Lèvius - 6.2

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— Alors, tu les as donnés à Paul ?

Alina, assise à côté de sa fille, observait son mari prendre place. Il avait une mine fatiguée.

—Évidemment, il a été ravi. Il ne l’a pas exprimé ainsi, mais sa réaction valait bien quelques mots.

— Bien, bien...

Alina accueillait la bonne nouvelle avant de reprendre.

— Regarde là-bas, Horace semble agité comme une tique.

Lèvius suivit les dires de son épouse et porta son regard vers la partie des gradins en question. Parmi la foule de têtes, il aperçut le Baron Ryther et comme pour personnifier les dires d’Alina, Lèvius vit Horace en prise avec l'un de ses jeunes aides. La discussion houleuse attirait les œillades de nombreux nobles.

— Il semble qu’il a cédé à ses mauvaises habitudes...

Lèvius chuchotait pour ne pas se faire entendre. Les sièges proches étaient certes réservés à ses soutiens, mais Lèvius ne connaissait que trop bien la cité d’aciers. Le moindre moment d’inattention pouvait le menacer, lui ou ses causes. Nulle confiance ne pouvait être donnée trop aisément à Aldius. Après tout, les nobles ne s’alliaient pas sur la base de simples mots, mais bien contre une union des sangs et lignés...

Les paris… Sa femme semble être calme pour l'instant.

Alina avait bien cerné le souci du Baron Ryther.

— Ce n’est qu’une façade. Elle cache son jeu. Des deux, elle est la plus retorse.

— Elle te ferait penser à quelqu'un ?

— Hum, peut-être Alina. En tout cas , j’en connais un qui aurait une soirée de dispute…

— Toi aussi, si notre fils a des problèmes…

— Ses choix, ses conséquences. Je te l'ai déjà dit.

La discussion prenait fin, les idées du Baron sur ce sujet étaient arrêtées et Lèvius restait inflexible. Alina ne poussa pas plus l’échange et se contenta d’épier les bancs de la famille Ryther retrouver un certain calme.

Tandis qu'il observait les ateliers et les appareils qui y prenaient encore place sur la partie opposée de la barge-tribune, Lèvius fixa les installations qui dominaient ces espaces de travail. Il y avait d’abord comme un grand balcon noir de monde. L’attention de cette foule se trouvait toute tournée vers un impressionnant tableau. La vision vieillissante du Baron ne lui permit pas de lire clairement les nombreux chiffres qui couraient sur la surface sombre. Ils ne cessaient d'ailleurs d’être effacés et remplacés par des officiels tous armés de craies blanches et de brosses. Le tableau noir qu’observait Lèvius était celui des maîtres parieurs et autres prêteurs sur gages de la cité nation. Une vaste foule criarde prenait d'assaut l’endroit en agitant des papiers en l’air pour agrémenter leurs dires. Il en fallait du calme au personnel qui notait sans s'arrêter, pour contrôler tous ces citoyens qui n’étaient qu'à deux doigts de les agresser. Tous ces pauvres hères devaient être envoyés par des nobles et nantis comme le Baron Ryther. Et le temps était compté. La course allait bientôt commencer. Ils ne devaient pas décevoir leurs maîtres.

Juste au-dessus, Lèvius vit quelques hommes suspendus à des câbles. Ils se balançaient dans les airs assis dans de petits sièges d’aciers. Ils astiquaient avec soins la grande installation des prêteurs sur gages. Il y avait là un magnifique présentoir richement décoré en cuivre et laiton. Les couleurs jaunes se mélangeaient au rosé en formant des sculptures et arabesques. On observait aussi des emplacements vides être agrémentés de gros cercle émailler d'un blanc net. Leurs surfaces proposaient à chaque fois des chiffres différents en leurs centres. C'était les vingt tours que comprenait la course des spires et toute cette installation dépeignait cela. Ce présentoir, cette relique ouvragée, venait d’être sorti des stocks impériaux pour voir la lumière de l'astre de Céresse le temps d’une journée comme chaque année qui s'était écoulée depuis la fondation de la cité-nation.

Les autres mastodontes des airs qui entouraient la barge-tribune de Lèvius, accueillaient toutes sortes de citoyens. Souvent des délégations chahutant qui avaient au moins l’utilité de créer une ambiance bien festive. Ils agitaient de grandes banderoles ou drapeaux aux couleurs des familles auxquels ils se trouvaient affiliés. Si on faisait assez attention, on pouvait découvrir les échauffourées qui éclataient entre les supporters. Certains noms retentissaient avec force en étant entonnés dans des chants. Le navire le plus calme se était celui de l'Empereur. C’était la barge-tribune la plus haute dans le ciel. La seule qui faisait de l’ombre a la barge comprenant la piste de lancement.

