lors de son temps passé à la cité nation semblait continuer à le poursuivre. Il avait troqué un austère et restreint monde d’acier pour les tranchées du front. Une ironie dont il était obligé de savourer l’amer goût ainsi confronté à la désillusion du réel.

De nombreux soldats peuplaient les étriqués boyaux. Tous occupés à leurs différentes tâches dans les parties aménagées de ces défenses. Outre la guerre, c’était l’ennui qui habitait l’esprit de chacun. Un mal sourd et insidieux qui maintenait les soldats dans une infatigable attente. Pour lutter, les hommes meublaient comme ils pouvaient leur temps. Certains jouaient aux cartes, d’autres échangeaient les ragots des brigades ou régiments autour de revigorant breuvage de contrebande et certains rares artistes s’adonnaient quant à eux à toutes sortes de sculptures. Les réceptacles de ces œuvres d'exceptions pouvaient aller du bois amené pour les défenses au laiton récupéré sur les obus des canons environnants.

*

Leydorris : Nom définissant un ensemble de plantes largement utilisées à travers l’Empire pour ses effets stimulants. Sa consommation va des usines de la cité nation aux soldats affrontant les rebelles de l'Union.

Hamseck : Le terme désigne les graines d’un arbre poussant dans l’espace viable. Dans leur état naturel ces dernières sont contenues dans des cosses dures et toxiques pour l’homme. Mais une fois extraites, ces substances peuvent être consommées, et plus précisément choquées en plaçant une ou plusieurs graines contre la gencive. L’utilisation procure un effet apaisant immédiat, cependant une surconsommation entraîne le noircissement des dents ainsi qu’un certain nombre d’autres soucis buccaux.

Annotations

Vous aimez lire Kost . ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0