1er septembre 1992 - 8h00

9 minutes de lecture

Et comme promis par ma mère, nous avons pris un nouveau départ.

Nous sommes le 1er septembre, le jour de la rentrée. Sous l'insistance de Maman, j'ai changé de collège, en espérant que personne ne me connaîtra là-bas, mais au fond de moi, je sais pourtant que ça ne changera rien. Je rentre en 4ème et je suis toujours l'adulte au corps d'enfant appeurée, paranoïaque, émotive, agressive, sur la défensive... Je n'ai pas changé d'un ïota depuis ce 26 juin.

Mais...

Mais je lui ai promis que je ferais des efforts. Des efforts pour bien me comporter, pour avoir l'air normale, pour sourire, pour dire que je vais bien et pour ne pas effrayer les autres enfants dès le premier jour. Des efforts. Je n'arrive pas bien à comprendre. Comment peut-on ne pas voir ce qui se cache derrière toute cette façade ? Comment peut-on ne pas partir en courant en me voyant ? A l'intérieur, je me sens si dévastée, si torturée, que j'ai l'impression que tout le monde peut le voir. Et cette impression me fait peur. Je ne veux pas qu'ils puissent constater l'ampleur des dégâts, l'ampleur de ma dévastation. Je ne veux pas qu'ils puissent constater que je ne suis plus rien, rien que le néant, un trou noir qui aspire tout, tout ce qui passe à proximité, même la lumière la plus pure et la plus étincelante. Je ne veux pas.

Mais j'ai promis, et je voudrais tenir ma promesse, pour essayer de me racheter auprès d'elle. Pour compenser ce qu'elle, elle a fait avant. Je suis donc assise sur le siège passager de la voiture, mon sac sur les genoux et Maman conduisant en silence à côté de moi. Elle prend une grande inspiration et tourne la tête de quelques millimètres vers moi. Un changement infime, mais ça me suffit. Après des années passées à décrypter à la seconde les moindres émotions de mon père, pour déterminer ce qu'il va faire juste après, je suis habituée à interpréter le plus petit signe. Et ça, chez Sheila Stay, signifie qu'elle va se lancer dans une longue, longue tirade.

- Rappelle-toi, Sahara. Tu ne dois pas mal regarder les gens s'ils posent les yeux sur toi très longtemps. C'est juste ton esprit qui te joue des tours. Au contraire, souris-leur, naturellement, sans faire peur. Tu ne dois pas sursauter ou devenir violente si quelqu'un te touche, s'approche trop près de toi ou autre. Si tu n'arrives plus à te contenir, ferme les yeux, pense à un vaste champ baigné de soleil, et imagine que tu es couchée dans l'herbe, tranquillement, en paix. Laisse la lumière t'envahir, calme-toi, respire à fond avec le ventre...

Elle continue de parler, mais je cesse de l'écouter. Plus que quelques secondes avant que mon collège n'apparaisse au coin de la rue.

10, 9, 8, 7, 6, 5...

Mon rythme cardiaque s'accélère mais je fais tout mon possible pour le ralentir à nouveau.

4...

Pourquoi suis-je si angoissée ? Ce n'est qu'une routine, un jeu d'enfant par rapport à ce qui s'est passé avec lui.

3...

Mais non. Ce n'est pas une routine. C'est ma dernière chance de me faire des amis, de rire, de m'éveiller à la vie... ma dernière chance de devenir normale.

2...

Mais non. Ce n'est pas une routine, parce qu'il va me falloir combattre tous mes instincts les uns après les autres, sourire, faire bonne impression, mentir, ne pas faire peur. Exactement le contraire de ce à quoi je suis habituée.

1...

J'ai peur. Comment puis-je avoir peur de ça ?

Le bâtiment se dresse devant nous, menançant, et Maman ralentit.

Trop.

Trop de monde, trop de couleurs, trop de bruit, trop de frôlements, trop de contacts, trop de paroles qui s'entremêlent... trop.

Je suis submergée.