Le Baron Devràn s’amusait également à observer les nombreux étages inférieurs de la construction où il se trouvait. De jeunes garçons, somme toute en plein travail, allaient et venaient en tenant des caisses qui les voûtaient. Ces vendeurs à la sauvette avaient l'auguste chance de siéger en ces lieux au vu de leur travail fastidieux. Les cordes de leurs contenants bien fournies reposaient sur leur dos. Ils criaient toutes sortes de choses pour capter l’attention du public comme si leur difficile tâche ne représentait rien pour leurs corps inexpérimentés.

— “ Saucisse, 3 Mark” pouvait, on entendre ou encore, “ Bière, Vorbrin, 6 marks le verre”.

Les bonnes gens de la tribune s’approvisionnaient en denrée pour le spectacle. Lèvius observa ensuite la piste où il semblait y avoir une délégation de la marine visible avec leur uniforme aux couleurs pures des nuages. Ils avaient une bouteille que les officiers au torse le plus couvert de médailles sabraient. La foule exulta. L’ambiance étouffante qui régnait allait bientôt exploser avec le lancement des aéronefs.

Toutefois, un bon quart d’heure succéda avant que la piste ne soit dégagée de tout spectateur. Les engins des pilotes furent sortis un à un pour former deux longues colonnes. Chaque appareil était majestueux, chacun dans un style et une architecture différents. Certains avaient misé sur de robustes montures pourvues de moteurs puissants, tandis que d’autres avaient fait le choix de petits aéronefs aussi agiles que rapides. Les hordes d’aides et mécaniciens s’étaient également déversées des ateliers. Ils continuaient les derniers réglages sur la piste.

Ce fut ensuite au tour des pilotes d’effectuer leur apparition. Chacun d’eux réveilla une vague d'applaudissements et de cris dans la barge-tribune. Des tambours résonnaient dans les airs. Les autres navires et leurs spectateurs répondaient aussi présents. Quand Paul quitta les ombres de son atelier, les membres de la famille Devràn ajoutèrent leurs acclamations aux bruits qui retentissaient.

Les aviateurs étaient secondés par leurs aides et tous prenaient place dans les cockpits des appareils. Les moteurs furent allumés. Les hélices étaient propulsées par de puissants gestes en réveillant les turbines des aéronefs. Dans d'innombrables crachotements et grondements, les blocs d’aciers prenaient vie au plus grand plaisir de la foule qui criait à nouveau. Les échappements laissaient de vastes nuages noirâtres dans l'air à mesure que leurs hélices adoptaient une vitesse normale pour la course.

Les places avaient été tirées au hasard, Paul se trouvait dans le peloton de tête parmi les cinq premiers appareils. Lèvius observait son engin, il ne désirait qu'être lâché dans le vide. Cette fois, ce fut les cornes encadrant le tableau des tours qui résonnaient. Le bruit assourdissant amena le calme. Un silence étrange et déconcertant naquit, il était seulement entrecoupé par le vrombissement des moteurs.

Le temps était comme suspendu. Lèvius ressentait même un stress, une impatience montée en lui. Des porte-drapeaux défilèrent face aux premiers appareils. Ils se suivirent en une longue file. Chacun soutenait les couleurs des familles en lice et les agitait avec force devant les bêtes d’aciers. Quand le dernier d’entre eux fut passé, les crachotements des créatures aériennes se faisaient de plus en plus bruyants. Ils ne tenaient plus qu'à un fil. Leurs freins devaient être serrés avec fermeté par chacun des pilotes. Les coureurs tentaient de contenir la puissance de leurs engins. Lèvius et le reste des nobles de sa tribune observèrent l'étage surplombant la piste et le tableau des tours. Un homme richement habillé fit face à la vaste assemblée. Il tendait son bras, un pistolet dans la main.

Lorsqu’il tira, tout changea en un battement de cils.

Le coup retentit avec force. Les premiers cris résonnèrent en brisant le silence et les engins s'élancèrent à toute vitesse. Leur puissance fit trembler les piliers d’acier des gradins. Les aéronefs fendaient l’air en plongeant en direction de la ville. Déjà, les combats naissaient parmi la formation d’appareil. Ils virevoltaient les uns contre les autres à une distance dangereusement proche. Lorsque la première spire d'Aldius fut à porter, les coureurs adaptèrent tous leur rythme pour slalomer autour de celui-ci. Les grands fanions rouges attachés aux toits et balisant la piste volèrent en tous sens sur le passage des engins. Chaque pilote connaissait le parcours. Le périlleux spectacle ne faisait que commencer.

Lèvius s’était muni de jumelles. Il n’était pas le seul. Une pléthore de longues-vues et autres outils de visions se braquèrent sur les aéronefs. La position dominante du Baron dans les gradins lui permettait d’observer la majeure partie de la course qui prenait place en contrebas. Les réactions de la foule accompagnaient chaque action en un mélange de stupeur ou plaisir. Entre chaque spire, entre chaque montée ou descente, les engins semblaient être lancés à toute vitesse. Le bruit des moteurs résonnait à travers les cieux. Lorsque ils ralentissaient à l’approche d’une spire, Lèvius étudiait cette dernière et les aéronefs qui s’adaptaient aux virages.

