Malden - 6.1

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Les obus déchiraient le ciel en laissant d’éphémères traînées noires dans leurs sillages. Malden avançait dans les lignes surpeuplées des tranchées. Les soldats se pressaient, s’agitaient en tous sens. Tous guidés par la promesse d'un affrontement imminent et chacun réagissait à sa manière. Certains se tenaient immobiles, d'autres vomissaient jusqu’à leur déjeuner. Ceux dont il fallait se méfier étaient les chiens de chasse dressés sur les échelles en train d’observer les fortifications adverses être pilonnées sans interruption, le sourire aux lèvres.

Les troupes impériales léchaient encore leur plaie héritée des derniers combats que les nouveaux ordres étaient tombés. L'assaut avait été décrété et les unités de la brigade Kempfer allaient charger les tranchées ennemies avec leurs camarades de guerre.

Le lieutenant Devràn avait le regard bien bas. Il avançait machinalement sans prêter attention aux quelques saluts que lui lançaient les soldats. Les images de l’offensive unioniste ne cessaient de tourner dans son esprit. Sa tête était recouverte d’un bandage, et la casquette pesait sur sa récente plaie. Milo avait tenu à soigner personnellement son officier. Malden l’avait retrouvé dans les tentes médicales, les mains prises entre deux sutures ou amputations. Les défunts et blessés graves avaient été nombreux, et ce, en un affrontement.

L'excitation du combat, l’exaltation guerrière du sacrifice pour la patrie qui avaient porté le lieutenant s’étaient toutes deux évanouies face à sa première expérience de la folie humaine. Malden pouvait encore voir les visages de ses soldats morts, les regards du jeune unioniste qui avait tenté de le tuer. Maintenant, Malden n’avait qu'une chose à l’esprit, l'inquiétude. Pour lui, Adrian ainsi que leurs sections.

Alors qu’il sortait sa montre pour vérifier l’heure face à la nouvelle série de salves d’obus qui passait au-dessus de lui, Malden fut interpellé par une voix des plus familières.

— Alors, fit Adrian en se portant à la hauteur de son ami en le regardant de haut en bas. On m'a dit que tu avais été blessé, mais il semble que tu as la peau dure, hein !?

— Si seulement…

— Content de te voir en tout cas.

Le ton adopté implicitement par Adrian trahissait tout le sérieux et la franchise qu’il venait naturellement de prendre.

— Moi aussi.

— Un beau feu d’artifice, je ne m'attendais pas…

— À un gâchis pareil dès le premier jour ?

— C'est l’idée.

L’amer constat avait jeté un froid sur leur échange.

— Beaucoup de perte de ton côté ? s’aventura à demander Malden.

— Une quinzaine de gars, toi ?

— Dans les mêmes eaux…

— On m'a dit que c’était pour tester nos lignes ou nous obliger à maintenir la position.

— Tester !? Sacré massacre pour une simple évaluation.

— Putain d’unioniste, hein ?

— Putain d’unioniste.

Les deux officiers continuaient leur périple dans les défenses impériales, Malden emboîta le pas à Adrian qui manœuvrait dans les chemins de plus en plus étroits malgré le monde qui les occupait.

Les troupes d'assaut s'apprêtaient, certains combattants revêtent de volumineuses armures comparables à des cocons d’acier. Au fur et à mesure de la marche des deux hommes, les moteurs des chenillards non loin se mettaient en branle. Les pots d'échappement crachaient leur épaisse fumée. L’odeur de pétrole recouvrit vite celui de sang et de la mort qui n’avait plus quitté les positions depuis l’attaque unioniste. Les aumôniers des brigades avaient aussi commencé leur office en parcourant les rangs des soldats pour apporter leur bénédiction et entendre les dernières confessions. On déroulait les bannières en une presque cérémonie. L’assaut se précisait.

Plus loin, les deux gradés tombèrent nez à nez avec un officier colonial qu’ils connaissaient bien depuis leur voyage en train.

— Adrian !? s'étonna l'homme des dominions d'Aldius.

