Parce qu'il faut bien commencer quelque part

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Ceci est l’histoire de Moonshine, mais pas seulement. Et comme il faut bien commencer quelque part, commençons d’abord par parler de Vincent.

Un matin comme un autre, il s’était réveillé dans son appartement. Pourquoi là ? Parce qu’il fallait planter le décor : où, quand et comment il vivait. Voilà pourquoi le récit débutait un matin de septembre, à ce moment de l’année où l’été s’effilochait lentement pour céder sa place à l’automne, et où l’on commençait déjà à sentir l’appel silencieux de l’hiver.

Ce jour-là, une odeur presque agréable de bitume mouillé flottait dans l’air. La pluie avait cessé avec la nuit, lavant symboliquement les péchés de la veille pour permettre aux habitants de recommencer à zéro. C’était le genre de pensées un peu naïves, un peu poétiques, que Vincent se permettait quand il allait bien.

Il restait allongé sous sa couette, retardant encore un peu le moment de quitter son cocon. Il avait toujours été de ceux qu’on bousculait, qu’on malmenait. La vulnérabilité semblait suinter de lui, et cette odeur invisible attirait toutes les brutes à l’horizon. Elles savaient qu’il ne se défendrait pas. Qu’il supplierait peut-être, en larmes, mais ne frapperait jamais en retour.

Mais pour l’instant, il était encore à l’abri. Tout lui paraissait flou : les bruits de la rue, la liste des choses à faire, les visages à croiser. Sa couette lui offrait le même sentiment de protection que lorsqu’il était enfant — ce fantasme où, bien calé sous les draps, tant que rien ne dépassait, aucun monstre ne pourrait l’atteindre. Sauf que dans sa chambre d’enfant, les monstres n’étaient pas des inventions. Ils entraient réellement quand la porte grinçait au milieu de la nuit.

Il sortit enfin la tête de sous la couette. Un courant d’air frais lui glissa dans le cou. À peine une seconde plus tard, Créature était déjà sur lui. Fidèle à sa nature féline, elle le fixait de ses yeux ronds, miaulant avec insistance, comme si le monde allait s’écrouler s’il ne la nourrissait pas sur-le-champ. Lorsqu’il ouvrit les yeux, elle s’était éloignée de son visage… pour mieux lui offrir une vue parfaite sur son anus.

Il la repoussa mollement d’un revers de la main.

— « Après la nuit que t’as dû passer, tu peux bien attendre un instant. J’ai peut-être l’air d’être ta petite femme qui t’attend gentiment dans le lit, mais ça ne fait pas de moi ton esclave. »

Vincent voulait prendre son temps. C’était son jour de repos. Il tira sur le vieux rideau pour contempler le ciel. Il était encore tôt. Les nuages rosés semblaient glisser doucement, illuminés par un soleil timide.

Il tendit la main vers la radio. Chez lui, il fallait de la musique en toutes circonstances. Elle régulait son humeur, l’accompagnait dans le quotidien, le faisait voyager alors qu’il n’allait nulle part. Les premières notes de I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free de Nina Simone résonnèrent dans la pièce. Un présage. La journée allait peut-être être supportable.

Créature, descendue du lit, miaula à nouveau en le fixant.

— « Arrête de hurler comme ça. Moi aussi j’ai bien profité hier soir… alors à moins que tu fasses des vocalises comme Nina, je te prierais de réclamer ta pitance en silence, mademoiselle. »

À peine s’était-il levé qu’elle s’était faufilée entre ses jambes, se frottant langoureusement contre lui.

— « Maintenant que tu sais que ton esclave s’active, tu t’adoucis, hein ? Fais attention à ne pas me faire tomber, sinon tu vas l’attendre longtemps, ta pâtée ! »

En la regardant, une pensée morbide lui traversa l’esprit : si jamais il mourait là, sur le coup, elle le mangerait probablement. Comme ces histoires de vieilles dames seules qu’on retrouvait dévorées à moitié par leurs animaux. Il jeta un coup d’œil vers elle. Elle était assise, droite, près de sa gamelle, digne comme une statue égyptienne. C’était certain : elle le mangerait.

Une fois Créature nourrie, il tenta de se préparer un café. Mais vu l’état de la cuisine, c’était mission impossible. Trop de vaisselle, trop de fatigue. Il valait mieux sortir en acheter un à l’épicerie en bas, et s’offrir quelque chose à manger. Il rangerait plus tard. Plus tard, quand il serait caféiné, le ventre plein et les boyaux vidés.