Nous étions en avance lorsque nous nous sommes garées près de l'entrée du collège. Et puis, à force d'attendre, les familles sont passées devant nous, la rue s'est remplie, la place s'est remplie, et maintenant, je suis enfouie sous un tas, une montagne de sentiments, d'odeurs, de sons, qui ne viennent ni de moi ni de Maman. Pourtant, c'est loin d'être ma première rentrée scolaire. Je savais quel effet ça allait me produire. Mais pour une raison inexplicable, tout est exactement pareil que dans mon souvenir, et en même temps... tellement, tellement différent. Quand un homme de haute taille, costaud, le jean en dessous des hanches, me bouscule légèrement pour passer, je manque de pousser un hurlement d'effroi. Mais je me retiens de justesse en me rendant compte que ce n'est pas lui. Seul un pathétique gémissement s'échappe entre mes lèvres, qui se perd dans la cacophonie ambiante.

Il n'est pas là. Il n'est pas là.

J'applique la technique de Maman avec l'énergie du désespoir, cramponnée à sa veste parce que je n'ose pas prendre sa main. Je ne supporte plus les contacts physiques. Je les fuie comme la peste. Après tout, qui sait qui pourrait m'attaquer, m'agresser, me kidnapper, me violer ? Tout le monde. Laisser quelqu'un me toucher, c'est le laisser m'approcher assez près pour me faire du mal, et je ne veux plus jamais donner un tel pouvoir à quelqu'un. Maman ne me veut aucun mal, alors je supporte ses petits gestes d'amour, mais pas plus. Pas question de toucher sa peau volontairement, mais je ne dois pas la perdre dans la foule, alors sa veste est la seule solution.

Je suis dans une grande prairie. La vent courbe légèrement les graminés autour de moi. Je suis couchée dans une grande prairie. Le soleil rayonne au-dessus de ma tête, sans pour autant m'obliger à plisser mes paupières. La température est idéale. Un oiseau passe dans le ciel en poussant un petit cri.

Mais ça ne marche pas. Je le savais, j'ai tout de même essayé. Ca ne donne rien. Rien ne peut m'apaiser, rien ni personne n'a jamais eu ce pouvoir. Et je le hais encore plus pour avoir ce pouvoir de faire de ma vie un enfer même au-delà de la mort.

Vis, souris et triomphe.

Ca non plus, ça ne marche pas.

Quelque chose me secoue, j'ouvre les yeux. Je n'aurais pas dû les fermer, quelle grossière erreur! Fermer les yeux, c'est me rendre tellement vulnérable!

Ma tête est un enfer, je ne peux plus supporter d'y être enfermée. Je n'y arrive plus. J'ai besoin de m'échapper, et les livres me soulagent de moins en moins, de moins en moins, de moins en moins.

C'est ma mère qui me serre contre elle et me répète que ça va bien se passer. Puis elle se détache de moi, et je me retrouve, seule, au milieu d'une foule oppressante d'élèves qui m'empêche de respirer. Je suis proche de la crise de panique. Je pourrais m'écrouler là, à tout moment, et cette pensée ne fait que renforcer mon désespoir.

*****

- Alors ?

Alors, c'était horrible, la journée la plus insupportable de toute ma vie. J'ai rêvé à chaque seconde de chaque minute de chaque heure de m'enfuir par la fenêtre. Je n'étais absolument pas concentrée sur les paroles des professeurs, puisque j'étais en train d'échaffauder des théories sur la meilleure manière de quitter la pièce sans attirer les soupçons. J'ai fait tout le contraire de ce que tu m'as fait promettre, j'ai jeté des regards vides autour de moi et j'en ai sûrement effrayé plus d'un, mais malheureusement, je ne peux pas en être sûre puisque j'étais dans un autre monde. Alors ? J'ai failli m'évanouir au début tellement j'étais sur les nerfs, ma paranoïa n'a pas descendu d'un cran durant la journée et j'ai évité la crise de panique uniquement parce que les élèves ont rapidement regagné chacun leur classe : il y avait donc moins de monde autour de moi, moins de contacts, etc...