Il avait un visage mêlant âge et fatigue.

— Cassien, fit le lieutenant Ryther en lui serrant la main. Me voilà rassuré, j’avais peur que les unionistes nous prennent nos gradés les plus compétents dès le premier accrochage.

— Il en faut plus pour m'abattre, mais je te rappelle que Burrows et ses amis respirent encore le même air que nous.

— Comme quoi il y a peu de justice en ce monde, conclut Malden en saluant à son tour Cassien. Même les plus mauvais survivent.

Les trois officiers zigzaguant dans les voies de défenses. Ils progressaient entre les foules de soldats au pas de course qui se pressaient, les armes à la main, pour rejoindre leur position de combat.

— J’ai parlé avec une estafette du quartier général, dit cette fois Adrian. Ils pensent que les unionistes ont lancé leur grande offensive.

— Non sans blague, s'amusa à répondre Malden

— Enfin, c'est ce qu'il a dit.

— On n'a pas intérêt à glander ici alors.

La conclusion de Cassien n’avait rien d'insensé.

— Il a aussi annoncé que notre colonne de renfort a été sérieusement étrillée par l’aviation adverse.

— Donc aucun soutien, déduisit Cassien.

— Peut-être les hussards, reprit cette fois Malden. On m'a appris qu’ils étaient dans les parages.

— Je doute que ses sangs bleus froissent leurs jolis uniformes pour nous, enfin. Sans vouloir vous manquer de respect, messieurs, se défendit Cassien.

Les trois rigolèrent légèrement.

— Vous avez reçu le billet d’infos ce matin ?

La question interrogea Malden et Adrian qui se dévisagèrent l’un l’autre.

— Celle sur la marine ?

Cassien acquiesça.

— Elle s’est fait dérouiller, le contre-amiral Savarri n’a pas réussi à opérer sa jonction avec la sixième flotte.

— On est donc définitivement seul.

Le regard d’Adrian semblait perdu.

— Tu penses qu’on ne devrait pas être là ? demanda Malden à son ami.

— Tu sais ce que je crois ? Peu importe ce que je crois, à la première balle qui sifflera toute la politique, tout ce lavage de cerveau sur la guerre, les traîtres de l’union. Tout disparaîtra. Il n’y aura que nous et les gars d’en face. Et d’après nos dernières informations, on ne part pas gagnant. Loin de là.

— Pourtant, le commandement nous demande d’attaquer… Quelle affaire, hein !? (il serrait les dents). Bon, messieurs, je vous souhaite le meilleur. Qu’Ashai ait pitié de vous.

Cassien salua les deux officiers en s'effaçant dans la foule de combattants présents. Il allait rejoindre ses hommes pour l'assaut, Malden et Adrian firent de même et continuèrent d’emprunter les boyaux de défense menant aux chenillards des premières lignes.

Le lieutenant Devràn avait le corps lourd, encore groggy et engourdi par la précédente lutte. Mais aussi par le manque de sommeil hérité de sa courte nuit. Son ventre lui faisait mal. Malgré tout ce qu’il avait vu, il ne s’habituait pas à la guerre, aux odeurs infectes, à la mort toujours présente. Au stress qui rongeait la moindre personne. Qu’il soit le plus courageux des soldats ou le plus lâche.

Malden et Adrian qui prenaient un embranchement tombèrent sur un spectacle qui ne laissa pas de marbre les deux jeunes officiers.

Liam Burrows dressé sur son chenillard s’était lancé dans un discours à ses hommes. Comme s'ils avaient besoin de trouver un but au futile assaut qui se préparait.

— Ce que nous nous apprêtons à faire, c'est partir à la guerre. Partir au nom de l’empereur et de la cité nation. Châtier les traîtres qui n’ont que trop longtemps moqué Aldius.

“Pour l’empire et la cité nation”

Reprirent en cœur quelques individus au premier rang.

— Pour cela, j’ai besoin de votre cœur et de vos âmes. Beaucoup d’entre nous périront. Mais nous mourrons avec honneur.

