Alina - 1.1

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Alina n’aimait guère la pluie.

Non pas qu’elle l’ait toujours vu d’un mauvais œil, mais pour la Baronne, elle annonçait le malheur. La cité nation se retrouvait enveloppée dans l’obscurité qui s’était abattue sur elle en quelques heures et l’averse, elle, tombait sans discontinuité depuis. Enfant Alina chérissait pourtant cela, cette couche d’eau qui semblait laver Aldius. Comme si elle balayait toutes les choses exécrables qui y avaient eu lieu. Tous les secrets inavouables et les actions douteuses que les puissants manigançaient en coulisse.

Alina grimpait les imposants escaliers du manoir des Devràn, elle s’arrêta à l’une des grandes baies vitrées et scruta à nouveau l’extérieur. Sous la lumière des éclairs, elle pouvait se voir dans le reflet du verre. Son profil âgé et pourtant bien épargné par la vie n’avait rien perdu de sa beauté. Ses longs cheveux noirs étaient coiffés en une natte impeccable. Son visage lisse arborait un teint froid coupé par des yeux bruns qui viraient furtivement au violet si on regardait de près. Sa bouche fine était quant à elle surmontée par un nez délicat.

Elle quitta son image et son attention se porta vers le lointain et la nuit opaque. Deux de ses enfants étaient encore dehors par ce temps exécrable. Alek lui avait dit qu’il ne serait sûrement pas là, mais Malden avait quant à lui promis de ramener une bougie de la maison des Ombres. Ils avaient chacun pris des chemins difficiles, mais c’était pour Alek un devoir et pour Malden un choix réfléchi. Étant leur mère, Alina était de tout cœur avec eux, mais sa seule peur était de les voir perdre la vie dans leurs professions plus que dangereuses. Elle chassa tout doute ou pensée trop noire à mesure que son regard était attiré par la grande flaque de la cour en contrebas.

Elle était déjà loin du sol, mais Alina pouvait tout de même apercevoir les gouttes qui faisaient apparaître d’innombrables cercles sur la surface bleutée, chaque éclair illuminait la scène qui prenait place sur la fine couche d’eau. Cela lui remémorait une nuit bien précise, cette soirée si particulière où elle avait été à seulement huit ans spectatrice du meurtre de toute une lignée.

Alina se rappelait leur visage, leur tête à chacun quand ils furent traînés dehors par la garde et la milice des Kardoffs. Toute la famille avait été abattue sommairement comme s’ils n'étaient rien, si leurs titres et positions étaient balayés d’un revers de main. Elle se souvenait des traits de ce garçon, de son ami d’enfance auparavant joyeux, déformé par la peur qui se reflétait sur les flaques de la cour ou ses proches étaient exécutés les uns après les autres. Elle se rappelait le voir être emporté pour disparaître à jamais par les miliciens du loup. Leur existence rayée des écrits et de la mémoire collective. Personne n’osait prononcer leur nom à présent ou simplement murmurer l’histoire d’une famille déchue, histoire qui avait mué en mythe et racontar.

Mais Alina avait été là cette fameuse nuit, son père n’avait pas eu d’autres choix que de piéger ses anciens amis pour sauver sa propre maisonnée. Cette histoire avait fini par entraîner l’homme dans sa tombe. Ivre de remords, il avait mis fin à ses jours suivis par sa femme quelque temps plus tard. Alina toute seule aurait pu mal terminer, mais un mariage avait été planifié il y a des années de ça avec l’individu qui était actuellement son époux. Une chance en soit, mais les souvenirs du passé étaient douloureux et amers. Chaque fois qu’ils revenaient, elle tentait de les chasser, en vain.

Alina fut arrachée à ses songes quand un domestique dévala les escaliers, saluant sa maîtresse au passage.

Alina Devràn lui rendit la faveur et quitta la fenêtre pour continuer son ascension dans l’imposant manoir, cette impressionnante maison qui était maintenant celle de sa famille. Le valet ne fut pas le premier ni le dernier à croiser sa route. Alina avait passé la journée à superviser le repas du soir. L'ultime rassemblement que les Devran allaient pouvoir faire. Tout du moins le dernier auquel Malden allait pouvoir participer alors elle avait fait les préparatifs en conséquence.

Ayant monté le long escalier central du bâtiment, elle s’arrêta à l'un des trois étage les plus hauts du manoir. Celui qui précédait les combles de l’édifice. Elle s'aventura dans un couloir richement décoré et pourtant faiblement éclairé, elle marcha d’un pas sûr. Elle connaissait bien l’endroit, car c’était le niveau dans lequel son mari avait installé son bureau. Son espace personnel indissociable de son titre et des devoirs qui en découlaient. Il avait choisi de faire son propre cabinet au lieu de reprendre celui de son père, comme pour signifier quelque changement par rapport à l'administration des Devràn trop passive avec ses opposants. Au bout du corridor dans lequel avançait Alina se tenait une porte à demi fermée qui laissait passer un filet de lumière.

