Chapitre 1

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On dit qu’il faut descendre la rivière, que c’est la règle, que c’est la vie. Les jeunes hommes s’y lancent, les uns après les autres, sur leurs radeaux. Ils rient, ils crient, ils grandissent. Ils descendent à la ville les fruits du travail de leurs parents, restés dans la montagne.

Moi je n'y arriverai pas. L’eau sous mon radeau me donnera le vertige, mon crâne s’embrasera pour dicter à mon corps de bondir hors de l'eau dans un effort ridicule. Alors je lutterai un temps, je ferai semblant aussi longtemps que possible et puis je m'échouerai sur la rive. Je n'aurai plus qu'à les regarder partir.

Cette année, quand est venu mon tour, j’ai laissé le radeau. J’ai pris mes jambes. Les fromages de mon père sur le dos, les lettres de ma mère contre ma poitrine. Et j’ai pris le sentier à l’envers. Je ne sais même pas pourquoi j'ai fait ça. Pour continuer de faire semblant peut-être ? Ou pour pouvoir grandir moi aussi, à l'abri des regards.

Le soleil n'est pas encore levé, j'ai dit au revoir à mes parents et à mes soeurs hier soir. Tout le monde m'a embrassé pudiquement. Les autres ont fait la fête jusqu'à très tard, j'ai un peu participé mais je n'avais pas trop le coeur à rire. Finalement, je n'ai réussi à dormir. Alors j'ai pris mes affaires, du riz, du pain, de la viande séchée, et bien sûr les douzaines de fromages de notre ferme. Ils sont appréciés, là-bas, en ville, c'est pour ça qu'il faut descendre. Et comme la rivière est l'unique moyen de le faire depuis toujours, j'aurai dû entasser toutes ces affaires sur mon radeau, tout arrimer avec force pour résister aux assauts du courant, et rejoindre le convoi de mes semblables. D'ailleurs ! Que vont-ils penser lorsqu'ils découvriront, à l'heure de partir, mon radeau toujours là, sur la berge ? Je dois le faire disparaître, leur faire croire que je suis déjà parti. Je réflechis et me dis que je suis mort ? Non, je ne peux pas faire ça...

Je balance l'ânée sur mon dos et immédiatement le poids m'écrase. C'est terrible, mais toujours mieux que de me ridiculiser encore. Je marche pieds nus sur le sable où attendent toutes nos embarcations, le ciel s'apprête à rosir. L'eau est fraîche sous mes pas, je tire mon radeau sur la plage. Je le regarde, il ressemble à l'époque où je pouvais encore naviguer, avant que l'angoisse n'apparaisse. Il aurait pu m'emmener là-bas, il aurait dû! Je sens les regrets envahir ma gorge. Je me demande soudain pourquoi personne ne sais ce que j'ai. Pourquoi personne n'a le même problème. Je me serai senti moins seul.

J'entends un bruit, il faut faire vite. Je saisi mon couteau et tranche les liens les uns après les autres. Les rondins se détachent, le radeau se démantèle. Uns à uns, je pousse les lourds troncs vers l'aval, et le courant les emportent. Certains se bloquent dans les rochers, la plupart disparaissent. J'efface avec mon pied mes traces dans le sable, et je pars.

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