Moi, Ragis, observateur - 1° partie

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Ce sera un jour sans nuages. Je contemple les ruines et les ombres qu’y dessinent les premiers rayons de soleil. Ni mouvements ni bruissements ne rompent la quiétude matinale. Pourtant, ils nous épient, j’en suis certain.

— J’ai réussi à t’obtenir le poste d’observateur.

Le poste convoité. J’en avais fait la demande. En obtenant gain de cause, mon officier de frère vient m’annoncer la nouvelle et me décharge d’un lourd fardeau.

— Ah, merci. C’était moins une, hier.

— J’avais beau te chercher, impossible de te trouver.

— Au début, j’étais loin du front. Subitement, ça s’est mis à tomber très vite devant moi, je me suis retrouvé aux premières loges. Heureusement, ils ont sonné la retraite avant. C’était la mort assurée dans mon secteur, je te le dis.

— Un des observateurs s'est trop approché de la brèche et s'est pris une flèche. L’imprudent, à vouloir comprendre l’action, il l’aura vécu.

Sa semelle racla la surface caillouteuse. Le brief des officiers avait dû être mouvementé.

— Et les autres ?

— Tous destitués. Aucun n’a réussi à percer le mystère. Ils tiendront la première ligne tout à l’heure, une épée à la main. En ce moment, ça ne pardonne pas.

— Autant dire qu’ils sont déjà morts… J’ai intérêt à éclaircir l’affaire avant ce soir…

— Plutôt, oui. Comment un renfort ridicule de cent à deux cents humains est parvenu à renverser la situation ?

— Et encore. La moitié d’entre eux sont des femelles.

Incrédule, il secoue la tête.

— Incompréhensible… lâche-t-il.

Je réfléchis à différentes options. Dans le passé, ce genre de cas est déjà arrivé. Rarissime mais pas unique.

— Le chef qui les a rejoints est peut-être populaire.

— Ils les aurait galvanisés ?

Anticipant ma possible nomination, j’étais arrivé parmi les premiers au bas de la colline. Depuis, plusieurs officiers accompagnés de soldats quittaient le camp et se postaient sur les rochers dans le même but : observer, s’inspirer.

— Que dit-on du côté des officiers ? demandé-je.

— Beaucoup préfèrent croire que ça vient de nous. Fatigue, manque de conviction, lâcheté...

— Nous aurions dû remporter la victoire hier.

— Sûr. Mur écroulé, plus de protection… Ils étaient à notre merci.

Je me tourne à nouveau vers le fort. Ce poste d’observateur est une aubaine. Statut privilégié, passe-droits, aucun contact avec l’ennemi. Revers de la médaille, il me contraint à m’approcher au plus près des emplacements sensibles. Cerner les positions ennemies, comprendre leur stratégie, anticiper leurs mouvements, requiert de l’analyse, de l’audace, mais n’en reste pas moins dangereux.

L’absence d’aboiement me surprend.

— Que s’est-il passé cette nuit ? Un sacré chambard.

— J’en sais quelque chose, bailla-t-il. Parfois, il vaut mieux être sans grade.

J’appris que l’armée galienne, décontenancée et fatiguée, n’avait pas prévu d’actions à mener au cours de la nuit. Pour prévenir toute attaque, des guetteurs avaient été placés tout autour du camp ainsi que parallèlement au fort, à bonne distance toutefois. L’obscurité presque totale avait conduit à fournir des chiens à ces derniers.

Plasco avait maudit l’absence de lune. Il n’apercevait ni le garde placé à sa droite ni celui à sa gauche. Après une longue attente, le berger beige qui le secondait s’était mis à grogner. Subitement, il attaqua droit devant, une réaction que son maître ne parvint pas à prévenir. D’autres chiens ajoutèrent leur voix à la sienne, puis se turent. Devait-il aller le chercher ? Devait-il s’enfuir ? En quelque sorte, il était devenu aveugle.

Il ouvrit grand les oreilles. Que faisaient ses confrères ? De droite comme de gauche, des bruits lui parvenaient, mais trop légers pour qu’il puisse les interpréter. Une pierre roula. Il eut l’impression qu’on s’approchait de lui. Envahi par la peur, il s’affala, ventre contre terre et fit le mort. Des pas. Humain ou Galien ? S’il s’agissait d’un des siens, il serait pris pour un lâche. Il hésitait encore à se relever lorsque le souffle d’un animal lui parvint. Trop tard pour se décider, faire le mort, la seule chose qui compte. Il sentit le museau affleurer sa joue. Il parviendra à simuler jusqu'au bout.

Les deux êtres s’éloignèrent. Il ne s’agissait pas d’un berger beige. Ses camarades avaient été occis. Et les chiens ? Mystère.

Il attendit le silence complet et rampa jusqu’au camp. Le commandement décida d’envoyer une division à l’endroit indiqué. Accueillis par une volée de flèches, ils éteignirent leurs torches. Leurs chiens attaquèrent sans qu’on leur en donne l’ordre mais ne revinrent pas. Malgré l’obscurité, les tirs continuaient et ils essuyèrent plusieurs attaques de chiens de guerre d’une intelligence remarquable. Deux loups avaient hurlé dans la nuit, effrayant les soldats. Tel un radeau sur l’océan, sans s’en rendre compte, la division dérivait petit à petit jusqu’à buter sur la colline. Finalement, les Galiens se contentèrent de protéger les accès du camp. Sans comprendre ce qui leur arrivait, ils avaient perdu plusieurs dizaines d’entre eux.

— D’où ce raffut jusqu’à une heure avancée, conclus-je.

Le souvenir des combats de la veille me revint en mémoire.

— On va plonger la tête la première dans le piège, comme hier. On tombait comme des mouches, présageai-je, pessimiste.