Par cette lumière, elle était à présent sûre de voir Lèvius, elle était certaine de retrouver son mari. Après les interminables affrontements de l'assemblée, il se réfugiait toujours dans son bureau. C’était dans ses habitudes. Il essayait par cet acte de se couper du monde de la politique, des manigances de la cité nation, mais souvent en vain.

Tandis qu’elle approchait la main de sa poignée, elle s'arrêta net lorsqu’elle entendit des voix, celles de deux personnes converser dans la pièce. Pendant un instant elle resta là à attendre puis perçut des pas s’avancer. Alina se recula, elle vit la porte s’ouvrir complètement et le capitaine de la milice se tenir droit dans l’embrasure. L’homme d’une bonne taille avait fière allure dans son uniforme et sa moustache travaillée embellissait un visage aussi vieillissant que solide.

— Madame, fit Braggs en courbant la tête avant de s'écarter de l’entrée pour laisser le terrain à la femme du Baron. Il l’invita d’un geste.

— Capitaine…

Alina passa dans le bureau et Braggs ferma la porte derrière. La salle dans laquelle elle fit son apparition n’était pas des plus grande. Le manoir foisonnant de vaste pièce, mais la particularité du cabinet de Lèvius était son agencement spécifique qui ménageait chaque centimètre disponible.

Une importante baie vitrée prenait place sur le long du mur gauche. La lumière des éclairs venait ainsi se refléter sur l’armoire qui couvrait l’espace opposé. Le sol était habillé d’un plancher de bois laqué ou au centre se tenait un tapis aux couleurs vertes de la famille. Diverses petites tables et sièges marron étaient répartis dans la salle inspirant un sentiment de confort et un parfum de cuir. Le mobilier le plus atypique était le bureau de Lèvius ainsi que les armes qui étaient accrochées juste derrière. Le plafond était quant à lui occupé par un grand et imposant lustre.

Malgré la commodité de son meuble de travail, le Baron Devràn n’y était pas installé, mais bien avachi dans un des fauteuils au centre des lieux. La jambe droite tendue sur un siège avoisinant et sa canne suspendue au dossier du sien.

Lorsqu’il vit sa femme, il reposa le verre qu’il tenait de sa main.

— Alina, commença-t-il d’une voix plutôt neutre.

— Baron, reprit-elle d’un timbre doux sachant qu’il détestait qu’elle l’appelle de la sorte.

— Déjà à l'alcool, fit-elle d’un signe de tête indiquant le verre sur la petite table à la droite de Lèvius.

— Si tu avais été à l’assemblée aujourd’hui, ce serait ton cas

Alina percevait bien là son air bougon de ses mauvais soirs. Voyant le changement de ton de son mari, Alina s’approcha du siège ou Lèvius avait sa jambe.

Le Baron Devràn retira en réaction cette dernière en se servant de sa main tendis de que sa femme, elle, prenait place.

— Encore cette blessure…

— Chacun porte ses cicatrices comme il le peut, n’est-ce pas…

Alina acquiesça puis aida Lèvius en lui laissa reposer sa jambe sur les siennes.

— Ton genou est toujours aussi douloureux ? demanda Alina en promenant sa main sur le pantalon qui couvrait le membre.

Elle pouvait sentir le traumatisme de Lèvius, la balafre qui zébrait sa peau et qui emprisonnait les ultimes fragments d’aciers restés dans son corps malgré le passage du Baron sur les tables d’opérations.

— Comme un couteau qui me perce, avec ce temps c’est même pire.

Compatissant envers son époux, Alina essayait d’apaiser ses mots de ses mains. Elle avait pris l’habitude au fil des années. Et si son mari par respect ou simple fierté ne lui demandait pas, elle massait sa chair suppliciée de temps à autre.

— Que s’est-il passé aujourd’hui ?

— Vadim a encore réussi à retourner des officiels… Cependant, nous sommes parvenus à suspendre l’assemblée de peu pour éviter la catastrophe.

— Nous avions pourtant préparé ce matin le cours de la réunion, fit-elle en pleine réflexion.

— Répété ou pas, ça n’aurait rien modifié, tout était déjà joué avant même de commencer.

Le visage de Lèvius semblait se décrisper. Alina laissa le Baron retirer sa jambe et se rasseoir plus confortablement. Ainsi libérée de son conjoint , elle scruta la vitre et l’extérieur.

Cette fois c'est Lèvius qui vit le regard d’Alina changer.

— Tu ressasses encore ce mauvais souvenir ?

— Ça m'arrive par ce temps, comme toi avec ta blessure.

— Et toujours rien que je ne puisse faire ?

— Non.

— Alors je ne peux que te soutenir comme tu le fais, conclut Lèvius en saisissant la bouteille de verre qui siégeait non loin de lui pour verser son liquide ambré dans une seconde coupe. Si seulement les femmes étaient acceptées à l'assemblée, je pourrais compter sur ton esprit retors dans cette arène. Tu serais une alliée brillante.

— Ou la meilleure des adversaires, mais je préfère t’aider depuis les coulisses. Et puis, chacun son rôle non ? fit Alina souriante en prenant le verre que Lèvius lui tendait. L’adage ne dit-il pas que derrière chaque homme d'importance se cache une grande dame ?

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