Mais pas question de sortir en kimono de satin. Il enfila un jean froissé, un pull trop grand, des baskets usées, vissa une casquette. Une gorgée de vodka qui traînait au fond d’une bouteille lui servit de bain de bouche. Puis il sortit.

Sur le palier, des voix éclatèrent : ses voisins. Un couple venu de l’Est. L’homme hurlait dans une langue slave, torse nu, débardeur en main, tatoué comme une encyclopédie carcérale. Une vraie montagne. Sa femme, grande mais longiligne, suivait à distance.

Vincent hésita : signaler sa présence ou tenter de se fondre dans le mur ? Il était doué pour se rendre invisible. Une compétence née dans une enfance faite d’évitements et de silences. Mais, sans trop savoir pourquoi, il lança un timide « Salut ».

L’homme ne le vit pas sur le coup. Trop occupé à vociférer. Il claqua la porte de leur appartement avec fracas. Puis, une seconde plus tard, il se retourna, passa une main dans ses cheveux clairsemés, et remarqua enfin la présence de Vincent.

Il eut un sourire maladroit et lança avec son accent :

— « Les femmes… jamais contentes ! »

Il descendit l’escalier à ses côtés, sortit un paquet de cigarettes de sa poche, et lui en proposa une. Vincent refusa. Pas par politesse. Juste parce que ces cigarettes, importées d’un autre monde, étaient ignobles. Une bouffée, et il perdait un poumon.

Son voisin éclata de rire et lui donna une grande tape dans le dos. Comme toujours. Vincent se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas hurler. Était-ce de la sympathie ou une façon de lui rappeler qu’il était plus fort ? Il n’avait jamais su.

Dehors, ils restèrent un instant côte à côte sur le seuil. Puis son voisin partit dans une direction opposée, et Vincent poussa un soupir de soulagement.

Il regretta de ne pas avoir pris ses lunettes de soleil, mais n’avait pas le courage de remonter. Il rabattit sa casquette et se dirigea vers le Déli de l’angle.

Sur le trottoir, tout était bruit et tension. Livreurs, klaxons, engueulades. Il sentit sa migraine revenir à la charge. Il pensa à l’aspirine, puis à son billet de vingt dollars. Peut-être lui resterait-il assez après le café et un sandwich.

Le Déli n’était pas loin. Il poussa la porte.

Pas de chance : Andrea était là. Chemise entrouverte, chaîne en or, gros piment au cou. Une caricature ambulante.

— « Alors, on a pris cher hier soir, on dirait ? » lança-t-il en ricanant.

— « Plus que ce que tu ne pourrais jamais encaisser, très cher », murmura Vincent sans le regarder.

C’est alors que Mme Moretti fit son apparition depuis l’arrière-boutique, robe fleurie et sourire lumineux.

— « Vincenzo ! Un samedi matin ? On ne te voit jamais avant seize heures. Tu es malade, mon petit ? »

— « C’est la faute de ma chatte, répondit-il en détachant chaque mot. Elle a décidé de m’arracher de mon lit à l’aube. Alors j’ai pensé à votre café, un sandwich et votre gentillesse. »

Elle lui caressa la joue et cria des ordres à Andrea.

— « Laisse-moi choisir pour toi, je sais ce qu’il te faut. Je ne me trompe jamais. »

Il s’installa près de la vitrine. Elle lui apporta un café brûlant. Il ferma les yeux, humant la vapeur, les voix, l’instant suspendu.

Andrea revint, balança un sac devant lui.

— « Tiens, je me suis dit que tu préférais à emporter, vu ta tête. Et puis… faut pas faire fuir les clients avec ta gueule et tes manières. »

Vincent lui grimaça un sourire en ramassant le sac et le café, et il se dirigea vers la caisse.

Mme Moretti arriva à ce moment précis.

— « Tu ne manges pas ici ? Tu es trop maigre. Tu dois le manger en entier, hein ? Pas juste la moitié. Un sandwich, un repas. Sinon on va finir par voir à travers toi. »

— « Ne vous en faites pas. Je vais le dévorer. Rien que l’odeur me fait saliver. »

Il régla, puis s’aperçut qu’il avait reçu trop de monnaie. Il leva les yeux vers elle. Elle lui fit un clin d’œil et lui fit signe de partir.

Il sortit en lui envoyant un baiser du bout des doigts. Ce petit cadeau inattendu lui permettrait peut-être d’acheter un paquet de cigarettes. L’aspirine attendrait. Encore une fois.

Dehors, la lumière le frappa comme une gifle. Il rabattit un peu plus sa casquette, serra son café contre lui, et reprit sa marche

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