Allez, vas-y

C’était comme si Lèvius se trouvait dans le cockpit. Ses pieds bougeaient d’eux-mêmes comme pour faire manœuvrer l’engin. Il accompagnait l’aéronef de son fils. Une fois l’obstacle dépassé, le Baron se détacha de lui et se porta à la spire suivante.

La longue-vue de Lèvius tremblait. Il tentait de garder une vision des drapeaux sur l'édifice et compta chacun des appareils en observant leurs couleurs. Ce fut le quatrième qui arbora le vert des Devràn. Son fils était remonté d’une place. Il devait rester concentré. Lèvius connaissait la course. Les vingt tours étaient longs. L’effort devait être constant.

Sur le virage suivant, Lèvius accompagna à nouveau son fils

Tourne juste... Un peu plus…

Le Baron serait le poing sur son siège. L’aéronef de Paul se cambra et prit le virage comme il fallait pour ressortir avec le plus de vitesse. L'engin se trouvait comme propulsé par une force invisible en évitant de justesse l'appareil qui l'avait précédé. Le représentant des Devràn défendait l’honneur de sa famille avec talent et justesse.

Quand ce fut sous une arche que les coureurs durent passer, la plupart se mirent à former une colonne mouvante et vivace. Quelques retardataires ou tricheurs volèrent également au-dessus du pont bondé en arrachant les couvre-chefs des spectateurs en éveillant de grands cris d'excitations de leurs part. Les fanions rouges encadrant la structure s'agitaient en tous sens avec les casquettes qui tombaient.

Le premier tour prit une dizaine de minutes. Les appareils qui avaient plongé sur la ville telle des oiseaux de proie avaient entrepris ensuite une course les menant jusqu’aux plus hauts points de la cité nation. Lèvius observait les engins de tête. Ils s'en venaient à nouveau de la barge-tribune pour entamer leur nouveau tour. Les moteurs poussés à plein régime luttaient pour porter les aéronefs dans les airs. Vaincre la gravité et le poids important des montures qui agissaient ainsi contre nature.

À leur approche, Lèvius rengaine sa longue-vue. Il n’était pas novice, il se préparait pour leur arrivée. L’instant le plus impressionnant de la course survenait. Les appareils défilèrent un à un au milieu de la barge-tribune. En un éclair, les aéronefs traversèrent à toute vitesse le navire en passant juste entre les tribunes qui encadraient la ligne de départ. Leur force plaquait les spectateurs sur leur siège. Une bourrasque de vent balayait la barge et ses gradins à chaque engin qui entamait son nouveau tour. Les engins avaient cette chose surnaturelle qui réveillait les instincts de l'homme. Le cœur du Baron battait vite et sa respiration s’accélérait avant de se calmer lorsque le dernier des appareils défila pour plonger à nouveau vers la cité nation.

Les tours se succédaient.

Pas une fois, le stress ne quitta Lèvius qui vivait pleinement la course.

Certains aéronefs décrochaient dans la bourdonnante formation que composaient les montures de la course. Pour éviter le contact et la mort, certains pilotes étaient forcés de lâcher prise et abdiquer leur lutte. L'épreuve se jouait au courage. Il fallait trouver la limite entre la témérité et la folie, rechercher l’action valeureuse qui pouvait faire gagner ne serait-ce qu’une place.

Au plus grand étonnement général, aucun accident ne survint durant les trois premiers tours. Mais tout changea lors du passage des engins à l'une des spires les plus excentrées. L’un des aéronefs frôla trop les tuiles du bâtiment finit par les frotter et les décoller. Il fut comme soulevé dans sa course, l’une de ses ailes se brisa et l’appareil tournoya dans les airs.  Ceux qui suivaient bougèrent rapidement pour éviter la masse de bois et d'acier qui s'écrasa sur la base de l'édifice en explosant. Une vague de stupeur balaya la tribune. Alina saisit la main du Baron pour la serrer. Il grimaça en sentant ses ongles se planter dans sa peau. Le nuage orangé vira en une brume noirâtre jusqu'à ce que l’engin finisse sa chute dans les lointains bâtiments de la ville en une boule de feu tombés des cieux. Les spectateurs qui soutenaient l'homme qui venait de mourir levaient un poing en l’air pour saluer la noble famille qui perdait un fils.

L’accident rappelait à tout le monde la dangerosité de l'épreuve.

Les tours se succédèrent et se ressemblèrent. Les pilotes luttaient bec et ongles. Cédant ou grappillant des places à mesure que la course se poursuivait. La tension était à son comble jusqu'à ce que le bruit d’une explosion survienne à nouveau. Les spectateurs sursautèrent. Aucun aéronef ne semblait être fautif cette fois, au plus grand étonnement de Lèvius. Le Baron s’était levé de son siège pour saisir la barrière qui le séparait maintenant du vide et de la cité nation en dessous. Il observait Aldius en cherchant l’origine de ce bruit strident. Une usine capta l’attention de Lèvius. De la fumée montait dans le ciel d'Aldius.

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