Je me suis aussi fait remarquer dès le premier jour en arrivant en retard à mon premier cours, parce que j'ai mis plusieurs longues minutes à pouvoir sortir mon plan sans le déchirer, puis encore plusieurs longues minutes à trouver ma salle de classe. Lorsque je suis enfin parvenue à la porte, j'ai à peine été capable de bafouiller pourquoi j'étais en retard avant de me précipiter à la seule place libre restante : juste devant le nez du professeur, au premier rang. Son oeil méchant n'a ensuite pas arrêté de me scruter de tout le cours, de même que tous ceux de mes "camarades". Si mon objectif avait été de concentrer toutes les attentions dès le premier jour, en tous cas, c'était réussi. Le problème, c'est que mon but, c'était tout le contraire : rester discrète, ne pas me faire remarquer. Raté.

Mais au lieu de déballer tout ça à ma mère, je me contente de grogner un petit :

- Pas trop mal.

Heureusement, elle comprend que je n'ai pas vraiment envie d'en parler et elle ne pose plus de questions. Nous avons encore beaucoup de mal à nous faire à notre nouvelle vie de famille. Je me couche toujours après le dîner, bien en pyjama, et le Week-end, je descend toujours habillée de pied en cap. Nous prenons toujours nos repas dans un silence religieux, et je ne quitte plus ma chambre après le couvre-feu. En fait, la seule fois où je l'ai fait, c'était cette fameuse nuit, deux jours après sa mort, et depuis... plus jamais. L'idée ne m'a même pas effleurée. C'est bien mieux de me morfondre dans mon désespoir que d'essayer de trouver la sortie. Si j'avais quelqu'un pour qui me battre, sans aucun doute, je le ferais. Mais je suis seule, et c'est bien là le problème. Quand on est dans ma situation, on préfère ne pas faire d'efforts, ne pas souffrir du changement, rester comme avant, et laisser la situation stagner. Je n'ai aucune envie de me battre, parce que je n'ai aucune raison de me battre.

Alors, rien ne change.

Je vois bien pourtant, que Maman fait tout ce qu'elle peut pour me sortir de ma torpeur maladive, et de même de son côté. Elle progresse, elle, d'ailleurs. Elle fait de plus en plus de choses interdites. Mais pas moi. Moi, je me contente de respecter les anciennes règles au pied de la lettre, et c'est tout. Enfin, à quelques exceptions près : j'ai jeté tout ce qui, dans mon armoire, était plus court qu'un pantalon ou un pull. Et, sans rien demander, ma mère me paye à présent un abonnement à la bibliothèque. Je n'ai plus à voler. J'emprunte librement, et je ne cache plus mes livres quand je rentre à la maison. Je crois que, quelque part, elle connaissait depuis longtemps mes activités secrètes. Evidemment, elle ne lui a jamais rien dit. De ça aussi je lui reconnaissante : ces tonnes d'efforts qu'elle fait, et qui compensent ma torpeur.

Je me fait l'effet d'être une boussole qui n'arrive pas à trouver le Nord. Je ne sais pas dans quelle direction je dois pointer, et mon aiguille n'arrête pas de tourner, tournoyer follement dans son cadran, sans jamais parvenir à se décider. J'aime bien cette comparaison avec une boussole. Elle revient de plus en plus souvent dans ma tête.

Elossuob.

Ce mot est donc devenu à son tour, comme lecture, soumission, désespoir, et tant d'autres, l'un des mots importants. L'un de ceux qui comptent. Mais moi, est-ce que je compte pour qui que ce soit, quoi que ce soit ? Est-ce que je compte vraiment pour quelqu'un ? Et ces pensées volatiles qui m'empêchent de jamais réfléchir très longtemps à quelque chose. Je n'en peux plus de me concentrer indéfiniment pour saisir la moindre chose qui m'intéresse. Pour que je puisse penser librement, il faudrait en fait que je me convainc moi-même que rien n'est important. Ainsi, mon cerveau me laisserait tranquille. Parce que mon cerveau ne parasite jamais les pensées inutiles. Mon cerveau ne veut que m'entraver, et les pensées inutiles sont justement... inutiles. Mais malheureusement pour moi, il m'est impossible de ne pas savoir que quelque chose compte. Je suis donc coincée dans ma spirale de folie sans rien pour m'en sortir, sans aucune main tendue pour me hisser vers le haut, le haut, le haut, le sommet, là où je verrai quel monde minuscule est étendu en-dessous de moi.

Tortues à l'infini (Roman) - John Green

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