Malden et Adrian se lancèrent un regard en tentant de garder leur sérieux, Liam en faisant toujours trop…

Malden qui arrivait maintenant proche de ses chenillards et des hommes de sa section s'arrêta un instant.

— C’est ici que je te laisse.

— Bonne chance, alors.

— La chance ne nous sauvera pas.

— Je sais… je sais. On doit juste accomplir notre travail.

— On se revoit de l’autre côté, hein !?

Adrian hocha simplement la tête.

— On se revoit de l’autre côté.

Les soldats des brigades coloniales et Kempfer étaient encore abrités derrière leurs fortifications durement éprouvées. Elles se composaient d’une succession de tranchées, bâtiments en bois et ruines effondrées. Les interstices creusés par les unionistes balafraient les défenses qui avaient été comblées à la hâte par des gravats et sacs de sable. Heureusement pour ce terrain, le second acte allait se jouer chez l'adversaire des impériaux. Ce qui ne rassurait pas pour autant Malden.

Dans les quelques décombres surélevées, les tireurs d’élite étaient déjà à leur œuvre. Leurs feux se trouvaient camouflés par le ballet d’obus qui retournaient le territoire au loin.

Malden observait ce spectacle, il gagna ensuite les chenillards de sa section en plein branle-bas de combat. Les soldats bougeaient dans tous les sens autour des bêtes de somme de l’armée. Ils couraient pour apprêter les transports.

Deux d’entre eux qui passaient à côté se pressaient d’amener l'équipement lourd aux véhicules. Le premier portait dans chaque main des boîtes ainsi que des bandes de munitions sur ses épaules en formant une pesante écharpe autour de son cou. Le second, lui, tenait une arme automatique et soufflait comme un bœuf face au poids de la machine.

Leur lieutenant ne perdit pas plus de temps.

Il grimpa vite les échelles de son véhicule et retrouva sa place habituelle sur son chenillard de commandement. Les mitrailleuses étaient apprêtées sur la surface supérieure. Les engins équipés de canons ou de mortiers se remplissaient de munitions et les hommes disparaissaient en nombre à l'intérieur de ces bêtes d’aciers.

Le sol sous les bottes de Malden tremblait, ronronnait sous l’effet des grands moteurs qui attendaient de pouvoir s'élancer sur le champ de bataille. Les fanions qui avaient connu des jours meilleurs, tout comme les équipages, flottaient au-dessus des chenillards.

L’heure fatidique allait sonner.

Le bombardement de l’artillerie se calmait peu à peu.

Un cri, un ordre balaya les troupes qui se massaient sur les premières lignes :

Baïonnettes aux canons !

Malden reprit lui-même la phrase. La consigne fut transmise en un vent de ferveur qui s'ensuivit par de nombreux cliquetis d’armes qu’on attachait.

Le lieutenant Devràn fut alors calme, arrêté. Comme si la réalité s’était figée autour de lui. Le vacarme des explosions avait cessé et un silence pesant étreignait les soldats. Il n’y avait plus un son. Le stress montait. Malden, qui sortit à nouveau sa montre, observa le cadran lui indiquer les sept heures.

Les sifflets résonnèrent avec force dans les positions impériales. Brisant l'accalmie qui avait précédé une soudaine débauche de bruit. Malden souffla dans son propre instrument. Il vit par l’écoutille ouverte des conducteurs et machinistes, toute l’agitation qui les prenait.

Le lieutenant était maintenant noyé par les dizaines de cris de guerre qui retentissaient le long de la ligne ainsi que par les engins qui s'élançaient par centaines. Chaque unité hurlait. Le chenillard de Malden, dans un audible cliquetis de chenilles, démarra sa marche en avant. Il franchit les sacs de sable sans difficulté et plongea sur la zone désertique qui composait le front.

Malden était tassé par la force du moteur poussé à plein régime. Il s’accrochait comme ses hommes à ce navire d’acier voguant sur la mer morte et brune qui s’étendait jusqu’aux tranchées de l’union.

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