— Nos chefs un plan. À condition que ceux qui ont réussi à tenir la brèche soient à nouveau en première ligne.

— Il y a toutes chances qu’ils le soient.

— On le pense aussi.

— Ils étaient quatre, c’est ça ?

— C’est ce qu’on dit.

— Et l’un d’eux aurait tué le chef Morcan ?

— On le dit aussi.

— Tu y crois ?

— Une excuse de plus pour expliquer la défaite d’hier. En tout cas, ils veulent leur faire la peau. Après, tout rentrera dans l’ordre.

.oOo.

Nous sommes alignés, face au fort, dos à la colline. Plus loin, même si les humains ont fait le ménage aux abords de leurs fortifications, le sol est jonché de cadavres. La végétation, déjà pauvre avant notre arrivée, a totalement disparu.

Mon regard dessine une ligne imaginaire jusqu’aux remparts. J’imagine la scène. Au son du cor, nous rejoignons les ruines. Le combat reprend. Nous éliminons les quatre compères. Les morcans attaquent. C’est la curée. Cris, hurlements, anéantissement. Mon travail se termine sur une note positive, une voie toute tracée vers les villes et château à piller.

Les ruines s’animent d’un souffle défensif. Les humains, en position devant nous, semblent gonflés d’une nouvelle assurance. Hormis cela, tout semble identique à la journée d’hier. Nos ennemis ne disposent d’aucune marge de manœuvre. À part les renforts, de si petits renforts – suffisant toutefois pour nous surprendre et renverser momentanément la situation – ils n’ont rien à espérer. Un cadeau qui ne leur sera offert qu’une fois.

Tiens, tiens ? Comme pour me contredire, un cavalier se dirige vers nous. Lentement. Il ne porte pas de drapeau blanc.

Tous, sans exception, ont les yeux rivés sur lui. Je cherche l’Oupale. Impossible de manquer sa haute silhouette reptilienne. Où se cache-t-il encore ? Bientôt, il rentrera auréolé de gloire. Et nous, les besaces chargées de butin, accompagnés d’esclaves et de richesses qui feront notre gloire.

Leur royaume en décomposition, les humains avouent rapidement l’emplacement de leurs biens les plus précieux. En échange de la vie de leur progéniture, peu de secrets restent voilés. Dans dix ou quinze ans, un nouveau gouverneur investira un autre territoire et l’histoire se répétera.

Le cavalier approche. Nous ne bougerons pas d’un pouce avant de connaître ses intentions. Il s’arrête face à nous, à soixante pas. Protégé d’une armure, les mains vides, que cherche-t-il donc ? Il ne demande rien. Ne dit rien. Une mise en scène qui frôle la provocation.

Fascinés, nous restons muets et immobiles. Les officiers ne réagissent pas. Une situation ubuesque. Cet humain espère-t-il nous vaincre par la seule force du regard ? Qui est-il au demeurant ?

Ah ! du mouvement. Un Morcan sort des rangs, marche vers l’inconnu, son lourd marteau à la main. L’impertinent ne bronche pas. À mi-distance, il daigne descendre de cheval. Se rend-il compte de la puissance de l’adversaire ? Il saisit deux haches fixées dans son dos. Des armes impressionnantes, pas forcément utiles pour couper les fougères. Qu’espère-t-il en faire ? Il est ridiculement chétif comparé au géant.

Enfin, ils se jaugent, à trois pas l’un de l’autre. Le silence est total. Nous retenons notre respiration.

Toujours aucune parole. Pas la moindre formule de politesse. En laissant filer le temps, et en l’observant, notre officier se rend-il compte de l’hommage qu’il lui rend ? J’imagine qu’il honore sa bravoure. Qui d’autre serait assez fou pour provoquer cette montagne ? Bravoure ou folie, mon opinion est faite.

Le colosse frappe ! Décontenancés par cet instantané, nous reprenons nos esprits. Aussi rapides que puissants, les Morcans surprennent par leur vitesse. Étonnamment, l’humain a esquivé en se projetant en arrière. La chance l’aurait-elle guidée ? Le sol ne l’a toujours pas reçu que le géant est déjà sur lui et frappe ! Le fluet perd une de ses haches qui s’envole trois pas plus loin. Il esquive et esquive encore, se contorsionnant au milieu des cailloux. Comment fait-il ? Lui aussi est rapide. Une sorte d’instinct lui permettrait-il d’anticiper ? Sans relâcher la pression, le Morcan donne coup sur coup. Aussi rapide qu’une souris face à un chat, il gère ses mouvements. Il me faut comprendre. Vif comme l’éclair, il frappe à son tour et atteint la jambe de son adversaire ! Espère-t-il entamer une telle armure ? Toutefois, une entaille se devine au point d’impact. Les rivaux se crispent. Le chétif est debout. Ils fondent l’un sur l’autre. C’est une ruse ! L’humain évite la masse et frappe ! Le géant hurle. Il… il a perdu un orteil ! L’homme récupère sa hache. Il attaque ! Esquive ! Attaque ! Frappe ! Le Morcan hurle à nouveau. J’observe mes confrères. Le doute s’insinue dans nos esprits. Certains masquent leur visage de leurs mains. Je jette un œil derrière moi. L’Oupale s’est avancé, il assiste au combat. L’humain perd à nouveau une arme. Cela ne l’émeut guère, il répond immédiatement avec celle qui lui reste. Le Morcan a perdu en vélocité. L’humain s’élance et prend le visage pour cible. D’un geste, le géant le repousse. Du sang coule au travers de l’armure du géant. Mais il frappe ! L’humain, à terre, esquive et répond sans attendre. La cheville de son adversaire est touchée ! Le Morcan vacille ! L’humain saute, atteint son adversaire à l’épaule, lequel tombe à genoux !

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